Otium et negotium dans la Rome antique
Extrait de: Jean Touchard, avec la collaboration de Louis Bodin, Pierre Jeannin, Georges Lavau et Jean Sirinelli, Histoire des idées politiques. Tome premier. Des origines au XVIIIe siècle. Troisième édition mise à jour. Paris, Presses universitaires de France, 1967 (p. 62)
Il faut [...] ajouter que le génie romain est ailleurs que dans la réflexion: quand Cincinnatus lâche l'épée c'est pour la charrue. Tout arrêt de l'action, toute retraite, fût-elle studieuse, fût-elle tournée vers la politique, choque un Romain comme Caton. L'otium, c'est-à-dire le délai que l'on s'accorde, le loisir que l'on prend, sera une dure conquête à Rome et devra constamment se justifier par l'efficacité. Quand les jurisconsultes consacreront la moitié de leur année à un séjour campagnard, ils s'excuseront par la nécessité d'organiser leur documentation et leur jurisprudence. Le loisir des Grecs, si plein de réflexions, de discussions et d'études qu'il a fini par signifier école [...], inspire aux Romains une méfiance instinctive, et pour eux la réflexion systématique est avant tout perte de temps; l'histoire de leurs idées est tout émaillée de réflexion dont le «primum vivere (il faudrait dire: agere) deinde philosophari» est l'axiome premier et encore la plupart n'ont-ils jamais trouvé le temps de passer à la deuxième partie de ce programme; sans regret du reste, puisque le mot «philosopher» lui-même sera longtemps l'objet d'un dédain irrité ou amusé. Il faudra bien du temps et une situation nouvelle pour qu'avec les Tusculanes ressuscite le goût des longues discussions et des échanges de vues d'où l'urgence est exclue. Pour l'instant il faut faire la guerre, administrer et gagner de l'argent. C'est pourquoi les idées politiques de Rome adhéreront si étroitement à l'action qu'elles en seront parfaitement indissociables. C'est sans doute à des traits de cet ordre que l'on se réfère lorsqu'on parle du fameux réalisme romain.