Le Monde, un journal transhumaniste?
Le flirt d'un journal comme Le Monde avec une doctrine millénariste comme celle du transhumanisme est un événement significatif.
La techno secte transhumaniste américaine avait besoin d’un cheval de Troie pour déverser ses idées sur la France et l’Europe. Elle l’a trouvé : il s’appelle Laurent Alexandre, il est l’auteur de La mort de la mort. Quand, il y a quelques années, j’ai constaté, dans les colonnes du journal Le Monde, que cet urologue s’enthousiasmait pour les délires de Ray Kurzweil au point de les reprendre à son compte, j’ai d’abord pensé qu'il s’agissait d’un canular. Je croyais la vieille Europe grecque immunisée à la fois contre cette hybris et contre le retour du scientisme (la science qui a réponse à tout).
Mais le canular durait, Laurent Alexandre poursuivait sa croisade. De toute évidence, Le Monde avait adopté ses idées. Une recherche sur le thème transhumanisme dans le site du journal acheva de m’en convaincre. Un article intitulé «6 raisons pour lesquelles l’internet des objets vous sauvera un jour la vie» a retenu mon attention. J’ai d’abord présumé qu'il était l'oeuvre de Laurent Alexandre. Erreur. Puisqu’on m’invitait à lire les derniers articles du véritable auteur, FABERNOVEL, j’ai mis quelques secondes à comprendre qu’il s’agissait d’un publireportage et que FABERNOVEL était une entreprise, amie de Google et partenaire du Monde, ayant pour mission de «développer la culture numérique et entrepreneuriale chez les cadres et cadres dirigeants des grandes entreprises.»
La convergence des idées du mouvement transhumaniste, des intérêts de l’industrie médicale et de l’industrie numérique, Google en tête, ne m’avait jamais paru si manifeste. À quoi il faut ajouter les libertariens et tous les libéraux ou néo-libéraux qui, comme eux, érigent le choix individuel en absolu, contre toute limite, y compris le tabou de l’inceste. Souhaitons que cette convergence ne soit qu'un épisode dans l'histoire du Monde et évitons de faire l'hypothèse que le salut financier du journal en dépende.
Le triomphe du millénarisme
Domination totale de l’homme sur la nature au moyen de la technologie, immortalité sur terre! N’assistons-nous pas au triomphe du millénarisme, une doctrine qui a pris forme en Europe il y a mille ans et qui s’est développée, surtout dans le monde anglo-saxon au cours des deniers siècles.
La quadruple alliance (transhumanisme, libertariens, industrie médicale, industrie numérique) n’est pas un événement historique banal. Elle rappelle plutôt la fusion de la chrétienté naissante avec l’empire romain. Il s’agit d’un phénomène religieux où le salut, sous la forme de l’immortalité sur terre, consiste en un retour à l’innocence d’avant le péché d’Adam, cette rédemption étant assurée par la technologie plutôt que par le Christ.
Laurent Alexandre avait, semble-t-il, d’abord été frappé par cette dimension religieuse. «Les transhumanistes, a-t-il dit sur Capital.fr, étaient des rigolos new age que personne ne prenait au sérieux, jusqu'à ce que les industriels récupèrent leurs idées. C'est une forme de religion technologique. Kurzweil a d'ailleurs créé une école prosélyte en Californie, la Singularity University. Elle forme les spécialistes des NBIC et véhicule cette idéologie. Elle est financée par Google. »
Ce lien entre la technologie et la religion n’avait pas échappé au grand historien de la technique que fut Lewis Mumford : « Après 1750, servir la machine était la principale manifestation de foi et de religion, le mobile principal de l'action humaine et la source de la plupart des biens humains. On ne peut expliquer que par la religion le caractère coercitif de la hâte manifestée dans le développement mécanique et qui a négligé les conséquences réelles de ce développement dans les relations humaines».1
Jamais toutefois depuis ce XVIIIe siècle, jamais depuis Condorcet et les savants millénaristes anglais de la même époque, le mouvement n’avait été si ouvertement et si insolemment orienté vers la mort de la mort, ni la technoscience si bien préparée à relever un tel défi.
La vue d’ensemble que nous donne l’historien David Noble dans The religion of Technology est saisissante. Il nous mène de Joachim de Flore au XIIe siècle à Francis Bacon au XVIe à von Neuman au vingtième siècle, en soulignant le fait que l’Amérique est apparue comme la Terre promise.
Les professions de foi millénaristes furent en effet abondantes dans cette Amérique tout au long de son histoire. En 1833, John Adolphus Etzler, ingénieur civil, publia un livre intitulé The Paradise Within the Reach of All Men, Without Labor, by Power of Nature and Machinery. Parmi les lecteurs de ce livre, qui eut un grand retentissement, il y eut Jacob Bigelow, ce professeur de Harvard qui a introduit le mot technology dans la langue anglaise. C'est à la suggestion de Bigelow que les fondateurs de la première grande école d'ingénieurs du Massachusetts décidèrent d'appeler cette école Massachusetts Institute of Technology.2C’était déjà un temple, l’ancêtre de la Singularity University de Ray Kurzweil
Ou bien, ou bien
À la lumière de cette mise en perspective historique, nous ne pouvons que donner raison à Laurent Alexandre quand il écrit, dans Le Monde du 13 octobre 2014 : «L’échiquier politique, se reconfigure sous un axe nouveau. Le clivage droite-gauche semble dépassé au XXIe siècle. Demain l’opposition entre bioconservateurs et transhumanistes pourrait structurer l’espace biopolitique .» Aux yeux de Laurent Alexandre, le bioconservateur par excellence est le paysan français José Bové. «Je crois, a dit Bové, que tout ce qui est manipulation du vivant, qu'il soit végétal, animal ou encore plus humain, doit être combattu. Ce qui vaudra à ce paysan les foudres de l’énarque transhumaniste : «dans le nouvel ordre politique, José Bové, hier d’extrême gauche, se retrouve avec les catholiques intégristes parmi les ultra- bioconservateurs.»3
C’est là une déclaration de guerre de religion en réponse aux Manifs pour tous qui ont marqué la vie politique française depuis l’arrivée des socialistes au pouvoir en 2012. C’est en raison de ce nouveau clivage, que nous avions nous-mêmes aperçu dès 1998, que nous avons créé en 2011 le site Homo Vivens et quelques années plus tard, lancé le projet Radicalités convergentes. Nous ne confondons toutefois pas la science avec le scientisme, ni notre science avec l’ensemble de la science et nous n’estimons pas nécessaire d’adhérer au programme totalitaire transhumaniste pour mettre des exosquelettes à la disposition des paraplégiques. En opposant les transhumanistes aux bioconservateurs et aux catholiques intégristes, Alexandre donne l’impression que ses adversaires ont tourné le dos à la science. Ce sont plutôt deux visions du monde, y compris deux conceptions de la science qui vont s’affronter. José Bové s’appuie sur l’une de ces deux sciences dans son opposition aux OGM , celle de Gilles-Éric Seralini et de Jean-Marie Pelt.
Les écolos espéraient, en majorité, gagner sur les deux tableaux : une liberté individuelle que la nature, dans l’homme et hors de l’homme, ne doit jamais entraver et une volonté de se rapprocher de la même nature en luttant contre les diverses pollutions et le réchauffement climatique. Les déclarations de José Bové les obligent à choisir leur camp, ce que nous devrons tous faire. D’un côté, l’autonomie du vivant et le changement intérieur dans le sillage du Christ et des grands sages, de l’autre l’hétéronomie de la machine et le changement extérieur, assuré par la technologie.
Comme la quadruple alliance (transhumanisme, libertariens, industrie médicale, industrie numérique) est une religion qui s’ignore en tant que religion, elle donnera l’impression que le danger d’oppression se trouve dans l’autre camp, auquel elle associe déjà les islamistes, mais c’est l’inverse qu’il faut craindre. Les empêcheurs de progrès transhumaniste sont déjà anathèmes dans bien des milieux. On les accuse de nuire à la croissance économique de leur pays, comme l’a fait Laurent Alexandre dans son polar Google Démocratie.
Notre conclusion consistera à opposer deux encadrés, le premier tiré du polar d’Alexandre, le second du livre de David F. Noble :
Google démocratie, par Laurent Alexandre et David AngevinVoici un résumé de ce polar paru dans l’Express du 01/04/2011.
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David F. Noble, The Religion of Technology, p.207Il aura fallu mille ans pour que la religion de la technologie suscite un enchantement généralisé non seulement à l’égard des créateurs de la technologie mais également de tous ceux que leurs divines créations auront médusés et métamorphosés. L’attente d’un ultime salut grâce à la technologie, quels qu’en soient dans l’immédiat les coûts sociaux et humains, est devenue une orthodoxie non dite, renforcée par l’enthousiasme provoqué par un marché d’objets nouveaux et sanctionnée par une soif millénariste de perpétuels commencements. Cette foi populaire, à la fois célébrée et intensifiée par les corporations, les gouvernements et les publicités des médias, inspire une déférence idolâtre à l’égard des acteurs de cette technologie et de ses promesses de libération alors qu’elle détourne l’attention de problèmes d’une plus grande urgence. Dès lors se trouve rapidement autorisée une technologie se déployant de façon illimitée, sans examen rigoureux , sans surveillance – et sans raison. Les plaidoyers pour un minimum de rationalité, pour une réflexion sur l’allure rapide et l’utilité du processus, pour une évaluation élémentaire des coûts et des bénéfices - et même pour établir une preuve de sa valeur économique et d’un minimum de gains sociaux - sont rejetés comme irrationnels. Car dans le monde de la foi, toute critique quelle qu’elle soit apparaît comme hors de propos et irrévérencieuse. |
Notes
1- Lewis Mumford, Technique et civilisation, Paris, Éditions du Seuil, 1950, p. 313.
2- David F. Noble, The Religion of Technology, the Divinity of Man and the Spirit of invention, Alfred A Knoff, New York 1997. P.93
3- Le Monde, 13 octobre 2014.