Vivre avec la terre
«Les hommes ont d'abord vécu sur la terre, ils ont ensuite vécu de la terre, l'heure est venue pour eux de vivre avec la terre», a dit le philosophe Raimon Panikkar dans sa conférence d'ouverture.
Le Sommet de la Terre (3)
La planète serait menacée en ce merveilleux jour de mai? Allons donc! Les rainettes chantent mieux que jamais et contrairement à ce que dit le proverbe espagnol (En los nidos de antano, no hay pajaros hogano!), il y a aujourd'hui des oiseaux dans les nids d'antan. Les seules atteintes à l'environnement dont j'aie vraiment à me plaindre sont le fait de pics, si nombreux et si vigoureux, qu'ils dévorent de temps à autre un de mes arbres. Est-ce une raison suffisante pour m'inciter à diminuer l'émission de CO2 en voyageant dans les transports en commun plutôt qu'en voiture? Dans ma voiture, à l'heure du midi, je peux en outre entendre Languirand parler des moyens à prendre pour réduire la pollution.
La pollution, une minorité invisible
Pour la plupart des gens à l'aise de par le vaste monde, les maladies de la planète sont abstraites. Ce fait à lui seul suffit à expliquer pourquoi les changements de mentalité se font si lentement.
Il y a également, d'autant mieux enracinée en nous qu'elle nous maintient elle aussi sur la pente de la facilité, l'idée d'une science et d'une technique qui sauront bien réparer les erreurs qu'elles ont commises. Pourquoi n'inventerions-nous pas un microorganisme volant qui non seulement consommerait le gaz carbonique en trop dans l'atmosphère, mais en tirerait un suc exquis?
Tant et si bien qu'au moment où nous hypothéquons leur héritage planétaire, nous pouvons dire à nos enfant: ne vous faites pas trop de soucis, car nous vous avons transmis un savoir grâce auquel il vous sera facile de continuer à améliorer votre sort tout en réparant les erreurs que nous avons commises au moment où la science était encore à un stade infantile.
Cette foi dans une science réparatrice est-elle fondée au point de justifier le laisser-faire actuel? Je crois plutôt que nous jouons à la roulette russe et que tout ce que la science peut faire c'est que sur dix coups possibles, il y ait quatre ou cinq balles blanches plutôt que deux ou trois.
Fondée ou non, cette foi dans la science est toutefois la seule attitude compatible avec nos comportements dominants. Si nous ne la mettons pas au sommet de nos priorités, ce qui suppose que nous la cultivions nous-mêmes dans nos loisirs, il ne nous reste plus qu'à avoir le courage du cynisme : reconnaître que l'avenir de la planète et de l'humanité est le dernier de nos soucis, et qu'il ne mérite même pas le petit effort d'attention dont nous aurions besoin pour fermer un robinet.
La fin du monde, pourquoi pas?
La seule autre attitude digne serait la cohérence dans le manichéisme. Dans la perspective manichéenne, qui a toujours eu une grande importance en Orient aussi bien qu'en Occident, la fin du monde est une chose plutôt heureuse. Selon cette philosophie, la lumière présente dans le cosmos et concentrée dans l'esprit humain se dégrade au fur et à mesure que les hommes se multiplient.
La même philosophie enseigne cependant que c'est en se détachant des biens matériels pour se consacrer à la contemplation, et non en travaillant comme un forcené pour pouvoir consommer davantage, que l'on se prépare le mieux à cesser d'être une verrue dans le monde. Et nous voici devant un étrange paradoxe : poussé jusqu'à sa limite, le mépris manichéen de la matière, que l'on se plaît à présenter comme l'un des aspects fondamentaux de la vision judéo-chrétienne et polluante du monde, se rapproche étonnamment de la modération dont il faudrait faire preuve pour sauver la planète.
Tandis que l'immersion païenne dans la vie et la matière produit l'effet contraire.
On devine qu'il y a un équilibre à trouver, qu'il doit être possible d'aimer la matière sans s'y vautrer, d'avoir le sens de la vie sans être attaché à elle par un besoin de sécurité qui justifie toutes les démesures, à commencer par celles de la médecine.
Au début de mai, le Centre d'Arts d'Orford accueillait un colloque international consacré à la recherche d'un tel équilibre. À bien des égards, ce fut une contestation avant le fait du Sommet de Rio. Invités par le Centre interculturel de Montréal, des représentants d'une trentaine de pays y ont discuté de la place des pratiques alternatives et indigènes dans le développement durable. Ils s'en sont d'abord pris à l'idée même de développement et à la vision occidentale du monde dont elle émane : nous ne voulons plus de votre développement ont dit les conférenciers, des chefs spirituels pour la plupart.
Perdre le temps pour le trouver
Le ton avait été donné lors de la séance d'ouverture par le sage Mohawk Tom Porter au moyen d'une prière consistant à répéter les mêmes paroles d'action de grâce à propos des astres, des herbes, des arbres, des poissons, etc. Le jeune étudiant d'Oxford qui était à mes côtés a trouvé cette litanie bien longue. Elle n'avait pourtant duré qu'une vingtaine de minutes. Porter a ensuite achevé d'enfoncer le fer dans le cœur de mon voisin en précisant que chez ses pères la même prière, dite au début des réunions importantes, pouvait facilement durer deux heures et plus.
Voilà en effet une perte de temps destinée à paraître absurde à un jeune Occidental prêt à s'attaquer à la pollution avec autant de détermination que ses ancêtres en ont mis à la faire. Le contraste entre ces deux attitudes par rapport au temps et au réel en général est peut-être aussi au coeur du problème qu'il nous faut résoudre.
De la prière de Porter se dégageait un sentiment d'harmonie cosmique, d'intégration de l'homme à l'Univers contrastant fort avec le passage de la Bible, que l'on associe généralement au développement à l'occidentale : « Soyez la crainte et l'effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer.... Pour vous soyez féconds, multipliez, pullulez sur la terre et la dominez. »
Je ne crois pas que ces visions du monde opposées l'une à l'autre de façon aussi simpliste rendent bien compte de la réalité, mais je ne veux pas débattre de cette question ici. Je veux simplement rappeler que les choses dites à Orford représentent une tendance significative à l'échelle mondiale : la recherche d'une spiritualité qui permettrait à l'homme de mieux s'intégrer à l'univers et, dans le même mouvement, le rendrait apte à trouver le sens de sa vie dans des choses humbles possédées selon des rites conviviaux, plutôt que dans des biens extravagants accumulés dans une solitude inquiète et agressive.
« Les hommes ont d'abord vécu sur la terre, ils ont ensuite vécu de la terre, l'heure est venue pour eux de vivre avec la terre », a dit le philosophe Raimon Panikkar dans sa conférence d'ouverture. Notons au passage que l'idée de cette alliance de l'homme avec la terre était aussi dans la Bible : voici ce que Jahvé a dit à Noé et à ses enfants immédiatement après les avoir invités à dominer la terre. Lorsque j'assemblerai les nuées sur la terre et que l'arc apparaîtra dans la nuée, je me souviendrai de l'alliance qu'il y a entre moi et vous et tous les êtres animés, en somme toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair.
Nous rêvons tous d'un arc-en-ciel auquel les pluies acides n'auraient pas fait perdre ses couleurs.