Histoire culturelle des épidémies : quelques leçons à en tirer
Cet article, dicté par les circonstances, est avant tout une invitation à lire de bons ouvrages[1] sur l’histoire des maladies et de la médecine. Je m’inspire ici surtout de Histoire culturelle de la maladie, un ouvrage collectif dirigé par Marcel Sendrail.[2]
Rien de plus instructif pour comprendre la condition humaine que de la redécouvrir sous l’angle de l’histoire culturelle des maladies, des épidémies en particulier. Se tissent alors de nouveaux liens entre les guerres, les idées, les croyances, les arts, l’économie, la politique. Comment éviter de se réfugier dans le noyau purement spirituel de son être, pourquoi attendre d’en avoir la preuve pour le croire immortel, quand partout autour de soi les corps se décomposent. La chose s’est produite et a perduré en Orient et d’une autre manière en Occident. Aujourd’hui la mort se tait et se cache, n’est-ce pas ce qui nous incite à glorifier le corps, à réduire tout à lui? Quand la souffrance est omniprésente, inévitable et indomptable, qui ne comprendrait pas qu’on veuille voir en elle une condition du salut et que la terre apparaisse comme une vallée de larmes dont il faut s’exiler. Ce serait par contre une grave erreur de penser que cette mort était le contraire de la vie. Vues de loin, les pires maladies collectives, telle la peste noire du milieu du 14ème siècle, apparaissent comme des purgations d’où rejaillissent, sous de nouvelles couleurs, des sociétés rajeunies, renaissantes. Pourquoi a-t-on appelé Renaissance, en Europe, la période qui a suivi la peste noire? Et pourquoi cette Renaissance a-t-elle plongé ses racines dans l’antiquité plutôt que dans un Moyen Age aussi admirable, mais qui s’était si mal terminé? Mêmes affinités mystérieuses entre les excès dans le mal et les excès dans le bien. Pendant qu’en Espagne Jean de la Croix et Thérèse d’Avila portaientt le détachement et la contemplation à un altitude inégalée, d’autres Espagnols portaient le culte de l’argent à un degré de bassesse, de cruauté et de sadisme lui aussi inégalé. L’argent au sens le plus littéral du terme, celui de la fameuse mine de Potosi, où chaque tonne du précieux métal était payée de suicides ou de morts par infection.
«Malgré le butin tiré de Mexico et de Cuzco, le pillage des nécropoles et le dépouillement des momies, la récolte de l'or et de l'argent n'a pas été importante jusqu'en 1540. En effet, le Cerro Rico de Potosi — cette ‘’montagne semblable à un pain de sucre, haute d'une lieue et d'une lieue et demie de circuit’’, si l'on en croit les récits de Giovanni Botero — n'a été découvert qu'en 1545. Mais quelle richesse d'argent, avec ses 4 veines de riche minerai dont l'épaisseur va jusqu'à 1,65 m ! En 1583, la production des mines de Potosi est estimée à 25 000 tonnes ! Or, pour exploiter ces mines, il faut une main-d'œuvre bon marché. Au début, elle sera fournie par les Indiens ; plus tard, par des Noirs importés. C'est le Potosi qui est à l'origine de l'esclavage en Amérique du Sud.
Dès lors, le visage du mal physique et du mal moral se confondent. Le travail est épouvantable, dans un climat inclément. La mortalité est effroyable, due autant à la maladie qu'aux suicides. Ainsi, le sort des Indiens ne cesse d'empirer, tandis qu'en Europe Portugais, Italiens et Allemands se disputent les contrats d'asiento pour la fourniture des esclaves. L'âge de la traite des Noirs commence avec les Temps modernes. Mais qu'importe ! Les envois d'argent atteignent 3 millions de ducats par an à partir de 1571. L'essor économique des villes européennes se traduit par une intensification du commerce et une explosion démographique. Venise passe de 100 000 habitants en 1500 à 168 000 en 1563; Milan, de 100 000 également à 180 000; Naples, de 150 000 à 212 000. C'est un terrain idéal pour que la contagion, cette fois de nature microbienne, se manifeste dans toute son ampleur. Le « mal vénérien » entre autres. La contagion est mondiale. Elle est à l'image de l'économie, qui a véritablement explosé.»[3]
Juste retour des choses. Après avoir exporté ses bactéries et ses vices en Amérique, l’Europe en importa, la syphilis,[4] laquelle s’y répandit dans le sillage de l’argent mal acquis. De même les croisés avaient ramené avec eux les rats porteurs du bacille de la peste. Ces animaux –on peut comprendre pourquoi les humains en ont fait des boucs émissaires –allient bientôt semer la terreur en poussant vers les cimetières le tiers de la population de l’Europe. Voici les circonstances dans lesquelles la peste noire a envahi l’Europe :
« Un soir d'octobre 1347, se présentèrent à l'entrée du port de Messine douze galères, en provenance de Kaffa, un comptoir génois de Crimée, investi par des Mongols, descendus de Saraï, sur le bas Volga, capitale du royaume des Kiptschaks. Les passagers, hâves et hagards, racontèrent que les troupes assiégeantes, décimées par un fléau mystérieux, avaient dû battre en retraite, mais auparavant leur chef, le Khan Djanisberg (d'un geste qui préludait à la guerre bactériologique), avait fait jeter par-dessus les murailles des centaines de cadavres, ‘’ afin que les Chrétiens fussent anéantis par leur puanteur ‘’. Ces galères n'étaient elles-mêmes que de flottants réceptacles de pestilence et, en deux semaines de navigation, plus de la moitié de leurs occupants avaient péri. On se hâta de les refouler. Mais il était déjà trop tard. Quelques heures après leur passage, Messine voyait avec stupeur tomber les premières victimes. La panique dispersa la population, mais diffusa du même coup le mal. Catane, Naples, Rome, Sienne, Florence furent atteintes et, dès lors, rien ne put arrêter le miasme meurtrier. »[5]
Mauvais présage pour la mondialisation qui s’ébauchait et affolement dans des populations qui hésitaient entre une explication par un châtiment de Dieu, une ruse du diable ou la conjoncture des astres. Voici le jugement de Boccace et Pétrarque sur ces explications
«…que l'on se rappelle le propos de Boccace dans le Décaméron : ‘’ En ce temps-là on déjeunait le matin avec ses parents et ses amis ; on dînait le soir avec ses ancêtres dans l'autre monde ‘’.
Les causes du fléau échappaient à toute investigation : ‘’ Consulte les historiens, disait Pétrarque, ils demeurent muets. Interroge les médecins, ils restent stupides. Tourne-toi vers les philosophes, ils haussent les épaules et, d'un geste du doigt porté à leurs lèvres, t'imposent le silence ‘’. Ceux qui n'incriminaient pas l'ire céleste, demandaient surtout des raisons à l'astrologie. Pour Gui de Chauliac la conjonction de Saturne, de Jupiter et de Mars au quatorzième degré du Verseau, le 24 mars 1345, avait changé la lumière en ténèbres et profondément altéré les flots de l'Océan au large des côtes des Indes. Les vapeurs délétères, nées de cette perturbation, avaient lentement cheminé vers l'Ouest et continueraient à y exercer leurs méfaits tant que le Soleil demeurerait dans le signe du Lion.
Il était donc vain de chercher à se prémunir contre l'insoutenable puanteur . Les Consilia contra pestilentia de Gentile da Foligno se révèlent singulièrement décevants. On obturait les fenêtres des maisons contaminées et l'on peignait sur leurs façades de grandes croix noires. On allumait des bûchers odoriférants aux carrefours. On proscrivait la consommation de viandes grasses, de condiments et de l'huile d'olive, réputée mortelle. Les médecins n'approchaient les malades que le visage couvert d'un masque imbibé d'essences. Néanmoins tous ne répondaient pas de pareille manière à la menace et à l'épreuve. Certains entendaient répudier l'imploration pour le défi. ‘’Il en est, nous dit Boccace, qui aimaient mieux s'adonner à boisson, comme aux jouissances, faire le tour de la ville en folâtrant et la chanson aux lèvres, accorder toute satisfaction à leurs passions... On sait comment sept jeunes florentines et trois de leurs amants décidèrent, bravant l'épidémie, de se retirer à l'écart dans de beaux jardins, d'écouter de la musique et de se conter les récits qui ont formé la trame du Décaméron.’’ La peste a, d'autre part, fourni son tribut à la poésie grâce aux sonnets que dédia Pétrarque à la mémoire de Laure de Noves, emportée par le mal le 6 avril 1348. »[6]
Les sonnets de Pétrarque marquent le début de la Renaissance, la transition entre l’amour courtois des troubadours et l’amour plus terrestre de Ronsard.
Un désir étouffant toute autre volonté.
Alors que je cachais dans mon cœur mieux dompté
Mes pensers amoureux et mes rêves sans nombre
Le plaisir d'admirer vos traits sans nul encombre
Comme insigne faveur ne me fut pas compté.
Plus de charmant visage, et plus de blonde tresse!
Autant je fus heureux, ô trop chaste maîtresse,
Autant vous m'affligez et m'inspirez d'effroi.
Comment résisterais-je à cette double guerre?
Le feu de vos beaux yeux me consumait naguère;
Votre voile à présent me fait périr de froid. »
Persistant à l’état endémique, en dormance, la peste allait, pendant les trois siècles suivants, s’abattre sur des villes, dont Milan, à plusieurs reprises, autres occasions pour les humains de montrer les sommets qu’ils peuvent atteindre dans le bien et les bas-fonds auxquels, ils peuvent descendre dans le mal. Pendant que saint Charles Borromée se mêlait à la foule des pestiférés de Milan, sans sembler craindre pour sa vie, d’autres dignitaires de la ville préparaient des supplices infâmes pour d’honnêtes citoyens que les médias sociaux de l’époque avaient calomniés.
Les explications rationnelles remontant à Hippocrate avaient pourtant, tel un mince filet d’eau, filtré à travers les rochers de l’ignorance.
« Avec une mention honorable. D'abord Ibn Khatima (médecin mort à Almeira en 1369), qui écrit cette phrase prophétique : ‘’ D'après une longue expérience, la contagion résulte d'un contact direct avec un sujet atteint d'une maladie transmissible ‘’. Puis Ibn-al-Khatib (médecin à Fez, puis Grenade, qui vécut de 1313 à 1374), qui développe un raisonnement identique :
’’Il en est qui demandent comment nous pouvons admettre la théorie de la contamination, alors que la loi religieuse la nie. A cela, je réponds que l'existence de la contagion est établie par l'expérience, par la recherche, par le témoignage des sens et par des rapports dignes de foi. Ce sont là des arguments solides. Le fait même de la contamination apparaît clairement quand on remarque que le contact avec les malades suffit à donner la maladie, alors que l'isolement vous maintient à l'abri de la contagion d'une part, et de l'autre que le mal peut se transmettre par les vêtements, la vaisselle et les boucles d'oreilles ‘’
Malgré la très remarquable prescience dont témoignent ces lignes, leur enseignement demeurera incompris pendant près de 2 siècles. Et il faudra le génie clinique de Fracastor, le chantre du berger Syphilus, pour comprendre intuitivement l'intime réalité du phénomène contagion ».[7]
Ces explications par des causes naturelles créèrent progressivement un climat intellectuel et social qui, au 19ème siècle, rendit possibles la découverte des microbes et par la suite tantôt des mesures préventives tantôt des vaccins. Semmelweiss, Snow, Pasteur, Nightingale, Koch, Virchow et avant eux Jenner, ont marqué cette époque et lancé un progrès continue couronné dans la décennie 1930 par la découverte des antibiotiques.
Quelles furent, dans l’amélioration de la santé publique qui s’ensuivit jusqu’à maintenant les parts respectives de l’hygiène, des mesures sociales, de la médecine et de l’histoire des maladies ? Il est bien difficile de le préciser. Abstraction faite de toutes les interventions humaines pour les prévenir et les guérir, les maladies individuelles et les épidémies naissent, meurent et font preuve de résilience comme si elles étaient des êtres vivants, ce qui aide à comprendre pourquoi chaque époque a sa maladie dominante :
«Karl Sudhof, le brillant historien allemand de la médecine, prétend que chaque grande époque de l'histoire du monde occidental peut être caractérisée par une maladie déterminée. Ainsi, dans l'Antiquité, la lèpre représente aux yeux des gens de l'époque le fatum auquel il nous est impossible de nous soustraire. La peste, maladie spécifique du Moyen Age (notamment du xiv° siècle), matérialise pour les contemporains une conception tragique de l'existence, soumise à une punition collective voulue par Dieu. Le mal représentatif du 16ème siècle est la syphilis, parce que le monde moderne en gestation traverse à l'instant de sa mutation une crise morale et spirituelle : la contagion vénérienne est en effet autant l'œuvre des voyageurs , intervenant comme transporteurs de germes, que le résultat du libertinage de la population. Plus tard, la tuberculose sera le mal spécifique du 19ème siècle, dans une époque marquée à la fois par l'amour romantique et la misère sociale résultant du machinisme naissant. Enfin, le cancer est la maladie-type du 21ème siècle, car il stigmatise autant l'allongement de la vie humaine que l'assaut donné à l'environnement par les agents polluants. »[8]
Quelle est, quelle sera la maladie du 21ème siècle? Pourrait-elle être psychologique. La gigantesque mobilisation mondiale contre le coronavirus indique clairement la tournure que prendront les événements en cas de mal biologique. Le principal danger semble bien être celui des régimes totalitaires. Les hommes du passé pouvaient trouver consolation dans l’espérance d’une autre vie après la mort, d’une réincarnation, d’une immersion dans le grand fleuve de la vie. L’unique paradis étant désormais la terre elle-même, et les nouveaux dieux étant les médecins, les pires formes de surveillance et de punition ne sont-elles pas à craindre ? Le besoin de sécurité saura-t-il composer avec l’exigence de liberté?
De nombreux romans futuristes ont mis en relief la convergence entre la dictature médicale et la dictature politique : Erewhon de Samuel Butler, Les morticoles de Léon Daudet, Le meilleur des mondes de Huxley, 1984 et la ferme des animaux de Orwell. Le régime nazi fut à bien des égards une dictature médicale. Dans l’imaginaire collectif à cette époque en Allemagne, la race pure n’était-elle pas celle qui avait le plus de chances de résister aux maladies individuelles et collectives ? Quant à l’usage que l’on a fait des hôpitaux psychiatriques au pays de Pavlov et de Staline, ne nous donne-t-il pas lieu de craindre ce qui se passerait ailleurs dans le monde si les troubles psychologiques et les maladies mentales devenaient le mal du siècle ? Comment éviter que l’aide médicale à mourir élargie au nom des libertés ne dégénère en mesures servant avant tout les intérêts économiques et politiques des États?
Rien heureusement n’interdit de présumer qu’il sera toujours possible, pour les hommes dieux de contrôler les épidémies, mais s’il y a une leçon à retenir de l’histoire de ces fléaux, c’est bien celle qui nous invite à les prévenir en limitant la taille et la densité des villes, des usines et des bateaux de croisière de même que le nombre et la longueur des voyages. Ce serait aussi une façon de réduire les effets délétères des dérèglements climatiques, effets qui pourraient être à l’origine de la maladie du 21ème siècle. La Chine notamment pourrait être amenée à découvrir que ses vieux villages, repliés sur eux-mêmes, la protégeaient mieux contre les virus et les microbes que ne saurait le faire la médecine la plus efficace dans un contexte où la proximité et la pollution ne cessent de croître. Au début de l’élevage industriel entre 1935 et 1945 aux États-Unis, on a vite compris que le recours massif aux antibiotiques devenait nécessaire pour limiter la contagion. Plus les rapports entre humains ressembleront aux rapports entre les animaux dans ces élevages, plus la médicalisation sous diverses formes deviendra nécessaire. N’est-ce pas ce que nous donnent à entendre ces villageois chinois qui interdisent à leurs compatriotes l’accès à leur espace protégé?
Faisons l’hypothèse, vraisemblable, que les hommes dieux gagneront leur pari. Les humains auront alors le choix entre le paradis sur terre et un élan vers Dieu vraiment libre, à l’abri des peurs ancestrales.
[1] Quelques titres : René Dubos, L’homme et l’adaptation, Payot, Paris 1973. Mirko D.Grmek, Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Payot, Paris 1983,
[2] Éditions Privat, Toulouse 1980. Charles Lichtenhaeler, Histoire de la médecine, Fayard, Paris 1978. Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil 1977. Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Payot , Paris 1975. Henri F. Ellenberger (trad. J. Feisthauer), À la découverte de l'inconscient : histoire de la psychiatrie dynamique, SIMEP, 1974.
[3] Ibid., p 319-320
[4] Hypothèse encore controversée en 1980
[5] Ibid., p 225-226
[6] Ibid., p. 228-229
[7] Ibid., 219
[8][8] Ibid., 318