La morale des dinosaures

Youri Pinard

La morale des dinosaures

Baptiste sur le Dinosaure

Je me souviens de mon ami Baptiste, quand j’avais 10 ans et que nous jouions sur le grand dinosaure vert constitué de barres d’acier parallèles. Le moment le plus excitant était de sauter du haut de sa tête. On prenait un moment de repos et on tutoyait le danger… Immanquablement, mon ami Baptiste, pris de vertiges et de doutes, les yeux dans le vide, m’assenait sa fatale ritournelle: « Es-tu sauvé toi? ». Il n’en fallait pas plus pour gâcher le plaisir. S’en suivait une très douloureuse conversation dans laquelle je croyais initialement être tiré d’affaire par la foi, mais avant que j’aie pu sauter du dinosaure, la suite me replongeait dans l’angoisse. En plus de croire en Dieu, il fallait faire et surtout ne pas faire toute sorte de choses dont je me savais coupable. Si j’avais pu donner ma part de tarte au sucre pour que quelqu’un s’occupe de me sauver une bonne fois pour toutes, je l’aurais fait sur le champ… Et surtout, j’en suis venu à chercher d’autres amis moins casse pieds car à 10 ans, le salut réside dans l’innocence qu’on a et non dans la rédemption qu’on voudrait nous voir chercher.

Le salut à 10 ans, c’est de sauter en bas du dinosaure toutes voiles dehors en s’imaginant qu’on va s’envoler, c’est jouir de l’immortalité pendant qu’on la ressent encore, peut-être pour une dernière fois. Assez pour ce retour en arrière!

La morale défaillante du développement durable?

Alexandre Jardin disait récemment à Tout le monde en parle: «Il n’est pas nécessaire d’être un monstre pour participer au pire.» Il parlait alors de l’antisémitisme d’état qui était une norme sociale, une morale acceptée à l’époque de son grand-père et qui explique qu’une société se soit faite complice de grandes atrocités. Pour aller collectivement sur une voie de destruction, il faut mobiliser une grande dose de morale, il faut rendre les choses politiquement correctes car les détraqués ne sont pas légion, et les autres doivent avoir la conviction de faire le bien.

Il faut saluer la préoccupation croissante pour le « développement durable », comme une sorte d’ouverture au compromis, comme la reconnaissance qu’il faut changer, (mais pas trop tout de même, sinon ça deviendrait extrême, entend-on).

Restons lucides toutefois: le “développement durable” continue de valoriser le développement en soi tout en reconnaissant qu’il menace la pérennité de la vie sur terre. Et ce sont les tenants d’un mode de relation «industriel» à la vie qui s’en font à présent les apôtres en prêchant le modèle à des foules qui ne demandent pas mieux que de se laisser convaincre.

Comme notre société souffre d’une profonde dépendance au développement, c’est surtout ce dernier qu’elle souhaite durable, occultant ainsi le conflit entre les deux termes de l’expression «développement durable». Comme si nous pouvions rester dans une relation de prédation gentille, dans un consumérisme politiquement correct, envers notre environnement. Les masses suivent cette nouvelle morale réconfortante qui les accommode. Le « durable » est en voie de devenir une autre norme morale enjôleuse, un autre grand détournement de l’attention éthique, un autre petit Livre rouge à brandir tous en cœur.

Accepter de changer les petites habitudes pour éviter de détruire son espèce est intelligent. Croire qu’on va le faire avec des réformes est naïf. Se donner bonne conscience avec de petits gestes est une façon candide de collaborer au pire.

On ne veut pas le savoir


Je me suis souvenu de mon ami Baptiste en visionnant Cowspiracy, un documentaire de Kip Andersen récemment porté sur Netflix par Leonardo DiCaprio comme producteur exécutif. Ce documentaire choc illustre le rôle de premier plan joué par l’agriculture animale dans presque tous les problèmes environnementaux. Elle joue un rôle plus important (calculé en ramenant le méthane à une valeur équivalente en valeur de CO2) que tous les secteurs du transport combiné dans la production de gaz à effet de serre. Elle est responsable de 80% de toute l’utilisation des antibiotiques aux USA, alors que l’OMS nous annonce que l’humanité est en train de perdre la course vitale contre les bactéries résistantes, en grande partie à cause de leur utilisation chez les animaux. La production d’une livre de bœuf requiert le gaspille de 9400 litres d’eau. La déforestation et l’accaparement des terres partout sur la planète sont essentiellement dus à l’agriculture animale, Ex : 91% de la déforestation amazonienne est directement lié au pâturage et à la production de soya destiné à l’alimentation animale (1 terrain de football par seconde). Je passe sur la disparition des espèces et la destruction des océans… Bref : La production agricole animale (incluant la pêche) c’est un mal… Mais on le savait déjà.

Ce qui est choquant, c’est de documenter à quel point les grandes organisations écologistes passent ce problème sous silence, comme dans certaines familles où il ne faut parler ni de religion ni de politique.

Le lobby de la conscience tranquille


La plupart des écolos contribuent à ces organismes parce qu’ils veulent faire le bien. Ils comptent sur ces nouvelles autorités morales pour nous dire ce qui est bon et ce qui est moins bon pour l’environnement (et la survie de l’espèce humaine dans un monde habitable). Plusieurs se sentiront trahis à juste titre. Le documentaire n’est pas doux avec les Greenpeace de ce monde, au point où je me suis demandé à un certain moment s’il ne ferait pas le jeu du lobby du pétrole.

La conclusion qui s’impose : « on ne veut pas le savoir ». Ces organisations sont financées par le public. Le public les paie pour avoir bonne conscience. Le public veut bien éteindre les lumières, sortir son immense bac de récupération, acheter bio, boycotter l’huile de palme et même pour les plus radicaux, éviter d’arroser le gazon. Mais si on lui demandait de cesser de manger de la viande, là, ce serait trop extrême à son goût. C’est un sujet aussi délicat que de parler à papa de son problème d’alcool.

Les Greenpeace de ce monde n’ont pas les moyens de faire comme mon ami Baptiste. Plonger ses contributeurs dans l’angoisse et la culpabilité en les mettant en face des vrais choix n’est pas une approche des plus marketing...

Ce n’est pas une crise climatique, c’est une crise philosophique


En décembre dernier, Mathieu Ricard accordait une entrevue au journal Le Monde. Interrogé sur les impasses de COP 21, il soulignait: « On y a très peu parlé de l’océan, qui nous apporte pourtant de l’oxygène. Cependant l’élevage industriel est le grand absent à mes yeux. Il est la deuxième cause d’émission de gaz à effet de serre. Il est mauvais du point de vue éthique, puisqu’on tue plus de 60 milliards d’animaux terrestres et marins par an, néfaste pour la santé, source de pauvreté aussi : des millions de tonnes de céréales servent à nourrir le bétail, plutôt que des humains. Et pourtant je n’ai entendu personne dire que l’on va le réduire drastiquement dans le monde. »

Ricard attribue ce silence à une dissonance cognitive: « on sait où est le problème, mais on ne veut pas l'aborder. On ne veut rien changer à son assiette. L’inertie constitue un des problèmes de ’environnement.»

Il faut se joindre de tout cœur à ses propos lorsqu’il conclut que le problème du réchauffement climatique est avant tout un problème philosophique : « … cela revient finalement à une seule question, celle de l’égoïsme versus l’altruisme. … Or pour la première fois, le sort des générations futures est entre nos mains. … Notre impact sur la planète est devenu déterminant. Ce n’est pas un point de vue de Bisounours. Nous sommes entrés dans l’anthropocène et nous sommes un peu dépassés par notre pouvoir sur l’environnement. »

Ceux qui rationalisent leur refus de changer le contenu de leur assiette en priant pour que la technologie trouve des solutions sont de grands bébés. Ils savent qu’ils peuvent agir efficacement, mais ils espèrent encore que papa Religion ou maman Science vienne ramasser les dégâts plutôt que de lâcher la sucette.

Au-delà de la morale, la mutation


Le mantra de Mathieu Ricard me semble tout indiqué en cette matière: « Je n’ai besoin de rien ». On sent bien qu’un changement intérieur est nécessaire et qu’il passe non seulement par une réduction de la consommation mais plus profondément, par un apaisement des désirs autrement que par leur assouvissement.

Après tout, pourquoi notre confort vaut-il plus que celui de la prochaine génération? Qu’est-ce en nous qui a besoin de gratification par la consommation? Pourquoi choisit-on de fermer les yeux quand on a le pouvoir d’agir? Comment en arrivons-nous à infléchir notre raison selon ce qui est commode pour nos désirs et pourquoi est-il difficile de faire l’inverse?

Nous ne sommes plus à l’époque où la croissance insouciante est de mise. Avoir la foi en une science qui trouvera, Inch’Allah! les solutions futures à des problèmes déjà criants d’urgence est devenu puéril et indéfendable. Notre civilisation va devoir assumer sa maturité, lâcher la sucette, sortir de l’emprise de ses désirs superficiels et assumer son destin dans la grande roue de la vie et accepter de faire face aux questions profondes.

Dans toute l’histoire, la philosophie a été une aventure typiquement humaine qui a influencé l’évolution des civilisations. Mais à l’ère anthropocène, elle devient une clé dans un destin planétaire, mettant en jeu la vie sur terre... Le vrai combat écologique est donc plus que jamais celui qui se déroule dans notre for intérieur et dans notre façon de faire triompher ce qui est juste dans nos actions, au-delà des caprices personnels et collectifs du jour. Comme le serpent qui doit changer de peau, comme la chrysalide qui doit inévitablement devenir papillon ou mourir, nous allons devoir muter. Les dinosaures sont disparus parce qu’ils n’ont pas su s’adapter. L’humain est à son tour face à l’urgence de l’adaptation; mais l’adaptation qui nous appelle n’est plus biologique.

La nature n’a jamais donné aucun exemple de développement durable. Il devient nécessaire de nous inspirer des lois de la nature et redécouvrir ce qui en nous est cyclique et ce qui en nous est durable. Collectivement et individuellement, il s’agit de muter, pas de réformer. Changer exigera du courage.

Les grandes évolutions dans l’histoire sont d’abord nées par des changements de vision du monde. Et ces changements de vision ont toujours été portés par des gens courageux

Peut-être faudra-t-il renouer avec le courage de nos 10 ans: sauter en bas du dinosaure toutes voiles dehors, jouir de l’immortalité pendant qu’on la ressent encore, peut-être pour une dernière fois. Avant qu’il soit trop tard, avant que ce soit notre tour de disparaitre comme les dinosaures.

Quelle époque formidable pour ceux qui ont le goût de l’aventure!

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