L'Art de rater sa vie, un livre réussi
Simon Nadeau, auteur du livre
J’ai tant aimé ce livre que j’ai profité de mes réveils la nuit pour en poursuivre la lecture. Les premières pages m’avaient pourtant fait craindre d’y trouver la longue révolte tranquille d’un adolescent se bannissant lui-même de ses foyers de banlieue, pour partir à la recherche de la nature et de lui-même par des promenades solitaires dans les parcs voisins et dans les montagnes du Vermont. J’ai repris espoir quand j’ai compris que ce garçon correct, joueur de hockey, avait lu Platon et que son livre était le récit de sa façon à lui de sortir de la caverne. On se souvient de cet homme, enchaîné, la face contre le mur, se repaissant d’images artificielles projetées de l’extérieur. Pour ce prisonnier, qui représente la condition humaine, vivre, se libérer c’est se retourner, douloureusement car ses chaînes le blessent, vers la sortie de la caverne et la lumière à laquelle elle donne accès, par-delà les montreurs d’images. Le héros du livre, lui, fuit les écrans du bungalow familial, celui de la télévision d’abord, par qui tout a commencé, celui de l’ordinateur, par qui tout s’est aggravé et enfin celui du portable par qui la sortie même de la caverne semble s’être refermée.[1]
Kairos, le dieu du destin
Ce héros s’appelle Mèche-au-Vent, ce qui m’a d’abord fait craindre un sobriquet scout. Mais non, Mèche-au-Vent c’est le nom de mon dieu grec préféré, kairos, le dieu du destin, celui que l’on représentait avec une touffe de cheveux au-dessus de la tête, de façon à ce qu’on puisse le saisir au passage, car il passe vite, à l’improviste et ne précise pas, comme les comètes, la date de son retour. N’attendez pas pour vivre, nous dit kairos, d’avoir un emploi, des objectifs de carrière vers quoi tendre votre volonté. Vivre ce n’est pas vouloir, c’est désirer, attendre, dans la solitude, le vide et l’angoisse parfois, attendre l’occasion opportune, autre nom de kairos, et la saisir au passage, persuadé que ce qui est donné est toujours préférable à ce qui est conquis, et que ce qui est conquis ne trouve son sens que par ce qui est donné au terme de l’escalade.
À propos de la caverne numérique de banlieue, voici ce qu’en dit Simon : « Il y avait là un mystère qu’il fallait éclaircir: comment pouvait-on passer autant de temps devant un écran à se faire gaver, divertir, informer, violenter, flatter; pourquoi cette soumission aux images qui fondent sur nous plutôt que l’attention à ce qui pourrait venir de nous? Car, enfin, la vie n’était-elle pas brève? N’allait-on pas tous mourir un jour? N’avait-on rien de mieux à faire? S’ennuyait-on à ce point? Parce que le temps est un bien que l’on ne peut voir ni toucher, était-ce une raison pour le laisser s’enfuir et lui préférer ces quelques scènes divertissantes, obscènes ou sanguinolentes que le monde de l’image et du spectacle sait si bien apprêter. »[2]
Dans un livre qui commence ainsi, ne faut-il pas s’attendre à ce qu’il ne soit question que des grandes questions : amitié amour liberté… « Beauté, raison, vertu, ces visages divins qui sortent de ma nuit », comme disait le poète » Autre danger! Comment alors éviter la banalité soit sous la forme de citations clichés soit sous la forme d’une reformulation maladroite qui ne retiendra pas l’attention du lecteur ayant un peu de mémoire. Notre jeune dieu a trop de flair, trop de mémoire aussi pour tomber dans de tels pièges; lecteur insatiable, il se souvient par exemple de ce mot de Pétrarque dans la Vie solitaire : « La solitude sans culture est un exil certain, une prison, un chevalet de torture; ajoute-lui la culture, elle devient la patrie, la liberté, le plaisir. »[3] Thème crucial à une époque où il faudra soit suivre la cadence des robots sur la place publique, soit se réinsérer en solitaire dans les rythmes cosmiques.
Le lecteur caméléon
C’est donc la lecture des livres, ce « dialogue avec les morts, » qui tire Mèche-au-Vent hors de la caverne, en même temps que les excursions dans la nature, lesquelles sont des incursions dans un monde apparaissant surréel par rapport à ce virtuel tenant lieu de réalité. L’éternité : à seize ans lire Rimbaud sous un érable centenaire. Non pas comme on exécute un travail scolaire, en attendant le premier emploi et la vraie vie, mais avec l’appétit aiguisé par un vide intérieur douloureusement ressenti.
Aussi bien, Mèche-au-Vent est-il un lecteur caméléon et non un lecteur savant. « Je suis une sorte de caméléon quand je parle des écrivains que j’aime: s’il est bleu, je deviens bleu, s’il est rouge, je deviens rouge… De sorte qu’on ne sait jamais tout à fait si ce sont eux qui parlent à travers moi ou si c’est moi qui parle à travers eux. » — Un propos qu’il livre à son mentor qu’il a surnommé le prince bouquiniste « C’est rusé, en effet! répond ce dernier, Et ça prouve que tu les lis pour vrai, avec tout ton être. L’objectivité en littérature est ridicule, c’est une grotesque supercherie. » Nietzsche l’avait déjà dénoncée! : « Encore un siècle de lecteurs (savants!) et l’esprit même sentira mauvais. […] Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur.[4] »
Mèche-au-Vent qui est pourtant abandonné à son Désir, sans révolte, sans revendication et sans ressentiment est néanmoins tranchant dans ses jugements sur la transmission de la culture. « Si, par quelque miracle, il avait été élu au rectorat de cette faculté de lettres réformée, il n’aurait pas demandé aux professeurs à la fin de l’année: '' Combien d’articles savants avez-vous publiés? '' mais bien: '' Combien de consciences avez-vous éveillées et ébranlées jusque dans leurs fondements? '' Non pas: '' Combien de thèses avez-vous supervisées? '' mais bien: '' Combien de vocations avez-vous suscitées? ''[5]»
Sans rien briser autour de lui, Mèche-au-Vent renverse la hiérarchie contemporaine des valeurs. À quoi bon s’imposer d’abord la punition des études, nous demande-t-il, pour déposer ensuite ses livres dans le grenier du bungalow et partir au travail ? Il faut travailler certes, mais juste assez pour que la vie intellectuelle, réservée aux humains, prenne le plus tôt possible le relai de la vie élémentaire.
« Mèche-au-Vent se demandait en même temps si le travail, qui permettait de sortir de la misère pour vivre une vie humaine, n’avait pas été dévoyé par la religion du travail pour nous empêcher précisément de vivre cette vie humaine, à laquelle finalement on n’aspirait peut-être pas tant que ça! '' Tout cet effort, un effort millénaire, songeait-il, pour sortir la tête du trou et la rentrer aussitôt: quelle aventure paradoxale! ''»[6]
Pour retarder l’échéance de cette catastrophe, Mèche-au-Vent espère pouvoir fonder un jour l’ordre des frères oisifs. « Certes, dans l’espèce humaine le désir d’en finir avec l’aventure humaine semblait parfois bien réel, mais l’ordre des frères oisifs l’empêcherait de vivre dans l’oubli de sa véritable vocation, qui est d’être et de penser. Les frères oisifs essaimeraient, débaucheraient les plus hésitants, tireraient la langue aux plus endurcis, et l’ordre des sœurs oisives leur emboîterait le pas… débauchant elles aussi à qui mieux mieux… Les gardiens du zoo humain ne parviendraient plus alors à endiguer le flot des déserteurs… Eux-mêmes seraient tentés par l’«aventure» d’une vie vouée aux choses inutiles. »[7]
Nietzsche et Simone Weil
On croit entendre Nietzsche discourir sur le dernier homme, celui « qui a trouvé le bonheur et qui cligne de l’œil ». Mèche-au-Vent ne s’est-il pas retiré sur sa montagne, le Mont-Royal, comme Zarathoustra sur son Gebirge, « là il a joui de son esprit et de sa solitude. » Il ne s’en cache pas, Nietzche est son auteur préféré : « Nietzsche a sauvé la philosophie d’elle-même, il l’a libérée. Toute son œuvre n’est peut-être rien d’autre qu’un effort colossal– surhumain, oui! – pour régénérer une civilisation occidentale gagnée par le nihilisme et la barbarie. » Une chose est claire cependant : Mèche-au-Vent s’est identifié au Nietzsche du désir et de l’extase et non au Nietzsche de la volonté et de la puissance, il a fait sienne cette pensée : « quand le scepticisme s’allie au désir, alors naît le mysticisme. »
Ce Nietzsche du désir est compatible avec Simone Weil, omniprésente dans L’Art de rater sa vie. Mèche-au-Vent ne la cite pas, ne la nomme même pas, rien ne l’oblige à le faire, mais ou bien il l’a lue attentivement, ou bien, ce qui serait encore plus merveilleux, il a retrouvé son inspiration par une autre voie. Le désir, l’attente, sont des thèmes chers à Simone Weil, hors desquels on ne saurait la comprendre. Mèche-au-Vent se méfie du social, comme Simone Weil, et comme elle il l’associe au Gros animal, dont il est question dans la République de Platon. Enfin Mèche-au-Vent évoque un travail universitaire sur le cardinal de Retz. Cet intérêt d’un jeune Québécois pour ce mémorialiste français, oublié des Français eux-mêmes, m’a intrigué. Simone Weil y fait souvent allusion, notamment dans ce passage de l’Enracinement. « Quand du Bellay écrivait : « France, mère des arts, des armes et des lois », le dernier mot était de trop ; comme Montesquieu l'a très bien montré, comme Retz avant lui l'avait expliqué avec une lucidité géniale, il n'y avait pas du tout de lois en France depuis la mort de Charles VI. De 1715 à 1789, la France s'est mise à l'école de l'Angleterre avec une ferveur pleine d'humilité. Les Anglais semblaient alors être seuls dignes du nom de citoyens au milieu de populations esclaves. »[8]
Du social à l’intersubjectif
Mais qu’importe le lien, explicite ou non, avec Simone Weil, l’essentiel ce sont les affinités entre elle et Mèche-au-Vent. Quand il quitte l’université, son dernier lieu d’appartenance au social, il ressent le goût amer de la marginalité. Il a bien un emploi de trois jours par semaine, dresseur de tables dans un grand hôtel de Montréal, mais socialement il n’est rien. Il a certes déposé son curriculum dans mille bureaux, mais il n’a reçu en retour qu’un téléphone peu convaincant. Il a certes désiré cette solitude, mais pas à ce prix.
« Oui, il était de moindre conséquence d’être excentrique, désinvolte et asocial quand on pouvait répondre à ceux (collègues de travail, famille ou connaissances) qui nous demandaient ce que nous faisions dans la vie: '' J’étudie à telle université, dans telle discipline… '' Maintenant, que pouvait-il leur répondre? '' J’erre et étudie pour mon compte. Je lis et contemple la pluie. Quand je ne travaille pas à l’hôtel, je flotte parmi les nuages, parce que je suis devenu aussi léger que le vent… '' Une telle réponse n’était guère convaincante! Elle ne pouvait pas même être reçue. Alors Mèche-au-Vent bredouillait: '' euh… euh… '' comme les sages taoïstes qui deviennent muets quand on les interroge.'' »[9]
Vers l’inutile par l’utile
Nietzsche ne fait guère de cas du travail, manuel ou professionnel. C’est à Simone Weil et à sa conception de la nécessité, plutôt qu’à Nietzsche que s’apparente Mèche-au-Vent quand il reconnaît l’importance de l’utile, et il se rapproche encore davantage de Simone Weil quand il rappelle, dans des mots différents, qu’il ne faut pas confondre le nécessaire avec le Bien.
« Ici comme ailleurs, Mèche-au-Vent faisait figure d’extrémiste en poussant jusqu’à sa limite cette logique des études inutiles; mais cette radicalité est souvent la seule façon d’échapper aux filets tendus par l’homme fonctionnel. Autrement, on s’aplatit et on oublie avec le temps, on commence par étudier Montaigne et on finit publicitaire! Pourtant, lorsqu’il regardait les étudiants autour de lui, au café ou sur le campus, ce qui le révoltait, ce n’était pas qu’il y eût parmi eux de futurs professionnels, pas même qu’ils fussent majoritaires, non, ce qui l’irritait, c’étaient l’arrogance de ces derniers et leur bonne conscience. Ils croyaient qu’il n’y avait pas d’autre option que de s’adapter et de réussir: ce n’était même pas un choix, c’était la fatalité, et ce préjugé, car c’en était un, lui était odieux. Quant aux autres, moins nombreux, les étudiants en arts, en littérature et en philosophie, bref, tous les étudiants superflus, il regrettait qu’ils n’eussent pas une conscience plus claire de leur vocation aussi inutile que sacrée. Que les professionnels fissent leur travail, à la bonne heure! ils ne demandaient pas mieux et c’était ce qu’on attendait d’eux, mais que les superflus fussent honteux, qu’ils baissassent la tête, découragés, ou qu’ils se remplissent, impuissants, d’un mauvais fiel, cela lui brisait le cœur. »[10]
Peut-être auriez-vous pu ajouter, cher Mèche-au-Vent, que les technologies utiles d’aujourd’hui sont le résultat de sciences fondamentales qui, à leur stade initial, faisaient partie des études inutiles. C’est là un autre sujet. Ce que je retiens d’abord de votre défense et illustration de l’inutile, c’est que, en plus d’évoquer vos choix personnels sur le plan spirituel, vous faites en la présentant œuvre de sociologue. Dans divers milieux en ce moment, on entend parler de jeunes qui veulent bien travailler, mais sans faire du travail une religion. Tout semble se passer comme si votre art de rater sa vie était devenu une des conditions de la réussite. Faut-il voir là le pressentiment d’une génération ayant compris que les robots deviendraient les fidèles, sinon les prêtres de la religion du travail et que les hommes devront soit se robotiser eux-mêmes, soit chercher l’essentiel dans une deuxième dimension?
Dans une deuxième dimension, à la quelle on ne peut accéder qu’en échappant au social par la solitude laquelle permet de passer du contact à la rencontre, de la fusion au groupe à l’intersubjectivité. Ce passage est bien illustré dans le livre par la lente éclosion de l’amitié entre Mèche-au-Vent et le prince bouquiniste, celui qui a lu tous les livres mais qui, au lieu d’en conclure comme Mallarmé que «la chair est triste », les a intégrés dans une vision du monde cohérente et vivifiante. Il s’agit d’un ex professeur d’université ostracisé par des collègues qui le voulaient spécialisé comme eux plutôt qu’éveilleur de conscience.
Les chasses subtiles
Beau, fort, intelligent, mystérieux, et divin par sa touffe de cheveux, Mèche-au-Vent, avait tout pour réussir sa vie amoureuse. Il a préféré courir le risque de la rater plutôt que de donner suite à des liaisons unidimensionnelles avec des filles allant toujours d’un point A à un point B. « Lorsqu’une jeune femme courait, elle devait se déguiser en joggeuse; elle se mettait des écouteurs dans les oreilles pour ne pas entendre le vent dans les arbres et son cœur bondir (et le cœur des passants qu’elle croisait); et elle courait sur un rythme endiablé comme une possédée fuyant son ombre, alors qu’elle aurait pu, si tel avait été son désir, courir en toute liberté, sans avoir à se déguiser, se chronométrer ou se motiver en mettant de petits haut-parleurs dans ses oreilles. » [11]
Mèche-au-Vent préférait des chasses subtiles. Il repéra un jour dans un autobus celle qu’il appellera, un jour, un jour lointain et incertain, le petit bouddha sauvage: « une jeune fille rêveuse dont le cou et les épaules disparaissaient dans une grande écharpe rouge, et qui lisait, absorbée, un petit livre qu’il aimait lui-même. Qu’il y eût trente passagers autour d’elle affairés à consulter leur portable ne faisait qu’accroître son caractère d’ '' apparition'' ». Il la reverra dix fois, dans la rue, sur le Mont-Royal, chez le bouquiniste, avant d’oser lui adresser la parole. Il savait qu’entre humains les confidences prématurées provoquent des dissidences elles aussi prématurées. Mèche-au -Vent se méfiait de ces rapports sans au-delà qui ne lui promettaient rien d’autre qu’un contentement passager, puis l’asphyxie à brève échéance. Il ne souhaitait pas tant être contenté qu’être amené ailleurs: l’horizon infini plus que l’alcôve l’attirait. » Et l’amitié plus que l’amour. « S’il s’introduisait tel un brigand dans le cœur de l’aimée, c’était pour lui apprendre l’amitié. »[12]
C’est au cœur de cette « vie ratée » qu’a fleuri le conte platonicien dont nous venons de saisir la mèche. Le livre se termine en effet par ce dialogue entre le petit bouddha sauvage et Mèche-au-Vent.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie?
Cette fois, c’est Mèche-au-Vent qui éclata de rire.
— Tu veux vraiment le savoir?
— Pourquoi pas?
— Je travaille un peu à l’hôtel, un peu à la bouquinerie,
et j’écris L’Art de rater sa vie…
[1]Simon Nadeau, L’Art de rater sa vie, Boréal, Montréal, 2018, p.20
[2] Ibid., p.20
[3] Ibid., p. 205
[4] F.Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard 1947, p.51.
[5] Simon Nadeau, op.cit., p.199
[6] Ibid »’ P.162
[7] Ibid.,p.162
[8] Simone Weil, L’Enracinement, Paris, Gallimard 1949, p.128
[9] Simon Nadeau, op.cit., p.216
[10] Ibid., p.195
[11] Ibid., p.97
[12] Ibid., p.186