Le loisir entre oisiveté et désoeuvrement
Cette vie aristocratique que nous assimilons à l'oisiveté depuis que vers la fin du Moyen Âge, l'Église a remplacé l'acedia par la paresse dans les péchés capitaux, est l'héritage lointain de la skolé grecque, de l'otium romain, de la vita contemplativa chrétienne. Hannah Arendt, dans La Condition de l'homme moderne, rappelle qu'en privilégiant le travail, nous nous sommes trouvés à renverser radicalement le rapport hiérarchique que les sociétés pré-modernes ont toujours maintenu entre le travail et le loisir.
Dans la perspective grecque ou chrétienne, le loisir n'est pas oisiveté, le loisir n'est pas improductif : il est avant tout liberté. Pour l'homme antique, il est ce temps libre qui lui permet de s'adonner aux activités qui conviennent à un homme libre. Le travail ne confère aucune dignité à celui qui l'exerce car son objet est aussitôt consommé dans le cycle éternel de la reproduction et de la consommation. L'homme grec libre aspire avant tout à l'immortalité, à l'œuvre qui survit à l'usage qui en est fait. C'est uniquement dans la pleine lumière de la place publique qu'il affirme son individualité, par l'action et la parole qui témoignent de ses exploits, de sa valeur, de son areté.
Dans la grande tradition chrétienne, chez saint Augustin de même que chez saint Thomas, la vie recherchée est celle qui nous rend libre de nous consacrer à la prière ; la vita activa est celle du non-repos, du nec-otium (d'ou nous vient le mot « négoce »), de l'a-skholia. Il importe avant tout de rechercher la tranquillité de l'âme pour se mettre en une disposition favorable à la contemplation. Si la doctrine chrétienne accorde une certaine valeur au travail — comme l'atteste la règle bénédictine, ora et labora , qui prescrit l'alternance de la prière et du travail — c'est dans la mesure où le travail « apaise les passions intérieures », occupe le corps sans empêcher l'esprit de se consacrer à la vita contemplativa.
C'est ce même loisir que revendiquent les grands précurseurs de la science moderne, ceux à qui nous devons les concepts qui ont bouleversé notre conception du monde et mis en mouvement le monde moderne : Galilée, Leibniz, Descartes, Pascal. Il suffit de lire ce qu'écrit Descartes en conclusion du Discours de la méthode pour s'en convaincre : « Je me tiendrai toujours plus obligé à ceux par la faveur desquels je jouirai sans empêchement de mon loisir que je ne ferai à ceux qui m'offriraient les plus honorables emplois de la terre. »
Nous entretenons un rapport complexe avec le loisir. Nous sommes tellement pétris de l'idée que nous réalisons notre essence par le travail — idée que récusent toutes les philosophies grecques et chrétiennes — que nous vivons souvent le loisir comme une absence : absence de travail, absence de projet, défaut d'un exutoire à notre énergie vitale. Au-dessus du loisir plane l'ombre de l'ennui, du désoeuvrement. La carence d'œuvre est une carence d'être, ontologique, car l'individu se définit désormais avant tout, et trop souvent hélas! uniquement par le travail. 1L'angoisse devant l'ennui jette l'homme dans ce que Pascal appelait le divertissement : « Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant. » Chez Kierkegaard, l'homme est coincé entre l'ennui et le désespoir métaphysique, mais la situation n'est pas entièrement bloquée : « L'oisiveté, dit-il, n'est nullement la mère de tous les maux, au contraire, c'est une vie vraiment divine lorsqu'elle ne s'accompagne pas de l'ennui. [..] On peut dire que quiconque ne le sent pas prouve par cela même qu'il ne s'est pas élevé aux humanités. »
Notes
1. Voir à ce sujet l'excellente synthèse sur le site de Jacques Bonniot