L'affaire citronnelle et le déclin des insectes
Deux événements récents, l’interdiction de la citronnelle au Canada et la publication , par un organisme international, d’une étude sur l’impact des pesticides systémiques, relancent le débat sur les rapports entre les humains , les insectes et les oiseaux. J’ajoute les oiseaux car leur destin est encore plus étroitement lié que le nôtre à celui des insectes.
La citronnelle
Le gouvernement canadien, après des années de tergiversation, vient d’interdire la vente du chasse-moustique fabriqué à partir de la citronnelle, une plante d’origine asiatique. Il s’agit de toute évidence d’une victoire du lobby des industries chimiques. S’agit-il aussi d’une victoire de la science? Rien n’est moins sûr. Dans le processus d’homologation des répulsifs, le gouvernement canadien exige des tests si coûteux que seuls des grandes compagnies peuvent les effectuer. C’est là une méthode éprouvée pour sortir du marché les petites entreprises qui, dans ce domaine, misent sur la nature plus que sur la chimie pour fabriquer leurs produits. Il s’agit d’un usage pervers du principe de précaution.
«En l’absence de problème, il faut tout de même prouver qu’il n’y a pas de problème, conclut le journal Le Devoir dans son édition du 3 septembre 2014. Jamais l’utilisation de la citronnelle dans les chasse-moustiques n’a causé le moindre incident, font valoir les défenseurs du produit. Sur son site Internet, Santé Canada reconnaît d’ailleurs n’avoir « détecté aucun risque pour la santé ». Mais pour les produits de la catégorie « insectifuge », l’agence exige des données sur l’innocuité — notamment des tests sur cinq générations d’animaux.
En 2006, un comité de cinq experts mandaté par Santé Canada avait conclu que la citronnelle n’était pas dangereuse. Les spécialistes rappelaient dans ce rapport que la plante asiatique est utilisée depuis longtemps comme chasse-moustiques (la première homologation en Amérique date de 1943) et qu’il n’existe aucune preuve permettant de croire qu’elle puisse être dangereuse pour l’homme.
Le DEET
Vive le Muskol et vive le Canada. La méthode utilisée par Ottawa est si peu raisonnable qu'on est tenté d’y voir un renvoi d’ascenseur politique au fabricant du Muskol, l’un des insectifuges à base de DEET les plus connus.
Le N,N-diéthyl-3-méthylbenzamide, auparavant appelé N,N-diéthyl-m-toluamide, ou DEET est un produit chimique connu depuis les années 1950 comme répulsif contre les insectes. Il est le principe actif de la plupart des insectifuges chimiques. Il dure, il dure, mais il a un dossier qui lui vaudrait sûrement une peine d’emprisonnement s’il ne servait pas à combattre des maladies aussi graves et répandues que la malaria. On sait depuis longtemps par exemple qu'il peut provoquer diverses réactions allergiques et l’irritation des yeux. Une étude récente rapportée dans la revue BMC Biology démontre qu'il présente des risques pour le système nerveux des mammifères.
Tant et si bien que le Consumer Report américain recommande de ne s'exposer au DEET qu'en dernier recours et conseille à ses lecteurs de faire d’abord l’essai de produits à base de citronnelle.
L’impact des pesticides systémiques sur les insectes
Par-delà ces considération sanitaires, il faut réfléchir à la question toujours négligée du rapport des humains avec les insectes, lesquels n’ont pas encore eu droit aux mesures de protection adoptées pour les animaux nobles, sauvages ou domestiques. Mais le vent tourne et dans le bon sens, celui des abeilles. La maladie endémique qui frappe cette amie de l’homme, des fleurs et des fruits a ravivé l’intérêt pour l’ensemble des petites bêtes à six pattes.
Dans cet ensemble, les répulsifs comme la citronnelle et le Muskol ne sont pas les plus inquiétants. Ils ne tuent pas les insectes, ils les éloignent de certaines de leurs proies. Ce sont les pesticides, et en particuliers, les pesticides systémiques qu'il faut d’abord craindre et combattre.
Nous sommes en 2009. Le biologiste néerlandais Maarten Bijleveld van Lexmond, 77 ans, convoque dans sa maison du Midi de la France, douze collègues de diverses disciplines. Tous avaient remarqué qu'il y avait de moins en moins d’insectes collés sur le parebrise leur voiture. ce qui confirmait leurs craintes : à leurs yeux, le sort des abeilles n’était que la partie visible du iceberg.
«Au fil des mois, nous apprend le journal Le monde, le petit groupe de chercheurs est devenu un consortium international – le Groupe de travail sur les pesticides systémiques (TFSP, pour Task Force on Systemic Pesticides) – d'une cinquantaine de scientifiques de 15 nationalités, pour la plupart universitaires ou chercheurs au sein d'organismes publics, ayant tous rejoint le groupe d'experts intuitu personae. Leur mission est d’acquérir une vue d’ensemble au moyen d’une méta-analyses de toutes les études spécialisées menées au cours des vingt dernières années.
Alors que les pesticides de contact, comme le roténone, contre le doriphore, ont une action bien circonscrite, les pesticides systémiques se répandent dans toute la plante. «Contrairement aux autres pesticides qui restent à la surface des feuilles traitées, les pesticides systémiques sont absorbés par la plante et transportés dans tous ses tissus : feuilles, fleurs, tiges, racines, pollen.» Inutile de laver les fruits ainsi traités, le venin est partout. Il en reste des traces dans le sol pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois et comme ils sont solubles dans l’eau, ils peuvent contaminer des lopins de terre où on ne les a pas utilisés.
Ces merveilles ont été synthétisées en 1991 et mises en vente en 1995. Leur part du marché mondial était de 40% en 2011 et elle ne cesse de croître. En 2011 également, les ventes ont atteint 2,3 milliards. Leur principale caractéristique est leur extrême toxicité : 5 000 à 10 000 fois celle du célèbre DDT.
Selon le TFSP, « il y a des preuves fortes que les sols, les cours d'eau et les plantes, dans les environnements urbains ou agricoles, sont contaminés, à des concentrations variables, par des mélanges de néonicotinoïdes, de fipronil et de leurs produits de dégradation ». Entre autres exemples, les experts du TFSP notent que de l'imidaclopride a été détecté dans 91 % de 74 échantillons de sols français analysés en 2005 : seuls 15 % des sites avaient été traités…
Les concentrations relevées ne conduisent généralement pas à une toxicité aiguë. Mais l'exposition chronique à ces faibles doses fragilise les populations de nombreuses espèces : troubles de reproduction, facultés de survie réduites, etc. Cette « contamination à large échelle » de l'environnement est, selon le TFSP, un « élément déterminant » dans le déclin des abeilles et joue un rôle « irréfutable » dans celui des bourdons. Pour les papillons, les tendances dégagées sont de l'ordre d'une réduction de moitié des populations européennes en vingt ans. Pour M. Bijleveld, le déclin en cours de l'ensemble de l'entomofaune relève d'un « effondrement brutal ».
Les oiseaux mangent des insectes. L’aurait-on oublié ? Toujours selon Le Monde,« le programme de suivi européen ad hoc montre par exemple une perte de 52 % des oiseaux des champs au cours des trois dernières décennies – cependant, les auteurs se gardent d'attribuer l'ensemble de cette perte aux seuls insecticides systémiques, d'autres facteurs entrant en ligne de compte.»
L’Europe a été la première à adopter des mesures préventives. Le pesticide systémique Creuser a par exemple été interdit en Allemagne et en France à cause du danger qu'il présentait pour les abeilles. Une gravissime question se pose néanmoins : comment a-t-on pu laisser croître la marché des pesticides systémiques pendant vingt ans avant de lancer une étude comme celle dont le TFPS a pris l’initiative.« Aujourd'hui, le savoir est fragmenté, juge Maarten Bijleveld. Il n'y a plus de généralistes. »
Le diagnostic de François Ramade est plus sévère. « La recherche en agronomie est sous la tutelle des pouvoirs publics, qui sont généralement soucieux de ne pas gêner l'activité économique et donc l'emploi, estime-t-il. De plus, les agences de sécurité sanitaire ne se sont guère préoccupées de ce problème car ces substances ne posent pas de graves problèmes pour l'homme. Il n'en reste pas moins qu'elles finiront par avoir un impact économique négatif important. »
La solidarité entre les espèces
La conclusion de François Ramade est lourde de sens : on ne s’intéresse guère à l’impact des pesticides systémiques parce que cela pourrait faire disparaître des emplois alors que pour l’instant ces substances ne posent pas de graves problèmes pour l’homme.
Cela soulève la question suivante : l’heure n’est-elle pas venue pour nous les humains de nous intéresser aux autres espèces pour elles-mêmes en faisant l’hypothèse que c’est là, à long terme, la meilleure façon d’assurer notre sécurité et notre vie elle-même. Ce que F. Ramade a bien vu. Parce que, par ignorance nous n’avons eu que mépris pour les insectes, nos amies les abeilles sont aujourd’hui menacées.
Ce serait là un changement radical signifiant qu'on ne doit sacrifier ni les insectes ni les oiseaux à l’agriculture industrielle et aux emplois qu'elle peut créer en amont dans l’industrie chimique ; signifiant aussi, plus fondamentalement, que le principe de précaution doit être pris au sérieux, c’est-à-dire qu'en cas de moindre doute nous devons nous abstenir. Ce que nous aurions dû faire dans le cas des pesticides systémiques.
Ce qui nous ramène à la petite ferme familiale et plus loin encore à la permaculture, révolution dans laquelle il faut s’engager sans sous-estimer les menaces que, dans l’état actuel des choses, les insectes font peser sur les humains. Nous devrons progresser entre deux abîmes : la faim dans l’humanité ou le désenchantement du monde par la mort des sols, la disparition des oiseaux et des papillons. Si on était sûr de pouvoir mieux nourrir et mieux soigner tous les hommes en demeurant dans la logique de l’agriculture industrielle , de la monoculture et de la mondialisation, on pourrait comprendre que l’on prenne ainsi le risque de transformer la terre en désert, mais cette assurance on ne l’a pas. On peut présumer que les insectes nuisibles s’adapteront aux nouveaux pesticides et qu'il faudra accroître la toxicité de ces derniers pour en tirer les mêmes effets. La sécurité à long terme se trouve du côté de la diversité.
Prenons un exemple connu de tous les jardiniers : le prédateur de la pomme de terre, le doriphore. Dans une petite ferme écologique, on peut arriver à le contrôler, à la main si nécessaire, sans contaminer le sol et l’eau et la pomme de terre elle-même. Sur une grande surface, la chose est impossible. Un minimum de prudence nous inciterait à prévoir des maintenant un transfert de travailleurs de l’usine chimique à la petite ferme.