Continuer à habiter la Terre

Pierre-Jean Dessertine

   

Hong-Kong, quartier Kin Ming Estate

   

  L’espèce humaine habite la Terre parce que chaque humain habite un lieu (ou un ensemble de lieux s’il est nomade) sur la Terre. L’exception, ce sont les exilés qui errent sur terre et mer, ou s’agglutinent dans des camps, là où les États verrouillent les passages – ils sont toujours en attente d’un lieu accueillant. C’est donc bien une règle pour l’humanité d’avoir à trouver son habitat sur la Terre. Comme Heidegger l’écrit : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. » ; car, ajoute-t-il, « la condition humaine réside dans l'habitation » (Essais et conférences, «°Bâtir, habiter, penser » – 1951).

  Certes, on parle aussi de l’habitat animal. Certes, bien des animaux sont capables d’un véritable savoir-faire technique dans la confection de leur habitat – la termitière, le nid du tisserin, le barrage du castor, etc. – tel qu’ils font quelquefois la leçon à nos ingénieurs. Mais l’animal habite-t-il dans le même sens que l’humain ?

  Car l’animal habite toujours dans une configuration environnementale bien déterminée qui est le biotope de l’espèce en lequel elle s’épanouit et hors duquel elle dépérit ; alors que l’homme peut se donner son habitat à peu près n’importe où sur la surface de la Terre.

  D’autre part, la forme de l’habitat d’un animal reste inchangée tout au long de la carrière de l’espèce, utilisant les mêmes matériaux dans les mêmes types de site ; alors que l’habitat des hommes a toujours évolué dans le temps.

  Bref, l’habitat humain n’est pas arrimé à des paramètres spatiaux et temporels comme celui des autres espèces. N’est-ce pas là lui reconnaître une liberté spécifique ?

  L’espèce humaine est l’espèce vivante qui a une liberté propre de choisir son habitat.

  Mais cette proposition, valable d’un point de vue général, ne paraît pas recouper l’expérience de la plupart des hommes.

  Car l’habitat humain est presque toujours une affaire collective. Elle relève donc aussi des rapports de pouvoir dans la société.

  Il est clair que, naguère, le couple qui voulait construire sa maison dans le village devait se soumettre aux règles de la coutume. Aujourd’hui, toute nouvelle construction d’habitation doit être autorisée par l’administration et se conformer à des règles précises.

  Mais il est frappant de constater que, sur la surface de la Terre, l’immense majorité des individus humains de notre modernité tardive ne maîtrisent en rien la forme de leur habitat. C’est ce qu’illustre l’image d’un « quartier » récent de Hong-Kong présentée ci-dessus (les guillemets s’imposent car il ne saurait y avoir en ce contexte une vie de quartier au sens où on l’entend habituellement).

  Effectivement, le développement de l’habitat aujourd’hui se fait majoritairement dans des mégalopoles (énormes agglomérations urbaines qui peuvent dépasser la dizaine de millions d’habitants) par densification de la population en recourant à l’habitat en hauteur (tours), mais aussi, quand cela est possible, par une extension quasi indéfinie de zones périurbaines d’habitat pavillonnaire.

  Où est la liberté proprement humaine sur son habitat en de telles configurations ? Or on sait que son mode d’habiter détermine fondamentalement sa manière de vivre. Que devient le sens de sa vie humaine si celle-ci est déterminée par un habitat imposé socialement ? Comment en arrive-t-on à vouloir habiter, avec si peu de marge de manœuvre quant au choix de son habitation, dans une mégalopole ?

  Il y a une réponse simple : pour pouvoir continuer à vivre et, si possible, perpétuer sa vie par la reproduction.

  Car n’est-ce pas cela la fonction essentielle de l’habitation ? C’est bien ce qu’exprime Heidegger (en style ampoulé) : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c'est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. »

  Et il se trouve que nous vivons dans un système social qui requiert qu’un nombre de plus en plus grand d’individus, s’ils veulent habiter quelque part pour faire leur vie, n’ont d’autre choix que de s’insérer dans l’offre d’habitat des mégalopoles.

  On pourra objecter que l’on a toujours le choix, que l’on peut toujours diverger de la pression idéologique, choisir un mode de vie dissident – retour à la campagne, nomadisme, projet de vie communautaire, etc. Mais on comprendra qu’une telle liberté reste abstraite pour la plupart dans une société organisée technocratiquement pour l’optimisation des flux marchands, ce qui amène à la mise en place de grands nœuds d’activité économique requérant la concentration de populations pour s’y employer, lesquelles trouveront ainsi revenu et habitat.

  Bien sûr, on aura toute légitimité à condamner ce mode d’habitation sous la coupe de l’ordre économique mondialisé.

  D’une part il représente une aliénation de l’habitant au sens marxiste du terme : la part la plus importante de son énergie vitale est consacrée à des buts qui lui sont étrangers, avec pour seul bénéfice un salaire qui lui permet de vivre, mais, finalement, retourne alimenter le système économique qui l’assujettit.

  D’autre part l’habitant participe ainsi pleinement à l’activisme dévastateur du système économique mondialisé contemporain lequel, parce qu’il engendre des dommages irréparables à la biosphère, est sans issue pour l’avenir de l’humanité.

  Peut-on penser l’homme des grands ensembles urbains comme celui qui a perdu la liberté de son habitat et, dans le même mouvement, la maîtrise de sa vie ?

  Un tel diagnostic serait terriblement pessimiste pour l’avenir, car il signifierait que la grande majorité des individus actifs sur cette planète, seraient assez irrémédiablement manipulés parce qu’enfermés dans le triptyque de la condition de l’homme moderne : habitant/travailleur/consommateur. 

  Peut-être que l’habitat humain ne se distingue pas seulement de l’habitat animal par la liberté des choix de sa forme, de ses matériaux, et de son emplacement. Peut-être que cette liberté porte aussi sur la manière d’habiter, autrement dit sur le sens que l’homme donne à cet espace qu’il investit comme son habitation.

  Car il y a un sens humain de l’espace, et ce sens est fondamentalement ambivalent.

  Considérons le nouveau-né. On sait que le passage de la vie intra-utérine à la vie aérienne a été pour lui une très difficile épreuve.

  Qu’a-t-il perdu ? Un espace sans recoins, sans échappées, où ses besoins sont spontanément satisfaits, où il peut demeurer en totale confiance.

  Que trouve-t-il par la parturition ? Des sensations inédites et agressives (bruits, lumière, odeurs), l’aspiration vers le bas par la pesanteur, l’empoignage du préposé à l’accouchement, l’urgence de trouver la voie de l’oxygénation aérobie, et surtout, surtout, le vide angoissant de l’espace ouvert en lequel ses petits membres battent désespérément pour trouver à quoi se raccrocher.

  Mais il rencontre le bras bienveillant de la mère qui l’amène contre son sein, ce qui lui apporte l’apaisement.

  Qu’a-t-il gagné ? D’être accueilli dans le monde humain comme un nouvel être désiré, pouvons-nous dire d’un point de vue objectif. Mais de son point de vue à lui ? La traversée angoissante de l’espace ouvert a abouti à la rencontre du corps de la mère en extérieur, comme premier repère absolument bon du monde. Autrement dit, il a découvert le bénéfice de la liberté de déplacement dans l’espace ouvert, sa toute première liberté, au fondement de toutes les autres.

  L’expérience inaugurale de tout être humaine est l’expérience de l’espace. Et cette expérience prend deux valeurs :

–    elle est l’expérience d’un espace à sa mesure, clos, sécurisé, de confiance, qui est aménagé pour pourvoir à ses besoins – entretenir sa vie et la perpétuer. C’est l’espace d’habitation.

–    elle est aussi l’expérience d’un espace ouvert, risqué car il est plein de recoins obscurs, d’échappées inquiétantes, mais qui recèle aussi la possibilité de bonnes rencontres. C’est l’espace qui ouvre sur le monde et qui permet de faire valoir sa liberté. C’est l’espace d’aventure.[1]

  Ces deux investissements de l’espace sont liés. C’est parce qu’il connaît l’aventure dans l’espace ouvert que l’individu humain investit l’habitation. Car l’humanité est l’espèce essentiellement aventureuse.

  Cela se voit au niveau de la naissance de l’individu. Le poussin qui vient de casser sa coquille retrouve d’emblée l’odeur et le caquetage de sa mère, en même temps qu’il peut s’en rapprocher car il a déjà l’autonomie de déplacement. Le poulain que vient de mettre bas la jument sait d’emblée qu’il a une chose à faire : se mettre sur ses pattes. Il semble bien que le nouveau-né humain soit le seul qui émette des sons de détresse et fasse des gestes vains à la naissance.

  Cela se devine à l’origine de l’espèce. Selon le scénario le plus consensuel, l’humanité est l’héritière de ce groupe de primates anthropoïdes qui, suite à quelque bouleversement géologique, ont dû quitter leur environnement forestier, et se sont lancés à découvert sur la savane, vulnérables car sans protection spécifique, et donc à l’aventure – ce qui a amené au redressement de la colonne vertébrale, à la bipédie systématique, à la disponibilité des membres antérieurs pour la polyvalence fonctionnelle et au déverrouillage du lobe préfrontal pour le développement d’une intelligence symbolique (acquisition du langage).

  N’oublions jamais, lorsque nous voyons un exilé, sans toit, en attente d’être accueilli quelque part, que l’exil fut notre condition première d’humain.

  C’est bien parce qu’elle est fondamentalement aventureuse, que l’humanité est la seule espèce historique, c’est-à-dire qui ne fait pas que répéter, à chaque cycle de succession des saisons, les mêmes comportements.

  L’animal a besoin d’un gîte essentiellement pour assurer la reproduction de l’espèce. L’être humain investit son habitat, non seulement pour se protéger de l’espace hostile (c’est pourquoi il le délimite soigneusement et en contrôle l’accès), non seulement pour pourvoir à l’entretien de sa vie et assurer sa descendance, mais aussi pour se reposer de sa vie aventureuse. L’habitation se veut comme le temps de la vie sans histoires.

  Mais l’homme en ce repos a besoin des témoignages de son humanité, comme s’il lui fallait se rassurer du bon usage de cette liberté propre qui lui a permis de se lancer à l’aventure.

  C’est pourquoi, toujours, l’habitat humain est truffé de signes des initiatives aventureuses des hommes : : inscriptions, tableaux, photos, bibelots, décorations, etc. Son habitat ne vaut, pour l’homme, que s’il renvoie le reflet de son humanité, que s’il est un espace cultivé. On s’est beaucoup interrogé sur la signification des fresques pariétales de nos très lointains ancêtres, dans les grottes de Lascaux, Chauvet, Cosquer, etc. ; accueillons-les simplement dans cette perspective.

  Revenons à l’image de ce quartier de Hong-Kong sur-densifié par l’habitat en hauteur. N’a-t-on pas l’impression d’une immense termitière à échelle humaine ? L’habitat contemporain imposé dans les mégalopoles n’est-il pas en train d’animaliser les humains ? La réponse est non. Nous savons qu’aujourd’hui les habitants de ces tours sont lancés dans une aventure politique, peut-être la plus conséquente de notre époque, puisqu’elle les oppose au principal pouvoir à tendance totalitaire de la planète, un pouvoir qui vise à proscrire tout esprit d’aventure au point de ne pouvoir s’accommoder d’Internet.

  C’est souvent la tendance des pouvoirs sociaux de surjouer les besoins de sécurité, et donc de renchérir sur la logique de l’habitation afin de comprimer l’esprit d’aventure, et ainsi de conforter leur pouvoir. Les pouvoirs deviennent totalitaires lorsqu’ils vont jusqu’à traquer toute velléité de liberté au nom de la sécurité. Rappelons à ce propos la formule de Heidegger : « la condition humaine réside dans l'habitation ». En réduisant l’humanité à l’habitation ce penseur donne une conception qui trahit la condition humaine car l’habitation ne vaut qu’autant que l’être humain est aventureux, c’est-à-dire libre. C’est pourquoi on n’est pas surpris qu’Heidegger ait adhéré très tôt à l’idéologie totalitaire du nazisme. C’est en effet en vertu de cette conception unilatérale de l’humain comme « habitant » que le nazisme a pu préconiser une politique préventivement belliqueuse de « sauvegarde de l’espace vital du peuple allemand ».

  Il reste que la forme privilégiée de l’aventure humaine contemporaine est ce qu’on peut appeler l’aventure industrielle. Cette aventure, initiée à l’orée du XIXème siècle, consiste dans la production toujours plus massive et diversifiée de biens marchands en utilisant un progrès technique systématique, et en faisant fond sur les biens fournis par la planète. Le motif invoqué est de conforter définitivement la sécurité de l’habitation par l’abondance de biens – ce qu’on appelle « la société d’abondance ». Le motif masqué est l’accumulation privative de richesses, et les positions de pouvoir et de gloire qu’elle rend possible.

  Le grand événement des premières décennies du XXIème siècle est la prise de conscience générale que la société d’abondance est un leurre, que la réalité décisive est à la fois les déchirures du tissu social dûes aux trop grandes situations d’injustice, et l’exténuation de la biosphère par les agressions incessantes de son exploitation industrielle. Les populations humaines gagnent aujourd’hui une conscience de plus en plus aiguë que leur habitat, agrémenté de tous ces biens qui l’enrichissent pour le rendre capable d’assurer la satisfaction des besoins et apporter le bien-être, repose sur des structures – sociales, économiques, naturelles – qui menacent, à plus ou moins brève échéance, de s’effondrer.

  Que fait l’hominien qui prend conscience que son habitat n’assure plus sa fonction de mise en sûreté de son humanité ?

  Il s’exile. Il repart à l’aventure en jouant sa vie même.

  Nous avons déjà connu ce geste dans un lointain passé. Seulement aujourd’hui, il n’y a plus d’autres terres susceptibles de nous accueillir. Ne nous arrêtons pas aux billevesées sur la colonisation d’autres planètes ou de satellites artificiels : comment pourrions-nous être accueillis dans un environnement où plus rien ne nous répondrait sinon des agencements techniques très complexes dont le moindre dysfonctionnement nous ramènerait à la Terre : « Allo, Terre ! Ya quelqu’un ? » ? Mais, précisément, il est probable qu’il n’y ait plus personne pour répondre !

  L’exil ne pourra se faire dans l’espace.

  Ne peut-on pas envisager qu’il se fasse d’une autre manière ? Ne pourrait-il pas être un exil vers de nouvelles valeurs ? Vers d’autres principes guidant nos rapports à autrui et nos rapports avec l’environnement naturel ?

  Mais de toutes façons, et en dépit des exacerbations populistes alimentant le fantasme d’un retour à l’habitation d’avant, le peuple des humains ne pourra pas se résoudre à un habitat non protecteur parce que sis sur une planète devenue inhabitable. Il se mettra en mouvement d’une manière ou d’une autre, il repartira à l’aventure, au risque d’en périr, pour obtenir l’habitabilité de sa seule planète possible.
  


[1] On peut trouver dans P-J Dessertine, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?, chap 11, La déréliction humaine, l’esquisse d’une anthropologie fondée sur cette ambivalence de l’homme dans son rapport à l’espace.

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