Le microbe et le terrain
Selon René Dubos, Pasteur attacha autant d'importance au terrain qu'aux microbes, contrairement à ce que nous donne à entendre une certaine histoire de la médecine.
Dans l'histoire de la médecine, on dit: avant et après Pasteur. C'est à lui d'abord, ou plutôt au vaste mouvement de pensée dont il fut le principal représentant, que l'humanité doit son triomphe contre les maladies infectieuses: choléra, fièvres puerpérales, septicémie..., mots qui pour toutes les personnes de cinquante ans et plus rappellent les grandes peurs de l'humanité.
Dans le domaine essentiel de la lutte contre l'infection, Pasteur aura toutefois été partiellement trahi par son propre succès. Les nouveaux adeptes de la méthode expérimentale furent à ce point persuadés de tenir enfin une vraie cause, les microbes, qu'avec le zèle des convertis, ils construisirent, au mépris des faits, une médecine qui, pendant le siècle suivant, allait sous-estimer le rôle du "terrain" dans la genèse des maladies. L'oeuvre et la pensée de Pasteur furent ainsi réduites à cet aphorisme: cherchez le microbe et vous comprendrez la maladie.
Le mot "terrain" désigne le sol dans lequel la maladie s'enracine, c'est-à-dire l'organisme dans son ensemble. Pasteur lui-même attachait une telle importance au terrain que c'est la première hypothèse à laquelle il s'arrêta dans son étude de la maladie du ver à soie. Alors même que ses collaborateurs lui apportaient preuves sur preuves du rôle des micro-organismes, il demeurait surtout préoccupé par le fait que c'est là où les conditions d'élevage étaient les plus mauvaises, à cause par exemple d'une nourriture ou d'une aération insuffisantes, que la maladie frappait le plus durement.
Cette importance accordée au terrain ne fut pas un accident dans la vie de Pasteur, mais au contraire un thème constamment repris. "Notre corps s'oppose naturellement au développement et à la vie des infiniment petits. Dans les conditions physiologiques normales principalement et dans une foule de circonstances, la vie arrête la vie qui lui est étrangère". "Dans des corps affaiblis, la vigilance (des infiniment petits) se trouve progressivement renforcée". Pasteur va même jusqu'à prendre le psychisme en considération: "Combien de fois la constitution du patient, son affaiblissement, son état moral... n'opposent qu'une barrière insuffisante aux infiniment petits".1
Il aurait pu prendre à son compte la remarque de Bernard Shaw dans la préface de sa pièce Le dilemme du docteur: "Le microbe qui caractérise une maladie pourrait bien être un symptôme plutôt qu'une cause".
C'est donc une certaine image projetée par Pasteur, plus que ses travaux et ses écrits, qui explique qu'encore aujourd'hui on associe son nom à une conception simpliste de la maladie, de même qu'à une médecine de la facilité, vivant de l'espoir sans cesse renouvelé de trouver une solution immédiate à toutes les maladies.
1-René Dubos, La leçon de Pasteur, Albin Michel, 1987.