Lawrence d'Arabie: irresponsable malgré lui

Jacques Dufresne

Un héros personnel dans une guerre d'empires.

Il ne s’est jamais pardonné d’avoir fait aux Arabes des promesses qu’il n’a pu tenir. «L'honneur, d'ailleurs, ne l'avais-je pas perdu, quand j'avais affirmé aux Arabes que l'Angleterre tenait ses engagements?»

Lawrence d’Arabie: irresponsable malgré lui.

En novembre 1914, quand l’empire ottoman entra en guerre aux côtés des Allemands, un vent de panique souffla sur les colonies anglaises du Moyen Orient. Les autorités britanniques comprirent vite qu’elles avaient intérêt à inciter les Arabes de la région à la révolte contre l’occupant ottoman. Lawrence d’Arabie entra alors en scène. Le grand prestige dont il jouissait auprès des Arabes lui permit d’être le parfait intermédiaire. Leur souveraineté lui tenait autant à cœur que les intérêts de l’empire. L’Angleterre la leur promit et Lawrence d’Arabie transforma cette promesse en un engagement personnel auprès du roi Hussein, chef de la dynastie des Hachémites laquelle assurait la garde des lieux saints depuis des centaines d’années. C’est Hussein et ses fils qui dirigeraient la nouvelle confédération arabe.


Ayant eu vent de cette promesse, les Français s’en inquiétèrent et exigèrent d’avoir leur part des anciens territoires ottomans. L’accord Sykes-Picot, conclu à Londres en mai 1916, leur donna droit au Liban et à la Syrie, l’Angleterre se réservant l’Iraq et la Jordanie. Lawrence allait-il renvoyer ses soldats dans leurs villages en leur révélant que ses promesses ne seraient pas tenues ? Il aurait ainsi trahi son pays.


Hussein eut à peine le temps de se réjouir de la déroute des Ottomans. En raison des promesses que lui avaient faites T.E. Lawrence, il était en droit de s’attendre à faire l’unité de sa région avec l’appui de l’Angleterre. Ibn Saoud, le pur et dur wahabite, l’avait toutefois devancé sur la voie de l’unité et quand il lui déclara la guerre l’Angleterre lui laissa les coudées franches, reniant ainsi les promesses faites par T.E. Lawrence.


(Aujourd’hui, l’État islamique occupe un territoire chevauchant la Syrie et l’Iraq artificiels de l’accord Sykes-Picot. Ces sunnites apparaissent comme des héritiers du fondamentalisme wahabite d’Ibn Saoud, fondateur du Royaume d’Arabie, en même temps que comme des descendants des terroristes qui occupèrent la Mecque en 1979 pour protester contre l’alliance des Saoudiens avec les Américains. Ce sont des sosies d’Ibn Saoud avant sa collusion avec les impurs d’Amérique.)

L’application de l’accord Sykes-Picotd brisa T.E. Lawrence. Il en ressentit une peine proportionnelle à la joie avec laquelle il avait profité de son charisme auprès des Arabes. Il n’avait que mépris pour Ibn Saoud. Avait-il flairé en lui le second Mahomet dont les fils financeront un jour le 11 septembre américain et sans doute bien d’autres exploits de ce genre?


À la fin de la guerre, il avait tenté d’échapper à cette tragique contradiction en incitant ses alliés arabes à occuper Damas, capitale de la Syrie, avant l’armée britannique. Il espérait ainsi amener les Français à renoncer à la Syrie. Ce plan du désespoir échoua. Lawrence ne s’en consolera jamais. Il avait eu des raisons de se croire surhumain, il se réfugia, comme pour expier cette démesure, dans ce que la condition humaine avait de plus humblement humain : le travail physique.

Que fait une personne responsable quand elle découvre qu’elle a trahi un peuple entier qui lui avait accordé toute sa confiance ? Elle en meurt de honte. Le passage qui suit, de Jacques Benoît-Méchin est tiré de Ibn Saoud ou la naissance d’un royaume.1 T.E. Lawrence y est longuement cité.

«Les Arabes étaient nos dupes, écrit Lawrence, et ils combattaient l'ennemi de tout leur cœur. Ils volaient au vent de notre volonté comme de la paille, et pourtant, ils n'étaient pas de la paille, mais les plus braves, les plus simples, les plus joyeux des hommes... Il aurait pu être héroïque d'offrir ma propre vie pour une cause en laquelle je ne pouvais pas croire; mais faire mourir les autres, sincèrement sur mon image sculptée, n'était qu'un vol — un vol d'âmes... J'ai dû posséder quelque tendance, quelque aptitude à la fraude. Je n'eusse pas sans cela, fraudé si bien, ni poursuivi pendant deux ans et fait aboutir une fraude que d'autres avaient conçue et mise sur pied. Je n'eus aucune part dans le début de la Révolte arabe; et à la fin, j'étais responsable des embarras qu'elle causait à ses inventeurs. A quel moment exact, dans l'intervalle, ma culpabilité, d'accessoire, était-elle devenue principale et à quel titre devais-je être condamné? Ce n'était pas à moi de le dire. Il suffisait que j'eusse amèrement regretté de m'être empêtré dans cette révolte assez amèrement pour me ronger aux heures d'inaction, mais pas assez pour couper mes attaches.»

Bientôt les plaintes ne suffirent plus. L'idée de sa déchéance le brûlait comme un acide, et commença à lui inspirer des idées de suicide. « En hâte je cloisonnai mon esprit, nous dit-il. L'instinct et la raison y étant comme toujours en bataille. L'instinct disait : « Meurs! » mais la raison disait que c'était là seulement couper la longe de l'esprit, le lâcher en liberté et le perdre. Mieux valait chercher quelque mort mentale, quelque lent gaspillage du cerveau qui le fît tomber au-dessous de ces énigmes. Un accident était plus bas qu'une faute délibérée. Si je n'hésitais pas à risquer ma vie, pourquoi faire tant d'embarras pour une salissure? La vie et l'honneur, cependant, paraissaient être dans des catégories différentes; aucun des deux ne pouvait payer l'autre. L'honneur, d'ailleurs, ne l'avais-je pas perdu, quand j'avais affirmé aux Arabes que l'Angleterre tenait ses engagements? Mes débauches de travail physique me laissaient inassouvi et le doute sans répit, la question incessante ligotaient mon esprit d'une spirale vertigineuse, qui ne me laissait aucun espace pour penser-. »

T. E. Lawrence mourut en 1935 des suites de ses débauches de travail physique.

1- Albin Michel, Livre de poche, Paris 1962, p.301-302.

 

À lire également du même auteur

Vieillir sans perdre le goût de vivre
« Mon pays ce n’est pas un pays, c’est un hôpital. » C’était le titre d’un article que j’ai signé dans Le Devoir au moment de la mise en chantier des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal.

De l'intelligence artificielle au sport artificiel
La chose était prévisible : des hommes augmentés qu’on appelait hier encore transhumanistes, vont inventer des Jeux Olympiques permettant de dépasser les limites biologiques. Comment? En autorisant les drogues et d’autres moyens techniques interdits.

Edgar Morin
104 ans le 8 juillet 2025. Bon anniversaire ! Sociologue français.

L'art de la greffe... sur un milieu vivant
Suite de l’article La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue.

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente.

Grâce
Le mot grâce a deux sens bien distincts, selon qu'il désigne une qualité d'une personne ou une nourriture surnaturelle. Nous réunissons ces deux sens dans un même dossier parce qu'il existe au moins une analogie entre eux.

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-prédateurs-gaspilleurs ...

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. Cest ce qui a permis à Newton détablir les lois simples et élegantes de lattraction. Dans les sciences de la complexité daujourdhui, on tient compte du négligeable, de leffet papillon par exempe.




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué