Rire à en vivre

Jacques Dufresne
Vers la fin de la décennie 1970, un journaliste New Yorkais, Norman Cousins, alors directeur de la Saturday Review, connut la célébrité en tant que médecin de lui-même. Se sachant atteint d'une maladie mortelle et estimant que l'hôpital lui faisait plus de mal que de bien, il s'installa dans un hôtel et entreprit de se traiter lui-même au moyen de vitamince C et de séances de fou rire. Il guérit effectivement et le prestigieux New England Journal of Medicine publia ensuite le récit de cette guérison. Ce récit prit bientôt la forme d'un livre qui parut en français sous le titre de La volonté de guérir. Voici le compte-rendu que Jacques Dufresne fit de ce livre dans sa chronique du journal Le Devoir le 14 juin 1980.
Vous avez une chance sur cinq cents de guérir. Vous êtes atteint d'une grave maladie du collagène — une affection du tissu conjonctif, catégorie à laquelle appartiennent toutes les maladies arthritiques et rhumatismales. On pourrait dire que vous vous désagrégez, le collagène étant une substance fibreuse qui relie entre elles les cellules. «Dans la vie de Norman Cousins, aujourd'hui professeur à la faculté de médecine de l'université de Californie de Los Angeles, ce message fatidique marque le début d'une merveilleuse histoire de science d'humour et de liberté. Cette histoire est racontée dans un livre récent intitulé La Volonté de guérir 1 et préfacé par René Dubos. Au moment où il l'a vécue, Norman Cousins était rédacteur en chef de la Saturday Review.

Il existe trois grandes catégories de guérisons: la guérison spontanée, la guérison de soi par soi et la guérison de soi par autrui. La guérison de soi par soi, qui touche directement à notre propos, est fréquente chez les animaux. Le biologiste russe Mannteufel raconte que les vers intestinaux sont un grand danser pour les perdrix et les coqs de bruyère. Ces oiseaux, en automne se débarrassent en quelques jours de leurs parasites en absorbant de grandes quantités d'aiguilles de pin. Selon le professeur Ellenberger, qui rapporte ces faits dans un important article sur la guérison 2, il se pourrait qu'il existe aussi chez l'homme un instinct autonome d'auto-régulation. Il cite ce propos de René Allendy: «Il est des hommes qui n'ont dû leur salut qu'à l'abandon de la médecine et l'obéissance à leur instinct. J'ai connu une tuberculeuse inculte qui, après avoir aggravé son cas avec de la viande crue, les pointes de feu et la créosote des médecins, décida de supprimer ces derniers, se mit au lit pendant des semaines, n'aborda plus que du lait, et se releva en voie de guérison très avancée», 3.

Le cas de Norman Cousins illustre un type nouveau de guérison de soi par soi, où ce n'est plus l'instinct, mais une pensée autonome qui joue le premier rôle.

Au moment de sa maladie, Norman Cousins possédait déjà une vaste culture médicale. Greffée à un grand désir de vivre, cette culture lui a permis de soumettre au doute cartésien le diagnostic dont il venait d'être la proie.

Il avait attrapé son mal en respirant des gaz toxiques à un moment où un stress intense affaiblissait les réactions de défense de son organisme. C'était du moins l'hypothèse la plus vraisemblable. Les médecins de l'hôpital le gavait de calmants, dont l'aspirine, au rythme de vingt-six comprimes par jour. Quant aux techniciens de l'hôpital, ils se relayaient pour lui enlever son sang précieux, ce qu'il ne toléra pas: «Lorsque les techniciens revinrent le lendemain remplir leurs récipients pour analyser mon sang dans plusieurs laboratoires différents, je les renvoyais et je fis mettre sur ma porte un écriteau annonçant que je ne donnerais qu'un seul échantillon tous les trois jours et que les divers services devraient prélever sur cet unique flacon de quoi satisfaire leurs besoins respectifs.»

Lorsqu'il décida de se prendre en main, Cousins s'empressa de quitter l'hôpital pour l'hôtel. Il fut ravi de constater que l'un des avantages imprévus de la chambre d'hôtel était qu'elle ne coûtait que le tiers environ du prix de celle de l’hôpital. Il supprima ensuite les aspirines et les autres calmants.

Il savait que ces substances chimiques perturbent le fonctionnement des surrénales, lesquelles jouent un rôle essentiel dans le système immunologique de l'organisme. Il avait lu d'autre part divers articles tendant à prouver que la vitamine C, ou acide ascorbique, stimule les surrénales. Il remplaça donc les calmants par des doses massives de vitamine C. Dans l'état où il se trouvait, il n'avait pas à s'inquiéter des contre-indications d'une telle médication. Pendant cette phase décisive, il eut le bonheur de pouvoir compter sur la complicité éclairée d'un ami médecin, le docteur W.M. Hitzig.

Cousins connaissait aussi les bienfaits du rire pour les avoir éprouvés et pour avoir lu cette phrase de Robert Burton, auteur d'un ouvrage intitulé Anatomy of Melancholy paru il y a 400 ans: «L'humour purge le sang, rendant le corps plus jeune, plus vif et apte à toutes sortes d'emplois. Emmanuel Kant partageait cette opinion. Dans la Critique de la raison pure on trouve ce passage: «Le rire produit une sensation de santé en renforçant les phénomènes physiques vitaux, l'affection qui remue les intestins et le diaphragme; de sorte que nous pouvons ainsi atteindre le, corps par le moyen de l'âme et utiliser la seconde comme médecin du premier.»

Mais comment rire à dose massive, quand on a toujours la sensation d'être écrasé par un camion. Cousins fit projeter dans sa chambre d'hôtel les meilleurs films des Marx Brothers et demandé à son infirmière de lui lire les meilleurs livres humoristiques.» Ça marchait! Je découvris avec joie que dix minutes d'un bon gros rire avaient un effet anesthésiant, calmaient mes douleurs et me donnaient au moins deux heures de sommeil.»

Le docteur Hitzig fit des observations encore plus intéressantes. On sait que la vitesse de sédimentation du sang, c'est-à-dire la vitesse en millimètres-heure à laquelle les globules rouges se déposent au fond de l'éprouvette, constitue l'un des meilleurs indicateurs de l'état général de l'organisme. Une grippe ordinaire fait monter cette vitesse à 40 environ. Les globules de Cousins se déposaient à 115 à l'heure, ce qui était le signe d'un état critique. Or Hitzig constata une baisse de cinq points après les séances de fou rire. Il fit les mêmes constatations après les doses massives de vitamine C.

L'autoguérison rationnelle du directeur de la Saturday Review fit grand bruit à New York. A la suite d'un article qu'il avait fait paraître peu après dans le New England Journal of Medicine, Cousins reçut trois mille lettres de médecins. La plupart étaient chaleureuses et enthousiastes. Signe des temps, note Cousins: «Il y a un respect nouveau pour les idées des non-professionnels. Rien de plus démodé que la conception selon laquelle les médecins n'ont rien à apprendre de leurs patients, écrit le docteur Gerald Looney, de l'école de médecine de l'université de Californie du Sud.»

Dans le témoignage sans précédent de Cousins, on retrouve le bel équilibre qui caractérise l'œuvre de Dubos: retour à Hippocrate, confiance en la VIX medicatrix naturae et, d'autre part, rigueur scientifique exemplaire caractérisée par un étonnement souverain aussi bien que par un scepticisme indéfectible. Un esprit conformiste aurait préféré la mort, un esprit simpliste aurait sombré dans les généralisations hâtives. Cousins prit la science médicale pour ce qu'elle est: une chose qui balbutie, qui ne parvient pas toujours à expliquer ses propres succès, mais dont un esprit libre et subtil peut tirer des effets étonnants: «La force vitale est peut-être la force la moins bien connue du monde. William James a dit que les êtres humains ont trop tendance à vivre à l'intérieur des limites qu'ils s'imposent à eux-mêmes. Ces limites reculeront peut-être lorsque nous aurons un respect plus profond pour la tendance au perfectionnement et à la régénération de esprit et du corps humain. L'exercice le plus pur de la liberté de l'homme consisterait sans doute à préserver et à chérir cette tendance naturelle.»

Le livre de Norman Cousins est tonique comme un long regard affectueux et éclairé. Les pages sur les rapports entre la vitalité et la créativité feront marcher des paralytiques. Il y a quelque chose de prodigieux dans la façon dont Pablo Casals, ami de l'auteur, retrouvait la jeunesse par la musique. Il avait à ce moment quatre-vingt dix ans. Chaque matin, Cousins voyait un vieillard à demi-paralysé se diriger vers son piano. La première fois qu'il fut témoin de cette scène, il ne s'attendait pas au miracle qui était sur le point de se produire: «Ses doigts se desserrèrent lentement et se tendirent vers les touches comme des bourgeons vers le soleil. Son dos se redressa, Il semblait respirer plus facilement. Ses doigts se posèrent alors sur les touches et j'entendis les premières mesures du Clavecin bien tempéré de Bach joué avec énormément de sensibilité et de maîtrise. J'avais oublié que Don Pablo jouait déjà en virtuose de plusieurs instruments avant de se consacrer au violoncelle. Il attaque ensuite un concerto de Brahms et ses doigts, devenus habiles et puissants, parcouraient le clavier à une vitesse étourdissante. Son corps tout entier paraissait fusionné avec la musique: il n'était plus ni raidi ni ratatiné mais souple et gracieux, complètement débarrassé de toute déformation arthritique».

Sur les hommes de son temps, qui sont de plus en plus hospitalisés et de moins en moins hospitaliers, Norman Cousins porte ce jugement: «Nous avons les sens gavés et la sensibilité affamée».


Notes

1. Éditions du Seuil, Paris 1980.

2. Revue Critère No 14.

3. René Allendy, Essai sur la guérison, Paris, Denoël et Steele, 1934.


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