La face occultée, qualitative de la vie

Jacques Dufresne

 Les manuels de biologie sont une imposture. J’ai douze ans, j’ouvre le mien. Qu’est-ce que j’y trouve : les pièces d'une machine; le cœur est présenté comme une pompe, vue sous l'angle de la respiration, chaque cellule apparaît comme un moteur à explosion miniature. Quant à la coordination de ces mécanismes, elle est assurée par un codage d'informations qui rappelle à s'y méprendre les programmes de l'ordinateur.

C’est donc cela la vie, dit mon enfant de douze ans, que cela?  Imposture : dans le manuel une partie est présentée comme le tout. Biologie signifie littéralement « science de la vie », sous-entendu de toute la vie, à moins qu’on ne précise les limites de l’objet traité. Ce qu’on ne fait pas. Le bon titre serait, par exemple, Traité du corps machine, ou de quelques aspects mécaniques de la vie.

Car la vie a aussi des aspects qualitatifs : la vitalité d’une personne, sa forme, sa créativité et les fruits de cette créativité :  les langues, les œuvres d’art et les lieux dont on dit qu’ils sont vivants. Ces phénomènes qualitatifs (et complexes) font-ils partie de la vie oui ou non? Tout se passe comme si on était justifié de les négliger sous prétexte qu'ils sont irréductibles à la biologie moléculaire et aux manipulations qu'elle rend possible.

Je n’ai toujours que douze ans et c’est emmailloté dans de telles convictions que j’entre dans la vie justement. Et ce n’est que le début de l’endoctrinement. Dans les médias, je verrai et entendrai des journalistes scientifiques prendre un air extatique pour dire leur émerveillement devant «la formidable machine humaine ». Et autour de moi, à force d’entendre l’expression « intelligence artificielle » à propos de robots, j’en viendrai à penser que ma propre intelligence, pourtant si proche de mes sentiments, est de cette nature. Et s’il était vrai qu’on devient ce que l’on voit et ce que l’on entend, quel serait l’avenir l’enfant de douze ans qui verra de moins en moins de vie et de plus en plus de machines autour de lui?

Les mécanismes et les organismes

Le temps a passé. Moi qui n’ai plus vingt ans, qui ai vu la biologie sortir d’un contexte plus large pour se figer ensuite, à la faveur de la découverte de l’ADN, dans ce cadre dogmatique, j’étais hier encore aussi intimidé que l’enfant de douze ans par cette avalanche de convictions mécanistes. Au point de craindre de passer pour un contempteur de la science si j’osais rappeler que la vie existe aussi sous la forme de qualités et que c’est même là, dans nos existences à la recherche de sens, son aspect le plus important.

D’où ma joie quand j’ai découvert, il y a quelques années, parmi beaucoup d’autres, deux biologistes réputés, Brian C. Goodwin et Stuart Kauffman qui non seulement attachent de l’importance aux aspects qualitatifs de la vie et à la connaissance subjective qui en rend compte, mais jettent les bases d’une science des qualités.

Goodwin : « L’une des distinctions les plus claires entre les mécanismes et les organismes a été proposée, il y a plus de deux cents ans, par le philosophe allemand Emmanuel Kant. Un mécanisme est à ses yeux une unité fonctionnelle dont les parties existent les unes par rapport aux autres dans l’exécution d’une fonction particulière. À son époque l’horloge était la machine paradigmatique. Les parties préexistantes, conçues pour jouer un rôle spécifique dans l’horloge, sont rassemblées en une unité fonctionnelle dont l’action dynamique sert à mesurer le passage du temps.

Un organisme, d’autre part, est une unité à la fois fonctionnelle et structurelle dont les parties existent les unes pour les autres et les unes par les autres dans l’expression d’une nature particulière. Cela signifie que les parties d’un organisme, feuilles, racines, fleurs, membres, yeux, cœur, cerveau, ne sont pas construites séparément et ensuite assemblées, comme dans une machine, mais surgissent comme le résultat d’interactions à l’intérieur de l’organisme en développement.

Les organismes ne sont donc pas des machines moléculaires, mais des unités à la fois fonctionnelles et structurelles résultant d’une dynamique auto organisationnelle et auto générationnelle. »[1]

 Émergence et créativité

 Deux mots, émergence et créativité, nous aideront à comprendre le rôle et le sens de ces unités. Émergence, selon le TLF (Trésor de la Langue Française), est « une apparition dont ne peut rendre compte un système de causalité, apparition d’un état ou d’un être qualitativement différent et irréductible à l’état et à l’être dont il procède, apparition au cours de l’évolution d’une structure, d’un organe nouveau pour le phylum considéré. » Selon Stuart Kaufmann, « l’émergence est une composante majeure de la nouvelle vision scientifique du monde. Elle nous rappelle que, sans violer les lois de la physique, la vie dans la biosphère, l’évolution de la biosphère, l’ensemble de l’histoire humaine de même que dans nos actes quotidiens n’est ni réductible à la physique ni explicable à partir d’elle et occupe une place centrale dans nos vies. »[2]

Créativité : si la causalité ne peut pas expliquer l’émergence, il faut supposer soit que Dieu intervient à chaque saut qualitatif, soit que la vie elle-même est créatrice depuis ses formes les plus élémentaires. Stuart Kauffman en conclut que Dieu est le nom que nous donnons à la créativité : « Si le réseau de la vie, le système le plus complexe que nous connaissons dans l’univers, ne brise aucune loi de la physique, il n’en est pas moins partiellement hors la loi, sans cesse créatif. Il en est ainsi de l’histoire humaine et des vies humaines. Cette créativité est fabuleuse, admirable, digne d’inspirer une crainte révérentielle. On peut en tirer une conception de Dieu : Il est le nom que nous donnons à cette perpétuelle créativité dans l’univers naturel, dans la biosphère et dans les cultures humaines. »[3]

Donc pour Kauffman, point de Dieu transcendant. Je ne veux pas ici m’engager dans un débat théologique. Mon but est de réhabiliter à la fois la vie comme qualité, et la connaissance subjective, intuitive de cette vie. Ce que font Goodwin et Kauffman avec intelligence et profondeur. L’un et l’autre ne peuvent pas imaginer qu’on puisse être un savant digne de ce nom si l’on ne complète pas l’approche réductionniste du savant par l’approche globale de l’artiste ou de l’écrivain. Si on peut expliquer telle ou telle maladie à partir d’un ou plusieurs gènes, on peut aussi en pressentir l’existence en observant la démarche, l’écriture ou le visage de la personne. Ce faisant, tout entrant dans le monde de la connaissance, on vit, on participe à la grande fête de la créativité, on pénètre des phénomènes complexes qui échapperont à jamais à la méthode réductionniste du savant. «To live is to know, to be human is to love». « La poésie n’est-elle qu’un plaisir? Qu’une occasion de s’émerveiller, de s’étonner ? Absolument pas. La poésie, la littérature sublimes sont des lentilles à travers lesquelles nous pouvons nous voir nous-mêmes, nos vies et le monde. Elles nous montrent la vérité. »[4]

Les conséquences catastrophiques du divorce entre les deux regards sur la vie

Goodwin et Kauffman ont aussi compris que c’est le divorce entre les deux modes de connaissance qui expliquent l’état lamentable de la planète. Si, disent-ils l’un et l’autre, Newton avait toujours été tempéré par Keats, notre attachement à la beauté de la nature aurait été assez fort pour nous inciter à la protéger. « La vérité est beauté et la beauté est vérité, écrit Keats» Si nous nous autorisons nous-mêmes à embrasser l’humanité, Keats nous montre à quelle folie nous avons succombé dans l’ombre de la science que j’aime.» [5].

Ils donnent l’un et l’autre raison au philosophe Michel Henry, auteur de La Barbarie, qui remettait la connaissance subjective à l'honneur après avoir dénoncé l'idéologie scientiste. La Recherche numéro de mars 1989

« La vie subjective d'un côté, la réalité physique de l'autre, nous dit Michel Henry, devraient normalement être deux domaines différents, mais égaux en dignité. On a toutefois de plus en plus tendance à présenter la vie subjective comme un simple produit, voire comme un sous-produit de la réalité physique. C'est en cela, précise Michel Henry, que consiste l'idéologie scientiste qu'il faut bien se garder de confondre avec la science proprement dite, laquelle n'implique aucune dévalorisation de la subjectivité. « Traiter notre vie subjective d'apparence et qui plus est, d'apparence illusoire, ce n'est pas seulement formuler à l'égard de l'homme et de son humanitas le plus grand des blasphèmes. Car ce qui fait cette humanitas, à la différence de la chose, c'est justement le fait de sentir et de se sentir soi-même, c'est sa subjectivité. Notre être commence et finit avec notre vie phénoménologique, il faut s'y faire. Si cette vie subjective n'est rien, nous ne sommes rien non plus. Si cette vie n'est qu'une apparence illusoire, nous ne sommes nous aussi qu'une illusion, qu'on peut aussi bien supprimer sans porter atteinte à la réalité. La négation théorique de la subjectivité implique la destruction pratique de l'humanité ou, du moins, la rend possible ». 

Un siècle plus tôt, Ludwig Klages avait écrit : « La vraie vie est inconceptible, on l'éprouve (erlebt), on ne la définit pas. » À propos du corps vivant, il ajoute: « Il est une machine dans la mesure où nous le saisissons et il demeure à jamais insaisissable dans la mesure où il est vivant. […] De même que l'onde longitudinale n'est pas le son lui-même mais l'aspect quantifiable du support objectif du son, de même le processus physico-chimique dans le corps cellulaire n'est pas la vie elle-même de ce corps mais le résidu quantifiable de son support objectif. Devrions-nous donc renoncer, à essayer de comprendre la vie? » [6]

De la poésie dans les manuels de biologie

Aux enfants qui ont douze ans aujourd’hui, il faut donner accès à des manuels de biologie où des tableaux, des poèmes, des extraits en prose, des scènes vivantes côtoient des illustrations de processus mécaniques. Il faut surtout multiplier pour eux les occasions de s’éloigner des écrans pour s’immerger dans la nature et l’étudier, puisque vivre c’est connaitre, en mettant tous leurs sens à contribution.



[1] Brian C. Goodwin, How the leopard changed its spots. The Evolution of Complexity. Princeton University Press. p.197

[2] Stuart Kauffman, Reinventing the Sacred. Édition numérique p10

[3] Ibid. p.12

[4] Ibid.p.229

[5] Ibid. p.231

[6] http://agora.qc.ca/documents/machine--le_mecanique_et_le_vivant_par_jacques_dufresne

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