L'éternelle jeunesse

Jacques Dufresne
Conférence prononcée à Laval dans le cadre des Ateliers régionaux tenus pour préparer le Sommet du Québec et de la jeunesse.

La jeunesse éternelle au secours de la jeunesse actuelle

Quand je prépare une conférence sur un sujet comme celui de votre colloque, la jeunesse, j'interroge d'abord les muses. Je cherche parmi mes souvenirs poétiques celui qui correspond le mieux au thème dont je veux traiter.

J'ai ainsi trouvé la chanson de Sophocle à Salamine de Victor Hugo.

Pour bien comprendre ce poème, il faut se rappeler que depuis des temps immémoriaux la grande affaire dans la vie des jeunes c'était la guerre, à laquelle ils étaient presque toujours appelés . Ils ont été tranchés dans leur fleur, disait-on de ceux qui n'en revenaient pas. Je précise que ces guerres qui nous semblent barbares aujourd’hui étaient faites à armes égales, sur le terrain, et sans le caractère aveugle et implacable des armes actuelles dirigées impunément à distance. Je précise enfin que je ne fais pas l’apologie de la guerre; je souligne simplement les vertus qu’elles permettaient de déployer.

Le risque, y compris celui de mourir à la guerre, est un besoin fondamental de l'âme humaine, de l'âme des jeunes surtout, et il m'arrive de penser que bien des jeunes en ce moment pratiquent des sports extrêmes pour satisfaire librement un besoin de risque que la guerre ne les oblige pas à satisfaire.

Sophocle, le grand poète tragique, l'auteur d'Antigone, d'Oedipe roi, avait seize ans au moment de la bataille de Salamine. On est inconsolable à la pensée que s'il avait été tranché dans sa fleur à Salamine, l'humanité aurait ainsi été privée des plus belles pièces du répertoire théâtral.

Ce n'est pas ce malheur qui a inspiré Victor Hugo. Son poème a une portée plus universelle. Ce qui attristait Hugo, plus de deux millénaires après le fait, c'est que Sophocle aurait pu mourir avant d'avoir aimé:
    Me voilà, je suis l'éphèbe,
    Mes seize ans sont d'azur baignés;
    Guerre, déesse de l'Érèbe,
    Sombre guerre aux cris indignés,

    Je viens à toi, la nuit est noire!
    Puisque Xerxès est le plus fort,
    Prends-moi pour la lutte et la gloire
    Et pour la tombe; mais d'abord

    Choisis-moi de ta main sinistre
    Une belle fille aux doux yeux,
    Qui ne sache autre chose
    Que rire d'un rire ingénu,
    Qui soit divine, ayant la rose
    Aux deux pointes de son sein nu,

    Donne-la-moi, que je la presse
    Vite sur mon coeur enflammé;
    Je veux bien mourir, ô déesse,
    Mais pas avant d'avoir aimé.

Mourir, mais pas avant d'avoir aimé. C'est la seule question importante, à tous les âges de la vie, et pas seulement pendant la jeunesse. S'il importe de ne pas hâter artificiellement la mort des personnes âgées, c'est pour ne pas les priver d'une ultime occasion d'aimer davantage.

Un tel discours, ai-je besoin de vous le rappeler, nous éloigne de ce qui semble devoir être l'esprit du prochain sommet de la jeunesse. La guerre avait ceci de bon que, par sa dureté même, elle donnait du relief aux choses douces de la vie, à l'amour en particulier. La guerre et l'amour ont toujours formé un beau couple.

La guerre a été remplacée par la compétition dans les études, prélude à la compétition dans les affaires, et l'amour a été remplacé par l'emploi. S'il y avait un poète officiel du Sommet de la jeunesse, voici le poème qu'il écrirait :

Donne-moi vite un emploi
Pour satisfaire mes désirs de consommateur
Je veux bien mourir, ô déesse
Mais pas avant d'avoir touché mon premier salaire.

Je ne voudrais pas donner l'impression de minimiser le problème de l'emploi chez les jeunes, de nier qu'il faut un minimum de sécurité matérielle pour pouvoir aimer de façon responsable. Je tiens cependant à rappeler que lorsqu'on s'adresse à des jeunes qui, de tout temps, ont su mourir à la guerre, souvent par amour, c'est pousser le mépris et la méprise un peu loin que de faire de l'accès au marché du travail un absolu, et de les réduire ainsi, pardonnez-moi ce néologisme, à leur employabilité.

Notre époque a rejeté ou discrédité toutes les valeurs, à commencer par le courage, pour les remplacer par une chose qui auparavant avait été considérée comme une punition: le travail.

Quand j'écoute les discours officiels sur la jeunesse, où il est invariablement et exclusivement question de l'emploi, j'ai le sentiment que l'on n’a rien de mieux à offrir à la jeunesse de ce pays que de l'envoyer au banc des punitions.

Le diagnostic que formulait Hannah Arendt il y a plus de 50 ans s'est avéré tragiquement juste:

«Dans son principal ouvrage, Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt développe systématiquement la thématique du renversement des activités de l'homme. Ces activités sont hiérarchisées ainsi: le travail, l'oeuvre et l'action. Le travail permet à l'homme de vivre. Par l'oeuvre, l'homme dépasse le nécessaire et accède au domaine artistique. Enfin, l'action, où sa liberté s'exerce pleinement, lui permet d'entrer dans le monde du politique. Or, constate Hannah Arendt, si l'homme a été remplacé par la machine dans bien des tâches qui constituaient naguère son travail, il n'a pas réussi à en profiter pour instaurer une ère de liberté indispensable à l'action et à la politique; il s'est au contraire soumis davantage au joug de la nécessité: tout est devenu travail. Ce phénomène est une régression, une réduction de l'activité de l'homme au niveau élémentaire, un renversement de la hiérarchie.»

Nous nous trompons lourdement si nous n'invitons pas les jeunes à lutter contre cette régression, à renverser le renversement. Si nous ne leur proposons que le travail, nous serons perdants à la longue, même sur ce plan. On devient vite un piètre travailleur quand on fait du travail un absolu. L'amour du travail bien fait ne découle pas de l'amour du travail, il découle de l'amour de la perfection. Il est d'origine métaphysique. L'une des raisons pour lesquelles l'empire soviétique s'est effondré si lamentablement, c'est que le lien entre le travail bien fait et son origine métaphysique avait été rompu au profit d'un lien avec les techniques de conditionnement. On avait substitué la motivation à l'inspiration. Le capitalisme est en train de commettre la même erreur.

Travailler oui, puisqu'il le faut, mais pour pouvoir aimer, et si possible pas avant d'avoir aimé. Se préparer à entrer sur le marché de l'emploi certes, mais sans oublier le marché du congédiement. Quand la productivité devient en même temps que le travail un absolu, des valeurs telles que la fidélité, la loyauté et la reconnaissance perdent leur sens pour bien des employeurs. De sorte que cet emploi que l'on présente aux jeunes comme le remède à tous leurs maux, ils risquent fort de le perdre quelques années après l'avoir obtenu. S'ils n'ont pas acquis la sagesse, la maturité qui permettent de donner un sens à un tel événement, quel sera leur avenir?

Le renversement de la hiérarchie dénoncé par Hannah Arendt n'a été possible que parce qu'il n'y a plus à l'horizon de conception de l'homme assez claire, assez vivante pour enthousiasmer la jeunesse.

Ce qu'il faudrait proposer aux jeunes, c'est l'humanité. Sans avoir la franchise de le leur dire ouvertement, on leur propose en ce moment de devenir des rouages dans la machine économique.

Devenir un être humain. Cela jadis allait de soi. Mais il y a plus de trente ans déjà, René Dubos a éprouvé le besoin d'écrire un livre intitulé: Choisir d'être humain. La chose n'allait plus de soi. Si un grand sage a jugé bon de nous inviter à choisir d'être humain, c'est parce que, dans son esprit, nous pouvions déjà choisir d'être autre chose qu'un humain.

Cette autre chose, elle a désormais un nom: cyborg. Au cas où vous l'ignoreriez mesdames et messieurs, je vous apporte une grande nouvelle. Dieu est mort, nous le savions, sachez que l'homme est mort qu'il est maintenant une chose dépassée et une chose du passé. L'homme, c'était l'animal raisonnable. Aspirée par les réseaux informatiques, avec lesquels elle est désormais en symbiose, la raison s'élève progressivement au-dessus du corps qui, de signe de l'âme qu'il était, devient simple instrument de la volonté. Au terme de ce processus évolutif, d'autant plus rapide qu'il est plus conscient, un nouvelle espèce apparaît.

De nombreux savants, millénaristes pour la plupart, ont annoncé l'avènement du cyborg. On pourrait leur reprocher de manquer d'objectivité. Voici le point de vue de celui que l'on peut considérer comme le penseur officiel du gouvernement américain, et comme l'un des penseurs qui ont eu le plus d'influence dans le monde depuis la chute du mur de Berlin: Francis Fukuyama, auteur de La fin de l'histoire. Voici ce que Fukuyama écrivait récemment dans The National Interest: «La révolution scientifique biologique est en cours d'enfanter dans les trois décennies à venir un nouveau genre humain. La véritable puissance des recherches actuelles réside dans leur capacité de modifier la nature humaine elle-même. Nous pourrons mettre un terme à l'histoire humaine car nous aurons aboli l'être humain en tant que tel; alors la nouvelle histoire post-humaine pourra commencer.»

Que désirons-nous pour notre jeunesse: qu'elle se précipite dans l'histoire post-humaine en se cyborguisant à un rythme accéléré, ou qu'elle remette le cap sur l'humanité?

Vous ne m'en voudrez pas, je l'espère, de présumer que la majorité d'entre vous, comme la majorité des Québécois, préfèrent l'homme au cyborg et l'histoire à la post-histoire.

Mais si nous sommes sérieux quand nous choisissons ainsi d'être humain, nous devons réviser plusieurs de nos principes et modifier plusieurs de nos habitudes. Quant aux jeunes, nous devons leur proposer des valeurs bien différentes de celles que nous leur proposons en ce moment.

Le cyborg en effet n'est pas un simple produit de la technologie des quarante dernières années. Il est plutôt l'aboutissement d'une tendance vieille d'un millénaire, caractérisée par le dualisme, la séparation de l'âme et du corps, par l'idée que le corps humain, les animaux et l'univers lui-même sont des machines, par la montée du formalisme, par la méfiance à l'égard des sens et, conséquence de tout ce qui précède, par la substitution des médias au réel et l'apparition d'un nouvelle maladie de civilisation: l'alexythimie.

Choisir d'être humain, c'est s'engager à remonter tous ces courants, ce qui suppose que l'on revienne à la définition traditionnelle de l'homme selon laquelle nous sommes des «animaux raisonnables». Il faudrait même revenir à une définition encore plus primitive. Nous sommes aussi et avant tout des plantes, comme devrait nous le rappeler l'existence en nous d'un système végétatif. Aristote distinguait trois sortes d'âme en nous: l'âme végétative, par laquelle nous ressemblons aux plantes, l'âme sensitive par laquelle nous nous rapprochons des animaux doués de sens comme la vue, le toucher etc. et enfin l'âme intellective. Le même Aristote semble avoir tenu l'âme végétative pour négligeable puisque c'est à lui que nous devons la définition de l'homme comme animal raisonnable. Il a eu tort. C'est précisément parce que nous avons tendance à oublier que nous sommes avant tout des plantes que nous devenons si facilement des cyborgs, que nous glissons si rapidement vers le virtuel.

L'homme est une plante sensitive et raisonnable. On pourrait tracer tout un programme pour la jeunesse à partir de cette définition, et de la nécessité de remonter tous les courants évoqués précédemment.

Centré sur l'idée de résilience, ce programme contiendrait des invitations et des incitations à l'enracinement, à l'incarnation, au rapport sensible avec le monde, au respect du principe de clôture, au jeûne médiatique; il contiendrait des mises en garde contre le formalisme, l'alexithymie, l'hyperactivité.

Le travail est nécessaire, il n'est pas le bien. Les Anciens nous ont appris que la confusion du nécessaire et du bien a toujours des effets funestes.

À lire également du même auteur

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la premi&egra

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents