La démocratie et l'éducation (2)

Jacques Dufresne

Second d'une série de quatre articles sur Georges Leroux et l'éducation.t


Georges Leroux...(1), l'historicisme (3) et le nationalisme.(4)


La démocratie atteint son sommet quand elle se critique elle-même.

J’ai reproché à Georges Leroux de faire un usage abusif du mot démocratie, un mot amibe selon Ivan Illich, un mot plastique selon le philosophe allemand Uwe Poerksen, un mot valise selon d’autres auteurs. Je lis à la page trente-six : «La laïcité scolaire […] c’est l’enjeu fondamental du pluralisme au cœur de la démocratie.» Trois lignes plus loin, la démocratie est de nouveau invoquée comme critère : «plusieurs croyances entrent en effet en conflit avec les principes fondamentaux des démocraties modernes.» Retour du dogme à la page suivante : «Cette dialectique des croyances est constitutive du débat démocratique.» Deux pages plus loin : «le préambule du programme est très clair à cet égard : son unité réside dans la poursuite du dialogue démocratique.» Etc.


Le mot démocratie désigne avant tout un régime politique, celui où le pouvoir appartient au peuple. On en a fait une valeur applicable à une foule de domaines: la politique, cela va de soi, mais aussi l’éducation, la religion, l’art, la famille, l’entreprise. Limitons-nous pour l’instant au premier sens du mot. En Occident, on a à ce point idolâtré le régime démocratique qu’on a perdu tout esprit critique à son endroit, allant jusqu’à le substituer au mot justice. Faute tragique, car comment pourra-t-on juger les régimes démocratiques concrets si on ne peut utiliser l’idée de justice comme critère?

Tant et si bien qu’il faut rappeler aujourd’hui que la justice peut régner dans d’autres régimes que la démocratie. Ce fut notamment le cas sous Solon et Pisistrate, ces chefs d’état éclairés qui ont exercé le pouvoir dans ce sixième siècle qui a précédé et préparé la démocratie athénienne. Faut-il exclure qu’en ce moment il y ait plus de justice dans la monarchie de la Jordanie qu’en Israël, une démocratie considérée comme modèle dans cette région?

Non seulement la démocratie n’a pas l’exclusivité de la justice, mais l’injustice peut aussi en être la règle. Si prometteuse qu’elle ait été à l’origine et dans ses principes, la démocratie a conduit la Grèce de Périclès à la ruine. Pour une raison qui nous est bien familière : pour maintenir la justice à l’intérieur d’un pays, il faut enrichir le pays et, pour l’enrichir, l’ardeur au travail de ses citoyens ne suffit pas, il faut aussi pratiquer l’injustice contre l’extérieur. Ce qui, dans l’antiquité, signifiait faire la guerre pour s’emparer des richesses de l’ennemi. Les démocrates athéniens se sont tellement laissé gouverner par cet «appel du ventre» (Platon) qu’ils se sont lancés dans une guerre funeste contre la Sicile.

Dans les démocraties contemporaines, c’est la croissance qui a joué le rôle du butin de guerre arraché auparavant aux colonies. Une croissance obtenue à un coût écologique dont ces démocraties commencent à peine à mesurer l’ampleur : en prélevant plus que leur juste part de l’énergie fossile et en produisant plus que leur juste part de gaz à effet de serre. Je ne dis pas que les dictatures sont meilleures sur ce plan. Je dis seulement qu’il faut se garder d’idolâtrer le régime démocratique comme le fait Georges Leroux dans son livre, en répétant le mot démocratie sans jamais en faire la critique. Bien mauvais exemple à donner à des professeurs qui doivent former l’esprit critique des futurs bons citoyens. démocrates…

Les meilleures écoles pour tous

Quant au recours au mot démocratie dans les domaines autres que le politique, à commencer par l’éducation, le danger est extrême. On note déjà une certaine confusion dans l’expression «démocratisation de l’éducation». Elle ne prend tout son sens que si elle désigne l’accès de tous aux meilleures écoles possibles. Éduquer c’est nourrir un être, assurer sa croissance. C’est autrement dit, rechercher pour cet être la meilleure nourriture possible.

Dans la réalité hélas! l’expression démocratisation de l’éducation désigne aussi le fait qu’on laisse se dégrader les écoles pour que chacun puisse y réussir. Il en est résulté au Québec dans l’ensemble du réseau de l’éducation, une inflation telle qu’on voit à la télévision des professeurs d’université invités spécialement pour nous apprendre que les chandails du Canadien de Montréal se vendent plus cher quand l’équipe est gagnante!

Le modèle et le miroir


Le mot démocratie appliqué à l’éducation crée un climat où le miroir remplace le modèle, où la reconnaissance de l’autre en tant qu’égal se substitue à l’admiration de l’autre en tant que supérieur. Cela favorise le nivellement par le bas et défavorise l’émulation, laquelle est pourtant un besoin fondamental de l’âme humaine. Il faut la distinguer de la compétition, qui est une émulation devenue folle. Il y a si peu de place pour l’émulation dans les classes que les jeunes la recherchent dans les sports et les activités parascolaires telle que Star Académie.

Émulation, admiration, attention, inspiration sont des mots qu’on ne trouve ni sur le site du ministère de l’Éducation, ni dans le Dictionnaire actuel de l’éducation, publié par Larousse, (dont l’auteur, Ronald Legendre est un professeur de l’UQAM). Dans le même dictionnaire, on consacre vingt-cinq pages au mot objectif, lequel est ainsi défini : «Résultat précis, circonscrit et vérifiable, dont l’atteinte exige une focalisation d’actions cohérentes et d’efforts concertés pendant une certaine période de temps.»1

 

La vie intellectuelle

Nous touchons là l’essence du constructivisme en éducation. Qu’est-ce qu’on construit : un être humain? Non. Un être vivant autonome ne se construit pas de l’extérieur. Il s’édifie lui-même de l’intérieur à partir de la nourriture qu’on lui offre. Notre système d’éducation est mécaniste. Le fait que le souci de la vie intellectuelle en soit totalement absent en est la preuve.

Georges Leroux  n'est pas l'auteur de cette réforme mais plutôt que de la critiquer, il a fait le nécessaire pour que son programme ECR s'y intègre bien. Dans le dernier chapitre de son livre, il s’en excuse presque. Dans une soudaine attaque de nostalgie du cours classique, il semble souhaiter qu’on revienne à l’admiration et à l’émulation, à ce qu’il appelle «le principe mimétique».

Situons la question. La neutralité du professeur est l’un des principes fondamentaux du programme ECR. Vous aimez sans réserve le poème Booz endormi de Victor Hugo. C’est mon cas! Je me vois bien mal présenter ce chef d’œuvre sur un ton neutre, en tant qu’initiation aux liens entre la Bible et l’ensemble de la culture occidentale. J’estime même que c’est mon devoir de manifester mon enthousiasme. Georges Leroux semble conscient du fait qu’il est bien triste qu’au nom d’une conception abstraite de l’éducation, on castre ainsi les professeurs, qu’on les oblige à cacher cette vie affective que l’on ne saurait voir. La «pédagogie transférentielle et mimétique» (sic), trouve donc quelque grâce à ses yeux. Il ne saurait la recommander ouvertement sans se mettre en contradiction avec lui-même. Les compétences le tireront d’affaire. Est-il seulement possible de greffer l’admiration sur ces socles de la troisième étape appelés compétences? Nous voyons bien, conclut-il, «que les liens entre un modèle vertueux et un modèle cognitif sont devenus très fragiles.»1

Le paysan aristocrate

Occasion de rappeler une page d’histoire qui réhabilite le modèle vertueux tout en montrant l’importance du lien vivant avec le passé. On sait l’influence qu’eut Rousseau sur la république américaine naissante. C’est dans un collège classique français que Rousseau a découvert Cincinnatus à la charrue, ce vieux romain que Tite-Live proposait comme modèle dans une Rome déjà décadente. Il racontait que Cincinnatus avait accepté d’interrompre le labourage de son champ pour prendre la tête de l’armée romaine dans un moment de grand danger pour la patrie. Après quoi, ayant bien servi les siens, il retourna à son labourage sans attendre de récompenses. La Grèce de Solon, celle de la réforme agraire, l’avait déjà démontré, c’est cette vertu, à la fois paysanne et aristocratique qui rend les démocraties possibles et fait leur force. La ville de Cincinnati doit son nom au légendaire laboureur romain. Preuve qu’il était alors plus qu’un nom dans la tête de quelques érudits. C’est le souvenir auréolé de cette vertu fondatrice qui fait le succès de Bernie Sanders en ce moment. Soit dit en passant, Bernie Sanders a fréquenté deux institutions réputées pour la qualité de leur programme en liberal arts : le Brooklyn College et l’Université de Chicago.

Notes

1- Georges Leroux, Différence et lberté, Boreal, Montréal 2016, p.29

 

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