Le Québec entre l’injustice et le désordre

Jacques Dufresne

Quand on jette un regard d’ensemble sur la carte de la justice au Québec, en ce début de 2018, on y aperçoit plusieurs taches sombres. En voici quelques-unes :

1-Désordre dans les forces de l’ordre. Faudra-t-il demander à l’armée canadienne de surveiller les divers corps policiers du Québec?

2-Doute sur les grandes enquêtes et les commissions d’enquête, doute alimenté par un grenouillage manifeste aux frontières de pouvoirs en principe séparés, le politique et le juridique, par exemple.

3-Substitution des médias aux tribunaux, dans les affaires de mœurs notamment. Lenteur dans le cas des tribunaux, extrême rapidité du processus dans le cas des médias (affaire Jutra, affaire Rozon), parfois au détriment de la présomption d’innocence.

4- Ambiguïté du rôle des avocats dans les poursuites en responsabilité, dans les cas notamment où des gouvernements et des groupes religieux riches sont visés.

5- Abandon de poursuites pour des raisons de procédure.

Il est bien difficile de mesurer la gravité de ces taches, difficile également de les situer aussi bien les unes par rapport aux autres que dans le contexte mondial ou par rapport au passé. Ne serait-ce toutefois que parce qu’elles existent au même moment dans la même société, une réflexion sur l’ensemble s’impose. Tout se passe en effet comme si le système immunitaire de la société était atteint.

En principe, la justice et l’ordre sont du même côté de la médaille, le chacun pour soi et le chaos se trouvant sur le côté opposé. Cela n’a toutefois pas empêché Goethe de faire à l’humanité le cadeau d’une distinction entre Unordnung (désordre) et Ungerechtigheit (injustice), appelée à marquer les esprits pour longtemps. En 1793, la ville de Mayence, qui avait été occupée par les révolutionnaires français, fut libérée par diverses armées allemandes, dont celle du protecteur de Goethe, le duc de Weimar. À un certain moment, la foule a menacé de lyncher un soldat français. Goethe est alors intervenu en faveur du soldat. Il justifia ensuite cet acte en ces termes : « Es liegt nun einmal in meiner Natur : ich will lieber eine Ungerechtigkeit begehen, als Unordnung ertragen1. »

Étonnante justification, que l’on peut expliquer ainsi : c’était justice que d’attaquer le révolutionnaire devenu occupant, mais en le protégeant, Goethe, s’il commettait une injustice, indiquait aussi sa préférence pour l’ordre plutôt que pour une justice appliquée par une foule en colère.
La justice dans un tel contexte est du côté du cœur tandis que l’ordre est du côté de la raison. D’où dans de nombreuses situations, une soif de justice dans les populations accompagnée d’un mépris de l’ordre. Il en est ainsi au Québec depuis 1960, année marquant le début de la révolution tranquille. Depuis ce jour, pour un élu, se réclamer de la loi et de l’ordre ou pire encore de la Law and order, comme le fit Claude Wagner, au cours de la décennie 1960, équivaut à un suicide politique.

Ce sont, nous dit entre autres Aristote, les astres appartenant au monde supra lunaire qui ont enseigné l’ordre aux humains. Ils ont leur cycle, ils sont stables dans leur mobilité. Habitant le monde sublunaire, celui de la vie, mais aussi celui du changement, de la corruption et de la mort, les humains espéraient que l’ordre d’en haut descende vers eux sous forme de lois, sous la forme aussi de cette institution appelée droit, chargée d’administrer les lois.

Il faut se garder de durcir l’idée grecque d’ordre en l’associant trop étroitement à ce qu’on appellera plus tard la mécanique céleste. Aristote devait beaucoup à Pythagore, pour qui le mot cosmos désignait l’ordre, un ordre qui s’apparentait plus à une danse qu’à un engrenage2.

On retrouve cette idée d’une descente du ciel vers la terre au début d’un classique québécois de la philosophie du droit : Le concept de droit selon Aristote et S.Thomas3.

« Le droit améliore le sort des nations. Il les arrache à l'état de peuplades incultes, les exhausse, les fait passer au rang de réalités politiques; il les dote d'un organisme, en enserrant dans un ordre harmonieux et stable le commerce spontané dont est faite leur âme, leur vie, leur conscience; et, au surplus, il les pare de l'éclat pur de la beauté humaine et du charme qui s'en dégage. A l'instant où on le voit poindre dans une horde ou une tribu, c'est le symptôme qu'elle est gagnée par la civilisation, c'est l'indice que ses mœurs et ses coutumes vont se figer et se fixer pour un temps dans une constitution arrêtée; c'est la marque que l'auréole des institutions et de la culture va bientôt resplendir à son front. Ces trois pensées suffisent, à elles seules, à nous révéler l'importance, la gravité, la beauté, la valeur pratique du sujet que ces pages veulent traiter »

Ce livre a paru en 1933. On notera que c’est le mot ordre qui est au centre du premier paragraphe et non le mot justice. Au même moment un homme d’ordre appelé Maurice Duplessis se préparait à devenir Premier ministre du Québec. L’auteur du livre, Louis Lachance, appartenait, à un ordre religieux, les Dominicains, fleuron d’une Église dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle avait le sens de l’ordre, comme l’a prouvé sa bonne entente avec Duplessis.

Puis tout a basculé du côté de la justice, las d’attendre ou de demander des faveurs, les gens ont commencé à exiger le respect de leurs droits : droit à de bonnes conditions travail, droit à la négociation honnête de conventions collectives, droit, pour les femmes, à l’égalité avec les hommes. Dans toutes ces revendications, le souci de l’ordre passera au énième plan; et dans la mesure où l’on s’en souciera ce sera avec la conviction qu’il se confond avec la justice. L’autorité perdra du crédit dans tous les sphères de la société, à commencer par la famille et l’école. On cessera de présenter l’obéissance comme une vertu, elle ne sera maintenue dans toute son importance que dans les entreprises et pour des raisons tenant au besoin d’efficacité plutôt qu’à un idéal moral.

Le balancier est-il allé trop loin en direction de la justice? On a bien posé le problème récemment à l’occasion de l’émission de fin de l’année 2017 à la télévision de Radio-Canada où l’on nous a montré des représentants des divers corps policiers jouant au jeu sans solution de qui surveille qui? Le simple fait qu’une telle question soit soulevée devant des millions de téléspectateurs, et à leur grande satisfaction, indique que le désordre a atteint un degré inquiétant dans notre société. L’incurable anarchie dans les corps policiers est en effet la preuve que l’autorité suprême en démocratie, l’assemblée nationale, n’a plus assez de clairvoyance et de force pour choisir des chefs de police capables de jouer leur rôle. Cette impuissance est elle-même liée à une autre forme de désordre : le non-respect du principe de la séparation des pouvoirs.

Au même moment, un autre principe fondamental, celui de la présomption d’innocence est bafoué ailleurs dans la société. On nous explique que techniquement la présomption d’innocence ne s’applique qu’au droit criminel, ce qui dans l’esprit de plusieurs justifie les lynchages sur la place publique, comme celui dont fut victime le cinéaste Claude Jutra, pourtant décédé. Ces lynchages apparaissent alors comme des phénomènes sociaux spontanés s’inscrivant dans le cadre d’une justice informelle, souvent préférable, il est vrai, à la justice formelle. Ici toutefois, il faut craindre l’excès. Les lynchages échappent aux lois de l’État tout en s’appuyant sur des lois morales confuses. Ce qui soulève le problème du rapport entre la morale et le droit, lequel est un autre lieu de désordres potentiels. En l’absence de toute autorité morale, dans un contexte où l’autorité légale est elle-même affaiblie, une nouvelle morale est créée et appliquée par des groupes de pression.

Toujours au nom de la justice. Pendant que, au nom de la saine gestion des fonds publics et en raison de règles de procédure, on abandonne des poursuites qui semblaient justifiées. Voici ce qu’on pouvait lire dans Le Journal de Montréal du 10 janvier 2017 : « Les délais judiciaires déraisonnable ont permis à neuf accusés de l’UPAC d’être libérés d’accusations sans avoir été jugés. » Dans ce cas, on accroît le désordre en même temps qu’on entrave la justice.  Autre preuve que toute société a intérêt à faire en sorte que l’ordre et la justice se liguent, en se rapprochant, pour faire échec à la barbarie, le grand danger toujours présent.

L’ordinateur

C’est d’un supplément d’ordre dont nous avons d’abord besoin en ce moment. D’où pourra-t-il venir ? D’une vision réenchantée du monde analogue à l’interprétation que donne Gomperz de celle de Pythagore. Le mouvement écologique offre certes des perspectives intéressantes à cet égard. Pour le moment toutefois, ce n’est ni l’antique ciel étoilé, ni le nouvel univers en évolution qui enseigne l’ordre aux humains, mais une de leurs inventions : l’ordinateur.

Lorsque le moment est venu de trouver un mot français pour désigner la machine appelée computer en anglais, un linguiste français, Yves Perret, ayant noté que la machine en question ne se limite pas au calcul des données, qu’elle y met aussi de l’ordre, qu’elle les classifie, suggéra qu’on ressuscite un vieux mot qui désignait Dieu en tant qu’il met de l’ordre dans monde. Ce qui fut fait et bien fait, ce mot ayant le mérite de mettre symboliquement en relief la grande puissance de la nouvelle machine, qui est aussi une nouvelle logique.

Que les jeunes apprennent à programmer cette machine, ou qu’ils se limitent à l’utiliser, ils s’initient à un ordre d’autant plus rigoureux qu’il est plus abstrait, plus formel. Telle séquence de signes correspondant à des opérations donne tel résultat, quelle que soit la qualité humaine ou morale de l’opérateur. Comment, dans un tel contexte, résister à la tentation de réduire l’administration des groupes humains à une forme de programmation; de s’engager ainsi dans l’illusion consistant à présumer que si chacun se conforme au plan, tout sera fait dans l’ordre et la justice, quelle que soit la qualité morale des intervenants. Sachant que cette qualité conserve quelque importance, on cherchera, plutôt que d’en faire le but de l’éducation, à surveiller de plus en plus rigoureusement les faits et gestes des acteurs, ce qui, soit dit en passant, accroît la responsabilité de policiers déjà ivres de leur pouvoir jusqu’au désordre. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »4, cet œil du remord, dérivé de l’ancienne morale, prend désormais la forme d’une multitude de logiciels et de caméras de surveillance.

Nous voici obligés de faire entrer la liberté dans notre réflexion. En se prolongeant par le tentacule de la surveillance, le droit devient totalitaire, il s’immisce dans les replis les plus intimes de la vie privée comme de la vie sociale. Il peut être ainsi à la fois de plus en plus désordonné, de plus en plus injuste et de plus en plus envahissant. Alors qu’à son origine, à Rome et longtemps par la suite, il avait eu un rôle discret, limité: « Mais S. Thomas, en particulier, se garde d'exagérer l'emprise du droit sur les activités de la nation. Il la veut assez profonde pour couper court à tous les désordres, les dissensions, les éparpillements, et assez impérieuse pour empêcher la multitude dont il se saisit de glisser sur la pente et de retomber à son point initial; mais il ne croit pas qu'elle doive encercler rigoureusement toute activité commune. Car alors le droit deviendrait un empiétement sur la liberté, une entrave à l'initiative personnelle. Il serait plus une servitude qu'un affranchissement; il accablerait ceux qu'il était appelé à secourir; il paralyserait leur spontanéité et briserait leur élan. Non, le droit n'est proposé qu'à titre de minimum essentiel, qu'à titre d'élément strictement nécessaire à l'existence politique. »

La justice intérieure, comme modèle et condition de la justice extérieure

Si on aime la liberté, il faut en accepter les risques, découlant de ce qu’il faut encore appeler le mal, il faut aussi s’engager à éduquer les hommes de façon à ce qu’ils en fassent bon usage tout en sachant que la perfection n’est pas de ce monde. Comme nous l’a appris Platon, le grand maître d’Aristote, le bon usage consiste à faire régner la Justice en soi-même d’abord, sous la forme d’une harmonie (ordre!) entre les trois parties de l’âme, la plus haute, l’esprit devant gouverner les deux autres, le cœur et le ventre, dans le respect de leur autonomie.

La justice est, dans la perspective platonicienne, dont s’inspirera prudemment Aristote, l’incarnation d’un attribut de ce Dieu, soleil invisible, qui est aussi appelé le Bien. Plusieurs auteurs, dont Simone Weil, ont vu une préfiguration du Christ dans le Juste tel que Platon le présente dans la République : « homme simple et généreux, qui veut, comme dit Eschyle, non pas paraître, mais être homme de bien »5.

Retenons de ce passage sublime que le premier lieu de la justice c’est l’être humain lui-même et qu’elle règne en lui sous la forme d’une harmonie le rendant apte à penser et à appliquer la justice destinée à la Cité. Plus tard dans la tradition occidentale, la même thèse sera soutenue par les Stoïciens, par Marc-Aurèle notamment, lequel ne cessera de répéter qu’il faut apprendre à se gouverner soi-même pour être en mesure de gouverner la cité. La même préoccupation sera au cœur de l’éducation, avec dans ce cas comme dans tous les autres, des oscillations normales de part et d’autre du point d’harmonie. Chacun sait qu’il existe des conceptions semblables dans toutes les grandes civilisations. Il suffit de contempler telle statue du Bouddha, pour éprouver le besoin de faire régner l’ordre et la justice autour de soi. Victor Hugo atteint l’universel quand il évoque l’ordre et la justice en rapport avec le Temple d’Éphèse lui-même image du Cosmos.

"Moi, le Temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise; ...
Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire,
A la vibration pensive d'une lyre,
Mon péristyle semble un précepte des cieux;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse;
Mon austère équilibre enseigne la justice;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;
Le Beau c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant."

Notes

1 James Simpson, Matthew Arnold and Goethe, MHRS, Vol. 11
2 « Le mouvement circulaire des corps divins dont se compose l'univers, et dont le nombre avait été élevé à la décade sacrée par la fictive Antiterre, était appelé une "danse". Au rythme de cette danse sidérale s'ajoutait la grande vague sonore et sans cesse ondulante qui en résultait, et qui est si connue et si souvent citée sous le nom d'harmonie des sphères. Le centre du choeur céleste, le feu universel, parmi beaucoup d'autres noms — tels que ceux de "Mère des Dieux" et de "Citadelle de Zeus" — en portait deux tout à fait significatifs. Il s'appelait "L'autel" et le "Foyer du Tout". De même que les adorateurs entourent l'autel, les astres circulent autour de la source première et sacrée de toute vie et de tout mouvement. Et de même que le foyer constituait le centre de toute habitation humaine et était l'objet d'un culte; de même que la flamme qui brillait sans interruption sur le foyer du Prytanée constituait le centre révéré de toute communauté grecque, ainsi le foyer universel était le Centre du Tout ou du Kosmos. De ce point rayonnent la lumière et la chaleur; là le Soleil emprunte les feux qu'il renvoie aux deux terres et à la lune; telle, la mère de la fiancée, le jour des noces, allume la flamme qui brillera dans la nouvelle demeure à celle qui brille dans la sienne; telle, la colonie nouvellement fondée emprunte son feu au foyer de la métropole. Tous les éléments de la conception hellénique du monde convergent ici: la joie exaltée de vivre, le sentiment d'amour et de respect qu'inspire un Univers pénétré des énergies divines, le sens élevé de la beauté, de la symétrie et de l'harmonie, et par-dessus tout l'intime plaisir que procure la paix de l'État et de la famille. Aussi l'Univers, entouré par le cercle de feu de l'Olympe comme d'un rempart, a-t-il été pour ceux qui le considéraient ainsi en même temps une demeure aimée, un sanctuaire et une œuvre d'art. On ne s'est jamais, et nulle part depuis, fait du monde une image si élevée et si bienfaisante pour le cœur. » Théodore Gomperz, Les penseurs de la Grèce. Disponible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1172104z
3 Louis Lachance, o.p. Éditions Albert Lévesque, Montréal 1933, p. 7
4 Victor Hugo, « La conscience », poème de La Légende des siècles.
5 En face d'un tel scélérat (l’homme injuste) plaçons en imagination le juste, homme simple et généreux, qui veut, comme dit Eschyle, non pas paraître, mais être homme de bien. Aussi ôtons-lui cette apparence ; car, s'il paraît juste, c il recevra des honneurs et des récompenses à ce titre, et dès lors on ne saura pas si c'est pour la justice ou pour les récompenses et les honneurs qu'il est juste. Dépouillons-le donc de tout, excepté de la justice, et, pour que le contraste soit parfait entre cet homme et l'autre, que sans être coupable de la moindre faute il passe pour le plus scélérat des hommes, afin que sa justice mise à l'épreuve se reconnaisse à la constance qu'il aura devant la mauvaise réputation et les suites d qu'elle comporte ; qu'il reste inébranlable jusqu'à la mort, toujours vertueux et paraissant toujours criminel, afin qu'arrivés tous deux au dernier terme, l'un de la justice, l'autre de l'injustice, on puisse juger lequel des deux est le plus heureux.»
 

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