Le langage de Jean-Sébastien Bach

Alain
Il n'est rien de plus agréable que de parler sur la musique, entre amis, quand les cahiers sont encore ouverts, quand le Pleyel résonne encore. Je veux me mettre par souvenir en cette heureuse situation afin de louer Bach comme je pourrai le mieux, Bach qui n'a pas besoin d'être loué ; et Dieu non plus, disent les fidèles, n'a pas besoin d'être loué. Après l'angélique Bach il s'établit un silence de choix comme fait de gradins où les paroles doivent se poser selon une loi meilleure que celle de la vanité, de la fureur ou de l'ennui. Je ne crois pas que même un beau poème soit plus près de nos pensées que ne l'est une des quarante-huit célèbres fugues du Clavecin. Plus près de nos pensées, je veux dire de notre loi toute blanche, telle qu'elle est avant qu'il y soit écrit un mot. Je ne puis oublier cette parole de Goethe, la plus étonnante qui ait été dite sur Bach : « Entretiens de Dieu avec lui-même avant la création. » Grâce à notre grand ami Romain Rolland, on sait maintenant que Goethe s'est nourri aussi de musique, et qu'il redoutait une certaine musique, comme on peut craindre une femme que l'on va aimer ; mais on sait aussi que Bach effaçait toute crainte en Goethe comme en tous. Et certes la fiction du paradis terrestre signifie quelques moments de notre existence où, l'irrévocable commencement de quelque chose étant ajourné, nos purs pouvoirs jouent avec eux-mêmes, selon la grâce de l'enfance : Après tant d'orgueil, après tant d'étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m'abandonne à ce brillant espace... Toutefois le diabolique orgueil se prend ici à lui-même, par le sentiment immobile d'un grand risque : « Si je voulais... » Bach se meut déjà à travers les possibles, et les achève sans les fixer. Cette destinée est unique, et elle est musicienne. Les autres musiques, Je dis les très grandes, ne sont pas purement musiciennes ; on les soupçonne quelquefois de bruit ; il n'y a jamais de bruit dans Bach ; même surmonté. On y trouve, comme on l'a dit, toutes les audaces, mais transparentes; c'est seulement par l'imitation opaque qu'on les découvre.

J'ai plaisir, toujours, à lire dans la courte préface de Czerny à son édition du Clavecin, qu'il avait le souvenir présent et vivant de Beethoven jouant ces fugues, ce qui fait voir que Beethoven les jouait ordinairement, quotidiennement. C'est de là qu'il s'élançait ; c'est là qu'il revenait. Il n'est guère de musicien qui n'en dise autant. Chopin, d'après ce que j'ai lu, ne jouait jamais la musique de Schumann ; et cela est à remarquer, car, tout ce que Chopin écrivait, Schumann le jouait, l'étudiait, le louait, le faisait connaître. Mais la loi de reconnaissance fut ici de nul effet ; et cette opposition, cette étrangeté, cet éloignement, si on y réfléchit, délivre d'une certaine manière d'aimer Chopin, et même de jouer Chopin. Mieux encore, on sait que Chopin joua toute sa vie les préludes et fugues de Bach, et qu'il en fit une édition ; hors cela, à peine un peu de Beethoven. Au reste, ni la musique de Chopin, ni la musique de Beethoven, ne ressemblent à celle de Bach. A grand peine y découvrirait-on des parties du jeu céleste et de ces créations sans matière, par exemple dans la Sonate op. 78 de Beethoven, ou dans L'étude en ut dièse mineur de Chopin ; et encore, dans cette dernière, le quasi cello nous avertit, et ce n'était pas nécessaire, que le son est ici tordu avec l'homme, et tremble de se sauver. Mais quel péril ? La Jeune Parque répond assez ; car c'est une transformée de la musique, comme le poète aimerait à dire, mais non pas de la musique de Bach. « Les anneaux de ton rêve animal », cela ne peut être pensé, à aucun degré, d'aucune oeuvre de Bach ; l'enfer n'y est point du tout. Mais pourtant le sel n'y manque point ; l'intérêt qu'on y prend est immense, et partout égal ; les péripéties embrassent toutes les variétés, tous les drames, le sévère, le tonnant, le désertique, le mélancolique. Jérémie et Anacréon, Athalie et Chloé. Toutefois sans visage ; vous ne trouvez que musique. Là est situé le mystère ; et c'est un mystère tout clair. Je citerai un exemple qui m'étonne à chaque fois, le Prélude et la Fugue en ut dièse mineur, qui se trouvent au commencement du premier cahier (IVe) ; ici la plus naïve grâce, le sentiment le plus uni et le plus ravissant, dans le prélude ; puis, sur le plus nu des thèmes, où sonnent les intervalles les plus sévères, et les plus caractéristiques du ton, s'élève une grandeur sèche et presque terrible ; non pas terrible, car il n'y a rien derrière, nul prestige, nul sortilège, nulle contrainte. L'esprit n'y trouve que lui-même, composé selon lui-même, et justement comme il voudrait être par simple liberté. D'autres oeuvres de Bach me sont plus opaques ; mais je sais que cela vient de ce que je n'y ai pas assez regardé; et telles, en leur complication supérieure, elles ne m'émeuvent pas plus, ni moins. Cet art dit tous ses secrets ; il les dit à chaque fois, il est neuf à chaque fois. Les biographes nous content que lorsque Wagner et Liszt avaient le bonheur d'être ensemble, le fameux virtuose jouait le Clavecin de bout en bout, pendant que Wagner écoutait et lisait le Maître des Maîtres. Quelle conversation !

***


La technique de Bach nous est connue; je dirais même qu'elle nous est sensible. On sait qu'il jouait à vue n'importe quelle musique. Difficulté et vitesse n'étaient rien pour lui. Un jour qu'il fit une faute, il se mit en colère et laissa tout. C'est légende ; mais la légende dit toujours vrai. Je me plais à imaginer, selon un récit bien connu, le grand improvisateur devant trois clavecins neufs et admirables; il y eut aussitôt trois belles fugues pour chacun, la plus belle pour le plus beau. L'improvisation étonnerait moins, si l'on pensait qu'elle est le moyen de tous les arts sans exception. Car à quoi revient-elle ? A ceci que l'on fait sans savoir ce que l'on va faire; et il n'y a point de beau au monde qui ne soit fils d'un tel miracle ; selon mon opinion ce miracle du beau est même le seul miracle et la seule révélation, et qui suffit bien. Un beau vers ne peut que paraître, comme Vénus hors des flots, et étonner celui qui l'a fait. Le peintre ne copie pas sur sa toile une oeuvre déjà achevée dans un rêve immatériel, de telles vues sur l'art sont elles-mêmes des rêves. L'imagination, tant vantée, est riche d'émotions, mais stérile de formes. Il n'y a point de danse avant le mouvement du danseur ; il n'y a pas de portrait avant le pinceau ; il n'y a pas de musique avant le chant ; il n'y a pas de statue avant le marbre et le ciseau ; et même, par analogie, nous devons penser qu'à la grande époque il n'y eut point d'architecture avant la pierre, le mortier et la truelle. Je ne veux pas dire qu'on ne compose pas aussi par l'esprit ; mais on doit savoir que l'exacte réalisation d'un tel plan n'est jamais qu'industrie ; il n'y a de beau qu'autant que l'exécution dépasse le projet. Même dans la prose la plus simple, ce qui est prévisible par l'idée est laid, ou disons sans beauté. Ces principes d'esthétique seront toujours refusés; ils sont insupportables, je l'avoue, car ils condamnent à travailler sans espérer. L'ambitieux voudrait penser son oeuvre avant qu'elle soit faite; et il croit la penser ; il dit même souvent qu'elle était bien plus belle en son esprit que dans le marbre ou sur la toile. Au contraire, celui qui n'a pas fait plus beau qu'il n'espérait ignore ce que c'est que l'art. Et, bref, un plan de poème n'est nullement un poème. Seulement il est vrai qu'il n'y a rien de plus facile que de mettre de la prose en vers. Une ample discussion s'élève ici, et qui trouve au moins sur quoi buter. Mais nous voilà bien loin de Bach ? Non pas.

On fait une fugue comme on fait une table ; et Bach semble se plaire à nous le rappeler. « Vous entendez, semble-t-il dire, que je suis les règles, et que ce n'est pas difficile. » Mais il a été fait des milliers de fugues qui sont selon les règles, et qui n'intéressent pas. Telle est l'industrie. Est-ce donc le thème qui est beau, et qui donne beauté à la fugue ? Je ne le pense pas ; j'ai plutôt le sentiment que Bach partait aussi bien sur un thème qui semblait n'annoncer rien de rare ; disons qu'il réussissait presque toujours, en suivant le métier, qui est de répondre, d'imiter, de varier, de redoubler, de dédoubler, de rassembler, de dénouer. En quoi il y a une part de choix après délibération, et comme un jeu de puzzle. Mais on sait bien aussi que la beauté manquera toujours à une telle production de l'esprit ; non pas la convenance, l'harmonie, la proportion, la symétrie ; le bon artisan trouvera ces choses, et, en les trouvant, il trouvera aussi le beau s'il a du bonheur. Mais comment et où ? On ne peut répondre, puisqu'il n'y a pas de règle du beau ni de modèle du beau. Toutefois, si l'on veut essayer de répondre, ce qui est un jeu attachant, la beauté continue d'une fugue de Bach est un objet de choix. Il ne s'agit pas ici d'émotions d'abord subies en leur tumulte, et puis de passions nouées et enfin dénouées, comme il est sensible presque toujours en Beethoven ; et, par des remarques de ce genre, on ne fait que substituer à la mystérieuse musique un drame individuel plus mystérieux encore. Mais en Bach on voudrait dire qu'il n'y a de drames qu'entre les sons eux-mêmes ; drames dont il est possible de démêler quelque chose.

On peut analyser le beau de deux manières, en partant de la forme, ou au contraire de la matière ; la première marche, par les canons et les règles, manque toujours le beau, en dépit de la confiance que l'on a en la raison, et qui revient toujours. L'autre méthode voudrait considérer, pour l'éloquence et la poésie, l'acoustique, pour la sculpture, le grain du marbre, pour la peinture, l'enduit colorant, et ainsi du reste. Mais, en tous ces genres, la matière ne parle pas assez. Je ne trouve qu'en la musique cette matière seconde que produit le luthier ou le facteur de pianos ; matière qui ruisselle dans les exercices de gammes et d'arpèges, matière déjà formée d'après la voix, mais qui règle la voix, et qui la tempère dans le plein sens du mot, puisqu'elle la retire des passions. On sent cette lutte en Gluck et en tous ; en Bach, non. Le secret de cette forme est en ceci que, sous la grammaire, elle interroge le physique des sons ; par quoi elle est chose émouvante, mais non troublante, à la manière des vents et des eaux, et se trouve plus physiologique qu'aucune autre, au sens où la statue est physiologique.


***


Quelqu'un disait : « Je n'espère pas composer comme Bach, ni même jouer comme Bach ; mais je voudrais entendre comme Bach. » Sur ce propos, je considérai le portrait du Maître, et je vins à comprendre que cet homme est le contraire d'un sourd. Au lieu de prévoir ce qu'il fera, ce qui n'est que grammaire ; il écoute ce qu'il fait. Que le premier son soit produit par un clavecin, ou par un violon, ou par une voix d'enfant, de femme ou d'homme, ce son n'a pas seulement son nom et sa place dans la grammaire des sons ; il remplit le temps d'une certaine manière ; il met en mouvement certains possibles, non tous ; je l'ai observé en des chœurs russes, où l'on entend que, pour un autre soliste, les chœurs reprennent autrement ; c'est que chacun des chanteurs écoute premièrement, et cherche passage comme dans une foule. Je ne dirai rien de plus de la voix, car on conçoit mal une improvisation en chœur ; cela appartient aux anciens temps. Mais pour le violon, j'entends très bien que le premier son, différent selon l'instrument, selon la saison, selon l'homme, selon le doigt, que le premier son annonce quelque chose et l'exige. L'art du développement se montre ici en raccourci ; mais il périt aussitôt devant l'imposante suite qui serre de près l'exécutant; aussi je crois que le grand instrumentiste règle, au contraire, autant qu'il peut le son initial sur ce qui suivra ; cela est pieux et beau ; mais c'est obéir à la musique faite. Au rebours l'inventeur tire beaucoup de ce premier son ; et Bach en tire peut-être tout ; le premier son appelle le suivant, et les deux ensemble tressent déjà une sorte de corbeille. C'est pourquoi, sur le plus simple des thèmes, le miraculeux musicien prend de l'air et s'envole ; pour mieux dire il pressent, dans le son unique, l'oeuvre unique ; il exprime seulement ce qui cherche à être ; il donne corps à des places vides où la résonance chante déjà. Je m'explique ainsi cette merveille des sons ténus qu'il écrit dans ses Fugues ; et c'était pour le clavecin ! L'instrument ne pouvait, mais la musique exigeait ; le vide même chantait dans l'oreille ; ainsi le piano a accompli les fugues ; et en revanche les fugues ont accompli le piano ; car vous pensez bien que, dans cette musique naturelle, les nouvelles résonances entretiennent en son mouvement la corde toujours libre. On ne peut savoir ce que Beethoven ou Chopin cherchaient dans les illustres Fugues ; mais sans doute cette résonance obligée, renforcée, impérissable, comme la basse finale de la grande Fugue en la mineur (la XXe), cette résonance est une des choses qu'ils y cherchaient ; et c'est pourquoi, connaissant ces fugues comme un aveugle connaît son escalier, ils les jouaient encore et encore. C'est ainsi que le clavecin de Bach nous apprend le piano.

Les artistes savent ces choses ; ils ne cessent de ruminer et de développer ces pensées sans paroles. On comprend bien que si j'écris là-dessus, ce n'est pas pour instruire personne ; c'est Bach qui enseigne Bach. Comme exemple de ces promesses de sons, je me donne souvent la XVIIIe Fugue du premier cahier, en la bémol majeur. Le thème est presque sans forme ; on dirait que l'instrumentiste distrait éveille machinalement quelques notes ; et la chose en serait restée là si la parfaite oreille n'avait surpris un monde en formation dans ces limbes ; et maintenant nous sentons bien que l'ample conclusion de cette fugue n'apporte rien qui ne fût déjà dans le thème. Désormais nous le savons; et ce thème tout nu arrive sur nous comme une nécessité de la nature. Cet événement est devenu éternel. Que d'autres événements sonores ont péri ! Cette réflexion n'attriste point. Au contraire, de ces immortels sauvetages nous arrivons à penser que tout serait beau si nous ne manquions pas à la nature. Cette pensée est pleinement religieuse. Chaque fugue représente le salut d'une âme misérable. On voit par où cette musique nous retrouve, et comment le pur drame des sons représente tous nos drames. De la même manière le poète réveille une idée vieille comme le monde par un juste mouvement du rythme et des sonorités qui retrace physiologiquement nos tragiques expériences. Chacun sent bien que la promesse d'une rime, ainsi que l'accomplissement, est une vive image de nos reconnaissances. Il se peut bien que cette part de musique soit dans tous les arts, et que la beauté y sauve toujours un commencement. Dont chacun fera l'essai, autant que ces problèmes l'intéresseront. Comme disait Léonard, la nature esquisse bien des formes dans les feuillages et dans les fentes des vieux murs.

Ce qui est propre à la musique, et que je veux remarquer pour finir, c'est que le son n'attend point, c'est que la promesse périt aussitôt. Ce grand péril des sons est ce qui donne du prix au temps. Le poète peut attendre, tout reste suspendu ; et cette place réservée à ce qui viendra reste la même par la puissante armature de ce qui est déjà fait. Au contraire, il me semble que la musique vieillit si elle ne s'achève. C'est ce que signifient les silences mesurés, et même les silences non mesurés, car ils sont aussi strictement mesurés que les autres, seulement il faut du génie pour les sentir ou bien une parfaite oreille, ce qui est presque la même chose. Car, dans le silence non mesuré, il se passe, à Ce que je crois, la même chose que lorsque l'on écoute les harmoniques d'un ut, par exemple ; le si bémol ne paraît qu'à la fin, après un démêlement et assoupissement des autres échos. Il y a donc un mûrissement de la musique pendant les silences, mais un point d'urgence aussi, où on la perdrait si on ne la continuait. Et le ralentissement, si naturel à la terminaison, ne marque peut-être qu'un ralliement de sons oubliés. Car il faut qu'ils s'assoupissent tous ensemble en une fin absolue ; entendez comme ils se glissent entre les sons maîtres. Ainsi puissent survivre de ces fantaisies une idée ou deux. Maintenant je ferme mon clavecin de paroles.



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