L'après-Charbonneau

Jacques Dufresne


Le Québec est sans doute en ce moment le lieu du monde où la volonté d’épurer les mœurs publiques se manifeste avec le plus d’éclat. Alors que plusieurs grandes opérations policières se poursuivent, une commission nationale d’enquête, la Commission Charbonneau, recueille les témoignages sur la collusion et la corruption dans le vaste secteur des travaux publics et fait le point sur le rôle du crime organisé dans ces manœuvres auxquelles le financement des partis politiques provinciaux et municipaux est souvent lié. La longue confession-spectacle, diffusée à la télévision, est l’une des émissions les plus suivies. (Ci-contre,L'hon. France Charbonneau, j.c.s., présidente de la Commission.)

Nous pourrions en sortir encore plus avilis. De nombreux citoyens semblent s’être résignés à la chose, tant ils sont devenus fatalistes. Des ingénieurs, des avocats, des entrepreneurs, des diplômés de nos écoles d’administration sont en effet de connivence avec les élus. N’ayons pas peur des mots, c’est notre élite qui nous offre ce pitoyable spectacle de nous-mêmes. Or, la corruption du meilleur engendre le pire, ou si l’on préfère, les choses les meilleures, une fois corrompues, deviennent les pires. Et la ruine est souvent la conséquence de cette gangrène.

À quelles conditions pourrions-nous en sortir plus honnêtes? Il ne suffira pas pour redresser la situation d’emprunter des solutions techniques à la ville de New York, ni de multiplier les châtiments exemplaires, ni de voter des lois permettant de destituer des élus sur qui pèsent de graves accusations. Il faudra, entre autres conditions, que la même élite, via d’autres représentants, offre à la population d’authentiques sources d’inspiration, par l’exemple d’abord, mais aussi par des œuvres d’art et de pensée.

Au début du XXe siècle, l’Argentine était l’un des pays les plus prospères du monde. Elle possédait et elle possède toujours les richesses naturelles autorisant les plus grands espoirs. Selon le philosophe espagnol Ortega y Gasset, qui a vécu dans cette Californie du Sud, c’est son immoralité qui a été la cause de son déclin. Le Québec a les mêmes richesses naturelles, mais il pourrait être irrémédiablement appauvri par les mêmes causes.

Dans une récente chronique au journal Le Devoir, madame Lise Payette a posé la question qui sera bientôt sur toutes les lèvres. «Quand la commission Charbonneau aura bien fait le tour du jardin de la corruption et de la collusion, quand nous aurons coupé les arbres qui privent la nature de l’air, de l’humidité et du soleil dont elle a besoin pour vivre, qu'’aurons-nous à planter pour retrouver une forêt saine et solide? Je me sentirais plus tranquille si j’avais la certitude que quelqu’un quelque part travaille déjà sur l’après Charbonneau par ordre de priorité. Qui, quoi, comment?»

Je puis vous dire chère madame que je connais au moins une équipe, celle de l’Agora, qui travaille depuis des années à une liste de principes qui, nous l’espérons, correspondra à vos attentes. C’est en tout cas une femme qui est notre principale source d’inspiration : la philosophe Simone Weil.


Simone Weil – alors qu’elle travaillait à Londres dans l’entourage de Charles de Gaulle à la préparation d’une constitution pour la France d’après-guerre – a créé le modèle d’une liste des besoins fondamentaux de l’être humain. C’est cette liste, pouvant être assimilée à une liste de valeurs fondamentales, que l’on retrouve dans la première partie de L’Enracinement, ce livre dont Albert Camus a dit qu’il ne pouvait imaginer une renaissance pour l’Europe qui n’en tiendrait pas compte.

Le Québec a besoin d’un texte fondateur ou refondateur analogue à la liste des obligations de Simone Weil. Cette liste, intitulée les besoins de l’âme, est d’une si haute inspiration qu’il serait impossible de la transposer dans le Québec actuel. Il serait possible par contre de prolonger de façon positive l’exercice de la Commission Charbonneau en nommant et en précisant le contour, les idéaux qui fondent l’esprit critique des commissaires et du public. La dignité est le fruit de l’indignation. L’indignation est première, elle dessine en creux un idéal non encore formulé. Cet idéal c’est la dignité. S’il y a une chose éclairée, en l’occurrence la corruption, il faut bien qu'il y ait une source de lumière et que peut être cette source de lumière, sinon des idéaux non dits.

Ces idéaux il faut les dire. Il faudrait même qu'ils deviennent un sujet de conversation aussi passionnant que les dénonciations qu'ils suscitent. Et si l’on veut qu'ils contribuent à relever le niveau de notre morale publique, il ne suffira pas de les dire en termes abstraits, éthiques, légaux, il faut leur donner vie, les illustrer par des personnes, des actes, des institutions exemplaires, par des tableaux, des poèmes, de façon à ce que en plus d’indiquer la direction à suivre ils fournissent l’énergie pour avancer dans cette direction.

C’est dans cet esprit que nous travaillons à une liste illustrée de principes, suivant une indication clairement formulée par Simone Weil, toujours dans l’Enracinement. «Car jamais aucune action n’est exécutée en l’absence de mobiles capables de fournir pour elle la somme indispensable d’énergie. Vouloir conduire des créatures humaines – autrui ou soi-même – vers le bien en indiquant seulement la direction, sans avoir veillé à assurer la présence de mobiles correspondants, c’est comme si l’on voulait, en appuyant sur l’accélérateur faire avancer une auto vide d’essence.» 1
1- Simone Weil, l’Enracinement, Gallimard, 1949, Livre de poche, p.241

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