La responsabilité des intellectuels

Jacques Dufresne

Le Tribunal de Simone Weil


La plupart des livres et des auteurs n'ont pas besoin d'un coup de pouce de la censure pour sombrer dans l'oubli. Ils y tombent d'eux-mêmes parce qu'ils n'ont ni cette originalité profonde ni cette universalité qui retiendraient l'attention des nouvelles générations. On redécouvre Stefan Zweig en ce moment, Henri Guillemin, biographe lui aussi, n'a pas le même bonheur. Il arrive aussi que des auteurs et des ouvrages soient relégués dans les marges de l'histoire par les autorités d'un pays ou d'une religion; dans les pays démocratiques contemporains c'est une censure souterraine qui fait ou défait les destins intellectuels. Une nébuleuse constituée de magnats des médias, de journalistes et d'universitaires suscite des consensus contre tel ou tel auteur et voilà cet auteur rayé de la liste des auteurs citables. Le crime commis varie selon les pays, il est souvent de nature politique.

C'est la forme que prennent les condamnations sans procès dans les pays libres. Le procédé est parfois aussi injuste que celui qui a cours dans les pays totalitaires. Cela nous oblige à une réflexion nouvelle sur la responsabilité intellectuelle.

Karl Marx n'aurait-il pas dû prévoir qu'en attisant la lutte des classes et en appelant de ses vœux une révolution conduisant au renversement du pouvoir bourgeois par le prolétariat, il incitait ses disciples à commettre des crimes dont l'humanité entière aurait à rougir? Si d'emblée on répond oui, on porte un coup peut-être mortel à la liberté d'opinion. L'effet papillon existe aussi dans le monde des idées : une seule parole en apparence bénigne, lancée dans le feu d'une polémique, peut, dix ou cent ans plus tard, avoir des effets catastrophiques. Quand l'ethnologue français Lucien Lévy-Bruhl a forgé le concept de mentalité pré-logique, n'aurait-il pas dû prévoir qu'il plongeait ainsi l'élite cultivée des peuples visés par son étude dans une crise d'identité qui aurait pu avoir des effets catastrophiques ― et qui en a sans doute eu ― en Afrique du Sud notamment. C'est ainsi que Léopold Senghor, Aimé Césaire et leurs amis du mouvement de la négritude ont vécu ce jugement porté sur eux par l'université française. L'étiquette de mentalité pré-logique signifiait à leurs yeux que l'Europe, qui au même moment les colonisait avec des méthodes parfois barbares, les excluait de l'humanité et de la civilisation. Aurait-il donc fallu réduire Lévy-Bruhl au silence?

Ne serait-ce qu'en raison de l'hétérotélie, c'est à dire de la quasi impossibilité de prévoir les conséquences d'un acte ou d'une parole, il faut se garder de pousser trop loin la responsabilité imputée aux intellectuels. À la décharge de Lévy-Bruhl on pourrait au moins dire qu'il a fait l'effort de mieux comprendre les peuples non européens, ouvrant ainsi la voie à l'opinion plus respectueuse et plus vraie qu'on a d'eux aujourd'hui.

Faudrait-il donc, d'emblée encore, répondre non à la question de la responsabilité de Karl Marx? On ouvrirait alors la porte à un mépris des intellectuels dont les effets peuvent être graves. Considérer un être humain comme irresponsable c'est en effet le mépriser. Un tel mépris existe aux États-Unis en ce moment à l'endroit des intellectuels. Le candidat à l'investiture républicaine en cet hiver 2012, Mitt Romney évite systématiquement de dire qu'il parle bien français de peur qu'on ne le considère comme un intellectuel. Dans son intérêt d'abord et dans l'intérêt de l'humanité entière le peuple américain devrait pourtant prêter une oreille attentive aux déclarations de ses savants et de ses intellectuels sur le réchauffement climatique. Le gardien de sécurité qui provoque par négligence un accident ne peut pas plaider la distraction pour se disculper devant le tribunal. Les intellectuels qui, dans certaines situations, ont des responsabilités encore plus grandes, s'en tirent presque toujours sans procès. Non toutefois parce qu'on veut leur rendre justice, mais parce qu'on les méprise et qu'on méprise les idées. « Cause toujours, nous tenons les leviers! »

Où est le juste milieu? On peut trouver dans l'Enracinement de Simone Weil une réponse claire à cette question : « La liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence. Par suite c'est un besoin de l'âme, car quand l'intelligence est mal à l'aise, l'âme entière est malade ». Tout est donc permis? Simone Weil s'empresse d'ajouter qu'il faut distinguer le monde de l'action, dont le journalisme fait partie, du monde de la pensée pure où l'on ne désire que comprendre, où l'on ne cherche pas à persuader. C'est seulement dans ce second monde que la liberté d'expression totale est légitime. Où la ligne de démarcation se trouve-t-elle? Réponse de Simone Weil : « La distinction des deux domaines, celui qui est hors de l'action et celui qui en fait partie, est impossible à formuler sur le papier en langage juridique. Mais cela n'empêche pas qu'elle soit parfaitement claire. La séparation de ces domaines est facile à établir en fait, si seulement la volonté d'y parvenir est assez forte ».

Le tribunal Simone Weil

 

Si une telle volonté existait, on créerait, ajoute-t-elle, un tribunal spécial pour les crimes contre la vérité :

« Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu'on est résolu, si on a en l'occasion, à punir tous les crimes? Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité. La première serait l'institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée ». Dans un livre paru au moment où elle-même écrivait ces lignes, Jacques Maritain affirmait : « Les plus grands intellectuels de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclave ». Ce qui est manifestement faux. On hésite toutefois à ajouter que, selon Simone Weil, Maritain aurait mérité de comparaître devant son tribunal pour avoir ainsi jeté le discrédit sur toute la pensée grecque. À ce compte en effet, le tribunal de la vérité aurait été bien occupé

Par cet exemple, Simone Weil ajoute une nuance importante à sa position : la distinction entre les faits et les opinions. On tremble tout de même en réfléchissant à l'usage que les pouvoirs publics seraient tentés de faire de son tribunal. Les régimes totalitaires n'ont-ils pas recours à des tribunaux semblables, institutionnalisés à des degrés divers. Ne devraient-ils pas être internationaux, comme le tribunal de La Haye et comporter des sections correspondant aux grandes disciplines : physique, mathématique, histoire, etc? C'est déjà un peu le rôle que jouent les société savantes internationales, mais avec une efficacité si limitée, en philosophie par exemple, qu'on ne sait pas à quoi s'en tenir au sujet de Heidegger. Il a été condamné sans procès et en partie réhabilité également sans procès, de sorte qu'il demeure entouré d'un flou malsain.

Hélas! en attendant dans ce domaine des institutions jouissant d'une grande autorité morale, on peut discréditer de façon peut-être irrémédiable des œuvres qui, traitées avec justice, auraient pu être de précieuses sources d'inspiration pour l'humanité et inversement, on peut laisser dans la plus blanche immunité des œuvres et des carrières entachées de bien des ''crimes pires'' que celui que Simone Weil reprochait à Jacques Maritain. En France, le cas du poète Aragon est exemplaire : il a cautionné les crimes de Staline en toute connaissance de cause, et peut-être faudrait-il à cause de cela interdire la publication de ses écrits politiques ou les réserver à des chercheurs dont on serait certain qu'ils en feraient bon usage; en revanche, ce serait priver l'humanité d'un bien infiniment précieux que de frapper des poèmes comme Il n'y a pas d'amour heureux du même interdit. Toujours en France, le cas analogue de Charles Maurras est tout aussi éclairant. Sa fidélité à Pétain fut-elle plus lourde de conséquences négatives que la fidélité d'Aragon à Staline? L'une des tâches du tribunal préconisé par Simone Weil serait de faire la lumière sur une telle question, ce qui en l'état actuel des passions en France, ne serait possible que dans un cadre international. En attendant que justice lui soit ainsi rendue, Maurras est victime d'une vindicte intellectuelle qui, sans frapper ses œuvres d'interdit, les relègue dans des oubliettes d'où elles ne sortiront peut-être jamais plus. Or, Charles Maurras a lui aussi écrit de très beaux poèmes dont on regrette qu'ils ne soient pas connus de tous.

D'une manière générale en France, il existe deux poids deux mesures, selon que les auteurs traduits devant la justice informelle sont de gauche ou de droite; un appui à Staline est moins grave qu'un appui à Pétain, même dans les cas où un appui à Pétain n'était en aucune manière un appui à Hitler. L'une des grandes responsabilités du tribunal de Simone Weil serait d'éclairer cette situation d'une lumière plus juste.

Une autre grande responsabilité du même tribunal serait d'instituer, tantôt des procès de réhabilitation totale ou partielle des auteurs et des œuvres condamnés sans procès, tantôt des procès d'accusation pour des auteurs et des œuvres dont les mensonges n'ont pas encore été mis en lumière. Si, comme beaucoup le pensent, on est en droit de reprocher à Aristote d'avoir été trop tolérant à l'égard de l'esclavage, que penser et que dire de la position de Hegel sur l'Afrique noire?

La prison pour Hegel?

Je cite ici un article de Pierre Quillet paru en 1976 dans le numéro 6 de la revue Éthiopiques :
en italique la thèse de Hegel sur les Noirs :


« Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance; il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce qu’on nomme sentiment, si l’on veut bien le comprendre; on ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle l’homme1 ».
Le commerce des esclaves noirs n’a donc rien de plus scandaleux que le commerce des épices. L’erreur serait d’accorder aux nègres le sentiment et la moralité, en un mot : une âme -erreur dénoncée par les théologiens compétents de cette époque, dont Hegel reprend entièrement, dans un autre langage, les conclusions (mais il les reprend au XIXe siècle...).
Le nègre a d’ailleurs lui-même la juste intuition de ce que représente la personne de ses semblables : de la viande sur pied. »1

« Pour le nègre matériel, la chair humaine n’est que chose matérielle, de la viande en somme. A la mort d’un roi, on tue et on mange des gens par centaines; les prisonniers sont massacrés et leur chair vendue sur les marchés » 2.

Nous voyons à l’œuvre la pensée « dialectique » transformant chaque chose en son contraire : ce sont les esclaves qui sont esclavagistes. La même méthode nous permet d’établir que ce qui serait chez les Européens la preuve du plus pur héroïsme n’indique chez les nègres que l’absence de tout sentiment moral : leur mépris de la mort est en réalité mépris de la vie.

« Ce qui caractérise le mépris du nègre pour l’homme, ce n’est pas tant le mépris de la mort que le peu de valeur attaché à la vie. C’est à ce peu de cas qu’ils font de la vie qu’il faut attribuer le grand courage des nègres, que soutient une immense force physique, courage qui fait que, dans les guerres contre les Européens, ils tombent par milliers sous le feu. La vie en effet n’a de valeur que là où elle a pour fin quelque chose de digne » 3

Bref, les salves européennes ne font même pas de héros morts pour la patrie. Elles fauchent du bétail bon pour l’abattage ou l’esclavage.

Le cas de Ludwig Klages


Notre but ici n'est pas d'ouvrir un procès sur Hegel mais de donner un aperçu de l'injustice avec laquelle on pardonne aux uns et on condamne les autres. Son essai sur l'Inégalité des races humaines a valu à Gobineau un discrédit qui s'est étendu à l'ensemble de son œuvre, tandis que ses opinions sur l'Afrique noire ont à peine écorché Hegel. Quant au célèbre disciple de Hegel, Marx, il n'a guère été incommodé pour son silence sur l'Afrique. « L'Afrique, écrit Pierre Quillet, ne figure pas dans le champ de vision de Marx qui pourtant a pensé à tout ».

Parmi les nombreux condamnés sans procès digne de ce nom et dont l'œuvre si elle était connue aujourd'hui pourrait avoir un influence heureuse, il y a les penseurs allemands, tel Ludwig Klages, qui appartiennent à une lignée passant par Nietzsche commençant avec Goethe et se terminant avec Heidegger. C'est un anthropologue appartenant à cette école, Leo Frobenus, qui a réhabilité la civilisation africaine calomniée par Hegel.

Les raisons de l'ostracisation de Klages sont nombreuses, troublantes mais toutes méritent la plus grande attention. Ce que tous devraient savoir aujourd'hui de cet homme, c'est qu'il a été le fondateur du mouvement écologique. Alors que pour Hegel le sens de l'histoire est caractérisé par la montée de l'Esprit sous la forme notamment de la rationalité européenne du XIXe siècle, Klages interprète le sens de l'histoire comme la vampirisation de l'âme par l'esprit, un esprit qu'il assimile grosso modo à ce que nous appelons aujourd'hui la raison instrumentale. Pour situer sa pensée par rapport à celle de ses illustres contemporains, dont Freud, il faut remonter jusqu'à Bachofen, ce savant anthropologue et paléontologue, dont Niezsche fut le collègue à Bâle et qui fut l'une des figures archétypales dans l'Allemagne de 1900. On peut lire sur ce site l'introduction à son célèbre ouvrage Das Mutterrecht. C'est une association féministe française qui, au début du XXe siècle a assuré la traduction de ce livre. Bachofen soutient qu'avant l'ère du patriarcat qui a connu son apogée dans la Grèce antique, il y eut au Moyen Orient des sociétés matriarcales de haut niveau caractérisées par le règne de l'âme plutôt que par celui de l'esprit. Cette opposition de l'esprit et de l'âme sera le thème central de l'œuvre de Klages. Alors qu'aux yeux de Bachofen lui-même, de Nietzsche et bientôt de Freud, le sens de l'histoire, le progrès de l'humanité coïncide avec l'avènement du patriarcat, associé à la montée de l'esprit et du monothéisme, Klages estime qu'en s'éloignant de son âme, l'humanité a a rompu progressivement le lien qui l'unissait à la nature de même que le sens du sacré, le sentiment religieux qui accompagnait ce lien. Cette intuition associant l'âme à la vie et opposant ce couple à l'esprit et par suite à la rationalité occidentale est une des cellules souches d'une vision du monde qui prendra la forme d'un système et d'une école philosophique qui sera connue sous le nom de « bio centrisme ». Ce système est non seulement indépendant du nazisme mais il s'y oppose même d'une manière radicale en ce sens qu'il comporte une condamnation sans équivoque des atteintes à la vie et à la nature par la technique telle que la conçut et la pratiqua le troisième Reich. Mais l'histoire ne s'arrête pas là.

Il se trouve que Klages, comme je l'ai donné à entendre, a associé le monothéisme au triomphe de l'esprit sur l'âme, ce qui l'a amené à se montrer très critique à l'égard de Yahvé comme à l'égard du dieu unique des chrétiens. De l'antijahvisme qui est un choix philosophique à l'antisémitisme qui est un choix politique et une forme de racisme, la distance n'apparut pas très grande aux yeux de ceux qui, tels Lukacs et Thomas Mann, avaient une autre raison de rattacher Klages aux Nazis : son prétendu irrationalisme et l'importance qu'il attacha, comme Wagner l'avait fait, à l'ancienne tradition germanique. Ces idées ont suscité un grand intérêt au tournant du XIXe siècle dans la jeunesse intellectuelle allemande, moment où Klages s'engagea dans un groupe de jeunes excentriques, les Kosmiker, qui se réunissaient dans Schwabing, Schwabylon pour certains, la bohème, le Greenwich village de Munich, le rendez-vous d'écrivains, de peintres, d'architectes, de philosophes marginaux venus du reste de l'Allemagne et du monde, des Balkans, de Russie. Outre Klages et ses amis, Lénine, Brecht et Thomas Mann vécurent à Shwabing. Rilke s'y arrêta.

Sur cette faune régnait une femme, Franziska zu Reventlow, une aristocrate à l'esprit et aux mœurs libres qui symbolisait la liberté des hétaïres dont les lecteurs de Bachofen rêvaient pour les femmes. Une hétaïre dans le contexte du matriarcat évoqué par Bachofen, c'est une femme cultivée qui vole à son gré d'un homme à l'autre et demeure indépendante même de ceux qui lui font au passage un enfant. On est bien loin, soit dit en passant, de la mère génitrice des Nazis!

Notre but ici n'est pas de résumer l'œuvre et la vie de Klages, mais de démontrer la nécessité dans son cas d'un juste procès de réhabilitation. Le groupe des Kosmiker éclata très tôt. En 1905, il n'existait déjà plus et son influence sur la pensée allemande à ce moment semble avoir été marginale. Il s'agissait d'une élite qui se souciait plus de se distinguer de la masse que de l'influencer. Bachofen donnait le ton. Il ne se donnait pas la peine de traduire en allemand les citations grecques et latines dont ses œuvres étaient remplies. Ce qui, même pour les Allemands de cette époque, pouvait avoir un effet dissuasif.

Il reste qu'Alfred Schuler était antisémite et que l'antijavisme de son ami Klages pouvait être interprété comme de l'antisémitisme. Cet antisémitisme combiné avec leur prétendu irrationalisme incita Thomas Mann à les faire apparaître dans l'histoire sinon comme les penseurs de l'holocauste, du moins comme les responsables d'un climat intellectuel qui devint le terreau dans lequel le nazisme prit racine.
Une telle accusation ne peut paraître fondée que si l'on postule l'existence d'un lien de causalité très étroit entre le culturel et le politique. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il s'agit là d'une question complexe à laquelle il faut longuement réfléchir. Par son doctorat en chimie et par la rigueur dont il a fait preuve dans l'ensemble de son œuvre, Klages a démontré que l'accusation d'irrationalisme n'a de sens à son endroit que si on limite la portée de ce concept à la vision du monde : il est vrai que Klages retenait comme principe premier la vie, porteuse d'âme et d'affectivité, plutôt que le logos des Grecs père de la rationalité occidentale. C'est le même principe premier, la vie, que choisit Bergson au même moment. Faudrait-il l'accuser lui aussi de s'être rendu responsable de l'holocauste?

Autre question. Dans le réseau inextricable de facteurs qui ont été déterminants dans la genèse du nazisme, comment préciser le poids de la dette résultant du Traité de Versailles, de la grande dépression, de la décision américaine de retirer ses capitaux d'Allemagne, de la menace bolchévique à l'Est, du soutien financier apporté à Hitler par les grands financiers allemands?

Admettons, ce qui est leur faire un grand honneur, que les intellectuels comme Klages lequel, il faut le rappeler, a été frappé d'interdit par le régime en 1936, aient eu l'influence que certains leur ont prêtée. Quel part, dans le cas de Klages, accorder dans cette influence à l'antisémitisme et à une vision douce, verte, féminine du monde qui discréditait les procédés industriels violents dont les Nazis ont abusé.

En 1940, on a publié en Allemagne les œuvres d'Alfred Schuler, l'un des Kosmiker, mort en 1923, celui qui révéla Bachofen à ses amis. Dans la longue préface qu'il a écrite pour ce livre, Klages a tenu des propos antisémites. Connaissait-il l'existence des camps d'extermination? Il faut préciser qu'il vivait en Suisse depuis 1915. Et quel a pu être dans l'opinion publique l'impact d'un livre sur un poète oublié?

Compte tenu de ce que nous savons tous aujourd'hui, le moment d'une telle prise de position était mal choisi, quoi qu'il ne faille pas exclure qu'en donnant le crédit de l'adoption de la croix gammée à Schuler, qui avait méprisé les Nazis, Klages ait voulu infléchir le mouvement vers un peu plus de douceur. N'oublions pas que ces choses se passaient dans un contexte d'une vive querelle entre Klages et Rosenberg, qui régnait en maître doctrinaire sur les intellectuels d'Allemagne. Autre situation complexe que nous évoquons ici, non pour donner l'illusion que nous pouvons l'analyser avec compétence, mais pour démontrer la nécessité d'un vrai procès.

Admettons que Klages soit coupable du pire, comme le fait Jean-Luc Evrard au terme d'un procès qu'il a lui-même institué contre Klages, pour mieux discréditer Heidegger. Sa haine de Klages est telle en effet qu'il retient comme un argument contre Heidegger le fait que ce dernier ait fait preuve d'admiration pour l'auteur de l'Éros cosmogonique.4 Faut-il pour autant priver l'humanité d'une source d'inspiration unique en son genre constituant l'une des rares alternatives à une rationalité occidentale dominée par la raison instrumentale?

Là se trouve l'enjeu fondamental. On a les meilleures raisons du monde de considérer Klages comme le fondateur du mouvement écologiste. Son discours de 1913 sur le sort fait à la terre semble avoir été écrit hier par un savant éclairé. Hélas! l'interdit qui pèse sur lui a pour conséquence qu'on se sert de lui comme d'un épouvantail pour discréditer les mouvements verts. On en trouve la preuve notamment dans un article paru en 1906 du Newstatesman 5.

Pendant ce temps Lénine, un autre citoyen de Schabing, jouit d'une excellente réputation parmi les intellectuels. Personne ne songe à interdire ses œuvres, pourtant la relation de cause à effet entre Lénine et les millions de crimes commis dans les pays communistes est beaucoup plus manifeste que le lien entre la pensée de Klages et l'holocauste.

Klages et Heidegger à l'index, Lénine toujours innocent. Je n'exige pas qu'on mette les livres de Lénine à l'index. Ils font partie de ce que doivent pouvoir lire les chercheurs désintéressés. À plus forte raison, ces chercheurs doivent-ils pouvoir lire Klages et Heidegger. Faudrait-il interdire la publication des pages antisémites de Klages? Pour les mêmes raisons il faudrait interdire ses pages les plus irrévérencieuses sur le monothéisme et l'ascétisme chrétien. L'essentiel de son œuvre n'y perdrait rien. Klages étant un disciple de Nietzsche, on pourrait suivre la règle suivante : admettre chez l'un ce qu'on admet chez l'autre.

Je suis un catholique, très attaché, trop au dire de certains amis, à la tradition grecque et à son logos, mais comme Max Scheler, lui aussi catholique et admirateur des Grecs (lecteur de Klages également), j'estime infiniment regrettable que le désenchantement du monde se soit opéré à l'intérieur de ma tradition. Comme Ivan Illich je déplore que ce qu'on appelle aujourd'hui le progrès résulte d'un détournement du message évangélique. De cela je tire cette conclusion : ne commettons pas l'erreur supplémentaire de nous priver des rares sources qui pourraient nous aider à orienter notre rapport avec la nature dans une direction viable.

Car nous en sommes au point où nous ne pouvons penser la vie que sur le mode de la biologie réductrice, mécaniste, ce qui nous prive à jamais de ce qu'elle a de plus précieux : cette source de l'amour que dans un si grand nombre de cultures et d'époques on a appelé l'âme.

NOTES

Citations de Hegel
Les références sont normalement données avec la tomaison et la pagination de l’édition H. Glockner, édition dite « du Jubilé » (réédition fac-similé 1944-1961), et pour les traductions usuelles aux Leçons sur la Philosophie de l’Histoire et aux Leçons sur la Philosophie de la Religion, traduction J. Gibelin, éd. Vrin. Afin de ne pas multiplier abusivement les citations, nous renvoyons d’avance aux passages principaux de ces deux traductions pour ce qui concerne l’Afrique Noire :
1) Leçons sur la Philosophie de l’Histoire (indiquées PhH), trad. J. Gibelin, 00. Vrin, pp. 86-93. [3]
2) Leçons sur la Philosophie de la Religion (indiquées PhR, avec les quatre tomes PhR I, PhR II, PhR III, PhR IV, de la trad. J. Gibelin, éd. Vrin), en particulier PhR II, pp. 67-85. [4]

1- Tome XI, p. 137, trad. PhH, p. 88. ger stellt (..,) den naürlichen Menschen in Pétulance (ail. Unbãndigkeit) signifie impulsivité, absence de toute retenue. « Der Nedar ». Allusion à J. J. Rousseau dans l’« homme naturel » ou « homme de la nature ».
2- (Tome XI, p. 141, trad. PbH, p. 90. L’allemand ne permet pas de distinguer entre « chair » et « viande » (Fleisch). « Matériel » ne correspond pas non plus à « sinnlich » (litt. « sensible »). Il ne s’agit nullement de la « sensibilité » du Nègre, toutefois, mais de sa nature de « chose sensible », de sa réalité « charnelle » et non spirituelle. « Für den sinnlichen Neger ist das MenschenHeisch nur Sinnliches, Fleisch nur Sinnliches, Fleisch überhaupt ».
3- Tome XI, p. 141, trad. PbH, p. 90.

4- Voici, cités et commentés par Jean-Luc Evrard, des propos plutôt élogieux de Heidegger sur Klages.
Le contexte ici est important. Le jour approchait où les postes dans l'Université allemande seraient accordés selon des critères politiques. Klages n'aura jamais droit à un tel poste, Heidegger oui, ce qui pourrait signifier qu'il fut mieux vu du régime que Klages.

Ce passage est intéressant d'un autre point de vue. Il y a d'étonnantes ressemblances entre la pensée de Klages et celle de Heidegger. On peut se demander si, en rangeant Klages dans la « piétaille », pour reprendre son expression, Heidegger n'a pas voulu discréditer un candidat à la gloire à laquelle il a accédé. À la même époque, Max Scheler rangeait la pensée de Klages dans l'une des cinq grandes visions du monde. (Max Scheler, L'homme et l'histoire, Paris, Aubier 1955, p.47).

Jean-Luc Évrard écrit : «Dès l'hiver 1929-1930, Heidegger rend un hommage non inconditionnel mais chaleureux à Klages : ''On n'en reste pas à une prédiction sur le déclin de la civilisation à travers l'esprit, mais on en arrive au refus de l'esprit. L'esprit est comme l'adversaire de l'âme. L'esprit est une maladie qu'il importe d'exorciser pour affranchir l'âme. Affranchissement à l'égard de l'esprit signifie ceci : retour à la vie! Mais vie est pris ici au sens d'un assombrissant bouillonnement des instincts, ce qui, du coup est donné comme le bouillon de culture des mythes. Ce point de vue est donné par la philosophie populaire de Ludwig Klages. Il est essentiellement déterminé par Bachofen et surtout par Nietzsche.'' Mention à double tranchant précise Évrard parce que dans le moment où commence sa gloire Heidegger range Klages dans la piétaille de la philosophie populaire, mais non sans lui accorder la filiation dont bientôt, dans l'Université, tout va dépendre, (Klages appartiendrait à la postérité légitime de Nietzsche) et non sans nommer leur ancêtre à tous, malgré l'oubli relatif dans lequel il était déjà tombé : Bachofen. Second titre de prestige décerné par Heidegger à Klages, il le place à côté de Max Scheler, de Leopold Ziegler et d'Oswald Spengler.»

Source : Jean-Luc Evrard, Signes et insignes de la catastrophe, de la swatiska à la Shoah, Éditions de L'éclat, Paris-Tel-Aviv, 2005, page 73.

5-Newstatesman, 31 July 2006.
The green cause has had some unlikely advocates, finds Edward Skidelsky RÉFÉRENCE ???
"Under the pretext of 'profit', 'economic development', 'culture', our civilisation is intent on the destruction of life. It attacks it in all its forms, cuts down forests, extinguishes species, wipes out indigenous peoples . . . and degrades those living creatures which it spares into mere merchandise, into the marked objects of an unlimited greed."
Who is the author of this passage? Naomi Klein or George Monbiot? No. It comes from a 1913 pamphlet by the German ideologue Ludwig Klages and is one of the first statements of what has come to be known as environmentalism. So why is Klages not revered today as a prophet and seer? Because he was also an anti-Semitic crank who believed Jewish-American capitalists were destroying the "cosmological Eros". For modern environmentalists, he is a liability.
Then there is Martin Heidegger, whose 1953 lecture "The Question Concerning Technology" depicts the machine as the expression of a blinkered, domineering attitude to nature. Whereas a bridge arches gently over a river, respecting its distinctive mode of being, a hydroelectric power station bends it rudely to our will. It reduces it to what Heidegger calls "inventory". In one of those phrases that some people find cosmically profound, others portentously vacuous, Heidegger urges us to "let Being be".
Unfortunately for modern environmentalists, Heidegger was politically even less reputable than Klages. An early supporter of the Nazi regime, he never repudiated its "inner truth and greatness". And though he later distanced himself from its "outer" misdeeds, he did so in the crassest manner possible. "Agriculture is now motorised food industry," he said in 1949, "essentially the same as the manufacture of corpses and gas chambers." This statement provoked anger, both for its equation of human beings with livestock and for its presentation of the Holocaust as a mere offshoot of machine technology. That has not stopped many others ― including, most recently, Peter Singe ― from repeating it.
Is it really a surprise, one might ask mischievously, that Germany now boasts the largest green movement in the world? Most of its supporters have no inkling of its tainted origins. The ideas of Klages, Heidegger and others have long since been made over by thinkers of the left, rendering them safe for public consumption. And does it matter, in any case, that many of the early environmentalists were also Nazis? Surely what counts is the inherent truth of an idea, not its historical associations.
Still, that many early environmentalists belonged to the radical right should give us pause. Does environmentalism really merit its current place on the checklist of political correctness? Marx himself would undoubtedly have viewed it as a new kind of religion, dedicated to the enshrinement of class privilege. His political disciples were enthusiastic industrialisers; they polluted lakes and rivers without qualm. Environmentalism is, in truth, a conservative ideology. The passion that animates it is one of return, not progress. Its current association with the political left is mere window-dressing.

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