L'athlète et le danseur, H.Barrette et G.Côté

Jacques Dufresne

Les Jeux olympiques à Rio, les Jeux du Québec à Montréal, nous serons gavés, en cet été 2016, de nouvelles sur les sports qui nous apparaîtront comme des faits divers distrayants, sans plus. En réalité, nous serons endoctrinés. Une vision du monde bien précise sera proposée aux plus libres et lucides parmi nous et imposée aux autres, aux jeunes en particulier. Intellectuels, penseurs de toutes convictions, rangez vos plumes et vos claviers, troquez-les contre des vidéos caméras et des heures de grande écoute. Par vos cours et vos écrits, vous ne jouez qu’un rôle marginal dans la formation de vos semblables. Vous êtes des commentateurs. Les maîtres sont sur les pistes ou sur les écrans.

Hugo Barrette

Comme tant d’autres, je m’intéresse à l’histoire du cycliste madelinot Hugo Barrette. C’est un garçon jovial, vivant, dont on sent qu’il a été nourri et choyé par la nature avant d’être pris en charge par des experts en cyclisme sur piste. Le vélo sera pour lui à Cap aux Meules, l’instrument de ses premiers envols hors du nid familial. Mais voyez ce que, dans ses propres mots, deviendra cette liberté dans sa vraie vie de pédaleur en gymnase :

«C'est une bataille contre toi-même dans un environnement contrôlé. Ça ne ment pas. Tous les coureurs connaissent la vitesse de la piste, on a le même vélo à une vitesse, il n'y a pas de vent ni bris mécanique, tout est contrôlé [...] Tu dois pousser chaque jour parce qu'il n'y a pas d'excuses. Ça te permet aussi d'apprendre à contrôler ton effort.»
Et plus loin : « Tant que j'aurai de la motivation pour être plus rapide, je serai plus rapide. Ma tête va m'arrêter avant mon corps. Je me vois longtemps dans ce sport et vais continuer à m'améliorer.»Source

C’est là un admirable condensé aussi bien de la philosophie du sport de performance actuel que de la vision du monde dans laquelle elle s’intègre.

Le 27 octobre 2015, une sortie de piste met notre madelinot à rude épreuve : commotion cérébrale, vertèbres fracturés! Trois mois plus tard, il gagne une médaille d’or à Tokyo.

J’admire, le monde entier admire. Mais qu’est-ce que nous admirons? Ce dont un être humain est capable par sa seule volonté, sa motivation.
Hugo Barrette a-t-il donc oublié les dons qu’il a reçus de la nature, des dieux aurait dit Pindare, le poète grec des Jeux antiques? Il ne sera redevable de ses succès qu’à ce qui se passera dans sa tête et dans celle des experts qui analyseront ses performances au point de lui apprendre que dans son cas, c’est au deuxième coup de pédale que les courses se gagnent ou se perdent. Voici l’homme seul face à une nature à asservir (son corps) et à dominer (la piste). Voici la conception de l’homme qu’on enseigne avec une terrifiante efficacité à l’occasion des grands événements sportifs. Elle est centrée sur la motivation.

Guillaume Côté

Et l’inspiration? Une récente émission de la série 1001 vies à Radio-Canada, consacrée au danseur de ballet Guillaume Côté m’en a donné une illustration parfaite. Au sommet des joies dont le grand art a été l’occasion pour moi, il y a le ballet inspiré. Le ballet ordinaire m’ennuie et le ballet extrême, contorsionné, me terrifie. Je ne le tolère que comme prélude aux danses suprêmes qui me seront offertes un jour, peut-être. Cette danse suprême je l’ai trouvée une première fois chez Margo Fonteyn et dans une moindre mesure chez Rudolf Noureïev. Je savais que Karen Kain, la directrice artistique des grands ballets canadiens, avait jugé Guillaume Côté supérieur à Noureïev. Je ne la croyais pas. Jusqu’au jour où j’ai vu et revu l’émission consacrée à Guillaume Côté.

«Ce qui me sépare des autres, nous dit-il, c’est une sorte de destin. Tes gènes te donne un corps […] il sera ton instrument.» Je précise : instrument au sens de lyre, et non au sens de levier, comme dans le sport de performance. Nous sommes ici dans une activité physique d’accomplissement. Danser comme Guillaume, ajoutera Karen Kain, ça ne s’apprend pas. Tu l’as ou tu ne l’a pas. C’est donné.» Et j’ajouterai : donné et accueilli avec reconnaissance, comme une grâce. N’est-ce pas là la forme intérieure de cette grâce extérieure qui fait le charme du danseur? La reconnaissance, Guillaume Côté l’éprouve aussi pour sa famille et son village, Lac à la Croix, près du Lac St-Jean. Évoquant les valeurs qui ont imprégné sa vie aussi bien que son art, il dira : Ça prend tout un village pour former quelqu’un. «Beauté, grâce et force…» Ce sont dans l’ordre les mots que Mme Pauline Marois, alors Première ministre du Québec a utilisés pour rendre hommage à Guillaume Côté au nom des Québécois.

Le danseur de ballet est appelé à des prouesses physiques souvent supérieures à celles qu’on exige des athlètes, et à certains moments, il lui faut sans doute autant de motivation qu’à l’athlète, à cette différence près que dans son cas la motivation est portée par l’inspiration, par la passion chaude que suscite la beauté déjà ébauchée dans l’âme. C’est aussi ce que nous faisait éprouver la danseuse Annik Bissonnette. L’artiste a une fin. L’athlète n’a qu’un objectif. Pour son objectif à atteindre, abattre un record, une passion froide lui suffit.

Fonteyn et Noureïev ont formé un couple. Guillaume Côté et sa compagne de scène Heather Ogden sont mari et femme. Ce rapprochement total est fréquent chez les danseurs et danseuses de ballet. Suite à leur présentation de Roméo et Juliette, Guillaume Côté a dit que pour bien danser cette œuvre, il faut éprouver pour la partenaire un sentiment qui rappelle l’amour fou, l’amour naissant…

La danse inspirée d’Aphrodite enivrait Paul Valéry, parce qu’elle lui révélait l’amour mieux que n’aurait su le faire un philosophe ou un poète :

«Elle était donc l’être même de l’amour ! — Mais quel est-il? — De quoi est-il fait? — Comment le définir et le peindre — Nous savons bien que l’âme de l’amour est la différence invincible des amants, tandis que sa matière subtile est l’identité de leurs désirs. […] Toute, Socrate, toute, elle était l’amour !... Elle était jeux et pleurs, et feintes inutiles ! Charmes, chutes, offrandes ; et les surprises, et les oui, et les non, et les pas tristement perdus... Elle célébrait tous les mystères de l’absence et de la présence ; elle semblait quelquefois effleurer d’ineffables catastrophes !... Mais à présent, pour rendre grâces à l’Aphrodite, regardez-la. N’est-elle pas soudain une véritable vague de la mer ? — Tantôt plus lourde, tantôt plus légère que son corps, elle bondit, comme d’un roc heurtée ; elle retombe mollement... C’est l’onde !»

Autre don : Guillaume Côté est musicien. Pour atteindre le niveau qu’il a atteint, il lui fallait au point de départ, explique Karen Kain, ce double don de la physicality et de la musicality. Je croyais entendre Platon expliquant pourquoi, dans la formation d’un jeune, il faut que la musique complète la gymnastique.

«Le corps est le signe de l’âme, l’âme est le sens du corps.» Jamais ces mots de Klages ne m’ont paru aussi vrais qu’en voyant et en entendant Guillaume Côté : «je ne danse pas sur une musique, je danse dans une musique; il faut parfois que mon corps exprime la peur par ses mouvements.»

Ici, il faut que le danseur cède la parole au poète :

«Par les dieux, les claires danseuses !... Quelle vive et gracieuse introduction des plus parfaites pensées !... Leurs mains parlent, et leurs pieds semblent écrire. Quelle précision dans ces êtres qui s’étudient à user si heureusement de leurs forces moelleuses !... Toutes mes difficultés me désertent, et il n’est point à présent de problème qui m’exerce, tant j’obéis avec bonheur à la mobilité de ces figures ! Ici, la certitude est un jeu ; on dirait que la connaissance a trouvé son acte, et que l’intelligence tout à coup consent aux grâces spontanées... Regardez celle-ci !... la plus mince et la plus absorbée dans la justesse pure... Qui donc est-elle?... Elle est délicieusement dure, et inexprimablement souple... Elle cède, elle emprunte, elle restitue si exactement la cadence, que si je ferme les yeux, je la vois exactement par l’ouïe. Je la suis, et je la retrouve, et je ne puis jamais la perdre ; et si, les oreilles bouchées, je la regarde, tant elle est rythme et musique, qu’il m’est impossible de ne pas entendre les cithares.

Paul Valéry, L’âme et la danse

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