La médecine Socratique
À propos de Traquer la maladie, traduction par Fernand Turcotte de Seeking Sickness. Medical Sreening and The misguided Hunt for desease, par Alan Cassels, Presses de l’Université Laval, Québec 2016.
Par médecine socratique je n’entends pas une sorte de psychanalyse rationnelle, mais une façon pour le patient de conserver sa confiance en lui-même dans un bureau de médecin, cette confiance dont Socrate faisait preuve face à tous ses interlocuteurs, petits et grands, faible ou puissants. Quand il ne comprenait pas une parole ou un acte d’un interlocuteur, il le signifiait en lui posant des questions, sans se lasser mais au risque de le lasser. C’est le prix à payer pour l’autonomie
Sauf exception, nous nous dépouillons de cette précieuse faculté humaine en franchissant le seuil d’un bureau de médecin. Nous nous mettons à nu psychologiquement, avant qu’on nous demande de le faire physiquement. Faites ce que voulez docteur, c’est vous le docteur, moi je ne suis que le cobaye!
C’est ainsi que nous jouons le jeu de cette médicalisation des bien portants, dont nous disons dans un autre article, qu’il engouffre les milliards dont nous aurions bien besoin pour humaniser les soins dans les CHSLD.
Dans son livre, Cassels revient avec de nouvelles données objectives sur bien des dépistages dont nous avons déjà fait la critique dans nos pages : prostate, mammographie, cholestérol, scanographie du corps entier, etc. Nous arrêterons au modèle d’entretien socratique qu’il a lui-même établi. La scène se passe chez l’optométriste, occasion pour nous de découvrir qu lui aussi est engagé dans la médicalisation des bien portants.
Laissons la parole au docteur Cassels dans son rôle de Socrate patient:
«Je me méfiais, mais j'avais retenu plusieurs leçons. J'en arrivais lentement à la conclusion que pour être à même de prendre une décision éclairée pour déterminer si l'on doit se soumettre au dépis-tage, les gens devaient s'armer des bonnes questions à propos des avantages et des torts du dépistage. Ce qui revient à dire que nous, les gens ordinaires, devons être beaucoup plus méfiants du mantra « passez ce test, car c'est bon pour vous » qu'on entend souvent sortir de la bouche des praticiens et des colporteurs du dépistage.
Imaginez donc la scène suivante. Ma femme a suggéré qu'il était temps que je me fasse examiner les yeux. Évidemment, j'ai tout de suite sursauté. Mes lunettes étaient parfaites et je n'avais aucun problème de vision. De plus, ne venait-on pas juste d'examiner mes yeux? Oui, mais cela faisait un an et demi.
Donc, j'ai allongé 105 dollars à une clinique d'optométrie pour passer un examen de la vue. L'examen en tant que tel consistait à la procédure optométrique habituelle, visant à établir si je voyais (ou pas) les différentes rangées de lettres qu'on projetait sur le mur. Lbptométriste pouvait dire sur le champ si ma vision s'était détériorée depuis ma dernière visite et dans quelle mesure la prescription de mes verres avait changé.
C'est alors qu'il a sorti un instrument que mon sixième sens a vite soupçonné faire partie d'une espèce de test de dépistage. Si j'avais porté un brassard mesurant la tension artérielle à ce moment-là, je suis persuadé qu'on aurait pu mesurer ma réaction par les montées de ma tension sanguine.
Se pourrait-il, me suis-je demandé, que je me retrouve en face du bout aiguisé d'un test de dépistage ?
C'était exactement ce qui était en train de se passer.
Je m'efforçai de rester calme. Après tout, quelle catastrophe pourrait découler de ce qu'un optométriste me souffle un peu d'air dans l'œil pour voir si j'avais «une pression intraoculaire élevée»? L'optométriste a brandi le petit instrument. J'ai appris par la suite que l'instrument s'appelle un « tonomètre de Grolman ». Il était environ de la grosseur d'un combiné de téléphone et sert à mesurer la tension intraoculaire (TI).
Je voulais savoir ce qu'il comptait faire avec ce truc. Voici à peu près comment s'est déroulée notre conversation :
Alan : À quoi cela sert-il ? Êtes-vous en train de me faire passer un test de dépistage ?
Optométriste: Oui, c'est un test de dépistage. Rien qu'une petite bouffée d'air sur votre cornée. Cela mesure la pression du liquide qui circule à l'intérieur de votre œil.
Alan : [manifestement intéressé] Et pourquoi devez-vous connaître la pression à l'intérieur de mon globe oculaire ?
Optométriste : Ce n'est qu'un petit test qui peut dire si la pression du liquide à l'intérieur de votre œil est normale. Une pression élevée pourrait provoquer le glaucome.
Alan : Qu'est-ce que c'est que ça ?
Optométriste : Le glaucome est une maladie qui endommage le nerf optique. Cela détériore la vision. Ce test peut montrer si vous avez une pression intraoculaire élevée, ce qui peut augmenter le risque de développer le glaucome. Le glaucome peut provoquer la cécité.
Alan : [le ton est un peu plus sec] Etes-vous en train de me dire que vous vous apprêtez à tester mes yeux à l'aide d'une bouffée d'air, et que ce bidule que vous tenez entre les mains va vous indiquer si j'ai des chances de devenir aveugle dans l'avenir?
Optométriste : Pas vraiment. Ce n'est qu'un dépistage rapide de votre pression intraoculaire. Si la lecture montrait qu'elle est élevée, je vous parlerais de ce que cela pourrait vouloir dire potentiellement, et on ferait quelques autres examens paracliniques. Il pourrait y avoir un certain nombre de choses responsables de l'augmentation de la pression dans votre œil, donc on ferait d'autres tests pour vérifier. On examinerait aussi votre champ visuel. S'il y a des dommages attribuables au glaucome, on en retrouvera des symptômes au niveau du champ visuel.
Alan : Donc, ce n'est qu'une première étape, n'est-ce pas ? Ce test de dépistage ?
Optométriste : Oui. Au fait, pourquoi me posez-vous autant de questions ?
Alan : J'ai fait beaucoup de recherches à propos du dépistage dernièrement. D'ailleurs, je rédige présentement un livre sur ce sujet. Vous savez, je me suis toujours demandé pourquoi les gens ne posent pas les bonnes questions quand ils sont soumis à un test de dépistage, comme c'est le cas pour moi en ce moment. Cela me paraît bizarre.
En réalité, c'est difficile de penser aux bonnes questions quand on se retrouve sur la sellette comme ça.
Optométriste : [rassurant] Ouais, c'est un test assez simple, mais c'est loin d'être concluant et cela ne mènera à rien. Il faudra qu'on fasse toute une batterie d'autres examens paracliniques si l'on pense qu'il y a quelque chose qui ne va pas.
S'il était clair pour lui que j'essayais de gagner du temps, il n'en fit rien paraître. Mais je commençais à manquer de questions. J'étais démonté et j'ai abandonné. Ce qui arriva ensuite dura environ cinq secondes. Il souffla une bouffée d'air dans chacun de mes globes oculaires et dit « Votre pression est normale - c'est 21 », et il entreprit d'effectuer le reste de mon examen des yeux.
C'est alors que j'ai compris un fait crucial. Je savais désormais comment on se sentait lorsqu'on nous proposait de passer un test de dépistage. Mais si j'avais poussé ma réflexion un peu plus loin, j'aurais compris que toute ma visite chez l'optométriste constituait un test de dépistage. Je suis en parfaite santé et je me suis prêté à une vérification pour trouver d'éventuelles maladies.
Une bonne part de ce que j'écris exhorte les gens à prendre tout le temps nécessaire pour faire leurs recherches et poser des questions avant de se soumettre au dépistage. Mais les choses sont différentes quand on est assis dans la chaise. On tient le rôle du patient qui fait confiance. C'était comme si j'avais deux anges assis sur les épaules. Un qui chuchoterait dans une oreille : « Qu'est-ce que cela peut bien faire ? C'était rien qu'une bouffée d'air dans les yeux. Allez. » Sur l'autre épaule, l'ange défaitiste, armé d'une fourche, martelant dans mon oreille : « T'es fou ou quoi ? Sais-tu au moins vers où ce test de dépistage peut déboucher ? Faux positifs. Faux négatifs. Surdiagnostic. Effets en aval. Soucis. Anxiété. Dépression. Dis non ! »
D'accord, je dramatise un peu. La leçon ici me paraît assez simple : si vous vous apprêtez à rencontrer un professionnel de la santé qui pourrait vous offrir un test de dépistage, il faut que vous ayez déjà fait vos recherches. Y penser par la suite revient à fonc-tionner à l'envers.
La recherche sur la manière dont les gens prennent des déci-sions concernant le dépistage est plutôt mince - ce qui revient à dire qu'il n'y a pas grand-chose là-dedans qui soit d'une utilité quelconque. Pourtant, la « Décisions Study » de 2010 aux États-Unis a sondé les citoyens partout au pays à propos de neuf décisions médicales courantes, ainsi que le niveau auquel les patients se sentaient informés à propos de ces décisions1.
L'étude a conclu que « les discussions sur le dépistage du cancer pour tous les tests de dépistage (sein, colorectum, prostate) » avaient obtenu des scores décevants sur le plan des « critères d'une prise de décision informée». Ce qui me dit que les gens ne recevaient pas l'information dont ils avaient besoin pour prendre une décision informée. Ou bien ils n'en faisaient pas la demande, ou bien cela ne leur était pas fourni.
L'étude poursuivait en disant que « les participants ont rapporté que les distributeurs de services de santé omettaient fréquemment de mentionner les inconvénients du dépistage, et qu'ils n'ont pas l'habitude de s'enquérir des préférences des patients ». Même lorsque les gens croyaient être bien informés, « ils ont obtenu des résultats navrants au moment de répondre à des questions de connaissances et surestimé de façon marquée l'incidence et les risques de mortalité, ainsi que la validité prédictive des tests d'ASP et de la mammogra¬phie ».
Ce que cela me dit, c'est qu'avant même qu'on vous offre de passer un test de dépistage, vous devriez faire vos devoirs (contrairement à moi qui n'avais pas fait mes devoirs avant de rendre visite à l'optométriste).
Par la suite, quand j'ai fait mes recherches, j'ai découvert qu'il est recommandé de se faire examiner les yeux périodiquement pour une raison simple : plusieurs des maladies de l'œil ne présentent pas de symptômes. En d'autres mots, on ne se sent pas différemment de la normale même quand quelque chose cloche.
Certains examens des yeux sont capables de détecter des choses qui pourraient provoquer la cécité (comme des signes précoces de pression intraoculaire élevée qui pourraient provoquer le glaucome). Et parfois, des maladies qui n'ont rien à voir avec les yeux (comme des maladies du cerveau) peuvent être détectées par des anomalies dans les yeux. ,
Il existe un certain nombre de façons de mesurer la pression intraoculaire. La tonométrie de Grolman (ou tonométrie à air) que mon optométriste avait employée avec moi utilise une bouffée d'air pour aplatir la cornée. La machine transforme cela en lecture qui set raduit par une mesure de la pression intraoculaire (PIO). On peut traiter la pression élevée avec des gouttes oculaires.
Mais revenons sur les raisons qui m'ont fait accepter ce test de dépistage.
Pour commencer, l'éventualité d'une cécité imminente constitue une motivation plutôt efficace. Le fait de perdre la vue serait un développement assez traumatisant, et quand un professionnel de la santé propose un outil de dépistage qui pourrait en détecter les signes précoces, et que le test paraît simple et non effractif, avec peu de risques en aval, pourquoi ne voudrait-on pas aller de l'avant?
Ne s'agit-il pas là de la justification de tous les tests de dépistage?
Mais je savais que cela allait plus loin que ça. Dans tous les tests de dépistage, il y a toujours un certain appât du gain qui se tapit dans l'ombre. Il y a donc un incitatif financier qui encourage l'utilisation du dépistage sur le plus grand nombre de patients et le plus fréquem¬ment possible.
Pour les compagnies qui fabriquent et vendent des gouttes oculaires qui réduisent la pression, existe-t-il un incitatif pour exagérer la nécessité du dépistage des yeux ? Elles sont certainement motivées à promouvoir le lien entre le fait d'abaisser la pression de vos yeux avec des médicaments et une réduction du risque de faire du glaucome. La pharmaceutique Pfizer, par exemple, a une campagne intitulée «AU Eyes on Glaucoma» (Tous les regards sur le glaucome) qui recommande le dépistage régulier pour le glaucome, incluant la tonométrie2. Elle vend aussi du latanoprost (ou Xalatan), un médi-cament largement commercialisé et conçu pour réduire la pression intraoculaire. Les fabricants de tonomètres portatifs profiteraient eux aussi du fait d'exagérer l'incidence d'une augmentation de la pression des yeux dans l'apparition du glaucome.
Pourtant, plus je creusais la question du dépistage de la pression intraoculaire, plus je découvrais que la preuve n'était pas encore faite. Une étude, « Ocular Hypertension Treatment Study », a trouvé que le dépistage de l'hypertension oculaire et son traitement signifiaient que ces gens étaient moins susceptibles de développer du glaucome par comparaison avec un groupe témoin. Mais il y a une ruse. La haute pression intraoculaire ne constitue qu'un facteur de risque du glaucome. La plupart des gens avec une pression oculaire élevée ne développent pas de glaucome. En fait, de 25 à 50 % des gens souffrant du glaucome ont une pression intraoculaire normale.
Il existe aussi quelques incertitudes à propos de la précision de la tonométrie étant donné que la pression intraoculaire varie pendant la journée. De plus, le test ne tient pas compte des différences de l'épaisseur et de la courbure de la cornée d'un patient à l'autre, et certaines méthodes dépendent beaucoup trop de l'opérateur. Pourtant, certains fabricants vendent même un appareil de tonomé¬trie portatif permettant de vérifier soi-même sa propre pression oculaire quand on le souhaite.
Plusieurs organismes, comme la Glaucoma Foundation aux États-Unis, et l'Institut national canadien pour les aveugles, recommandent des examens de routine de la pression des yeux, mais il est possible qu'ils induisent les gens en erreur à propos de l'efficacité du test pour détecter le glaucome. D'après ce que j'ai trouvé, les avantages des tests de routine de la pression intraoculaire sont probablement exagérés, au-delà des preuves, et il n'y a tout simplement pas assez d'études de qualité qui s'intéressent spécifiquement aux résultats à long terme du dépistage à l'aide de la tonométrie. Mais cela ne veut pas dire que vous devez éviter de passer un examen de la vue de routine. Après tout, ce n'est pas comme si l'on allait se faire couper un bout de poumon sur la base d'un faux positif.
J'admets que mon chronométrage était détraqué : j'ai fait toutes ces recherches après avoir passé le test de dépistage de la pression des yeux. Avant mon expérience dans la chaise de l'optométriste, je m'étais toujours demandé pourquoi les gens ne posaient pas plus de questions quand ils doivent faire face à un test de dépistage. Maintenant, je le sais. On ne sait jamais quand un membre du personnel médical va nous offrir de passer un test de dépistage. Et c'est difficile de refuser quand on est sur place, assis dans la chaise, jouant notre rôle de patient qui fait confiance.
Il faut donc s'attendre à être dépisté et se préparer, armé de quelques questions bien précises.
Depuis lors, j'ai développé une liste de six questions qu'il faut poser quand on se voit offrir un test de dépistage :
1. Ce test de dépistage est-il recommandé par un organisme crédible et indépendant, comme le U.S. Préventive Services Task Force (USPSTF)?
2. Est-ce que c'est pour une maladie qui a un impact significatif sur la santé publique, qui est assez répandue pour nécessiter du dépistage, et qui vient avec une probabilité acceptable que je puisse en être atteint ?
3. Si mon médecin détecte des signes hâtifs de la maladie, est-ce qu'il y aura à ce moment-là un remède disponible pour soigner la maladie qui pourrait en découler ?
4. Le test est-il sensible (on veut dire par là qu'il peut trouver avec précision une maladie qui EST présente) et spécifique (c'est-à-dire qu'il ne trouvera pas de maladie qui N'EST PAS présente) ?
5. Qui fait la promotion de ce test et pour quel motif?
6. Si le test est positif, à quoi ressemblent les examens subsé¬quents, et y a-t-il des services médicaux disponibles pour traiter cette maladie de manière efficace et d'une façon qui soit accep¬table pour moi ?»