L'information et la vie

Jacques Dufresne
La démesure du progrès a toujours rendu le philosophe mélancolique. Il ne peut que condamner la démesure et suivre le progrès, comme tout le monde.
Deux jeunes filles se suicident, nous rappelant que nous avons été très maladroits dans notre façon de communiquer l'amour de la vie à leur génération. Pendant ce temps, nous nous interrogeons sur la formation qu'il convient de donner aux adolescents dans les collèges.

Par-delà les programmes de l'école ou de la télévision, c'est l'essence même de l'information (et de la formation) qui est touchée. Cela mérite un effort de réflexion.

Donner la vie c'est transmettre une certaine information génétique. Quand l'enfant est né, il faut poursuivre le processus d'information sur un autre plan en communiquant à cet être humain, d'abord le goût de la vie et ensuite, des raisons de vivre. Nous sommes à un tournant de l'histoire où l'on fait d'étonnants et d'inquiétants progrès dans le contrôle et la manipulation de l'information génétique. On pourra bientôt traiter certains gènes à l'intérieur de l'embryon. On peut déjà y repérer les gènes défectueux.

Au moment même où l'on accomplit de tels progrès dans la maîtrise de l'information génétique, on semble perdre peu à peu la maîtrise de l'information culturelle. À mesure que s'accroît la compétence dans un domaine, l'incompétence devient plus manifeste dans l'autre. Ceux qui jouent à Dieu dans la reproduction parviennent de plus en plus difficilement à jouer leur rôle d'hommes dans l'éducation.

Ce n'est pas la première fois qu'une génération doute des valeurs qu'elle doit transmettre à la génération suivante; dans le passé toutefois le doute a porté beaucoup plus sur la reproduction. En Occident par exemple, la survie des peuples et de l'espèce n'est une chose qui ne paraît assurée que depuis quelques siècles.

Informer c'est donner forme à une matière

Peut-être aurions-nous intérêt à revenir au sens premier du mot information. Selon le Dictionnaire Philosophique Lalande, le verbe informer a d'abord signifié: donner une forme à une matière. Nous sommes ici en contexte aristotélicien, où forme est synonyme d'âme. Donner une forme à une matière, c'est lui donner une âme. Or l'âme est le principe de la vie. Informer c'est donc donner la vie.

Le second sens du verbe informer, toujours selon Lalande, nous est plus familier: faire connaître quelque chose à quelqu'un, ce second sens est dérivé du premier. C'est dans l'oeuvre de Descartes que se serait opérée de la façon la plus significative la dérive d'un sens à l'autre. L'auteur du Discours de la méthode dit que «les idées informent l'esprit». L'ancien sens subsiste, mais ce n'est plus la matière qui reçoit une forme, c'est l'esprit. On se rapproche ainsi du sens actuel du verbe informer.

Est-il seulement nécessaire de préciser que ni l'un ni l'autre de ces deux sens du verbe informer ne s'applique à la violence et aux strip-tease de la télévision et des journaux jaunes ou oranges?

Nous disions qu'informer a d'abord signifié donner la vie pour ensuite signifier transmettre des connaissances. Dans le sillage du second sens, le savoir scientifique s'est développé et répandu facilement, mais l'art de transmettre la vie par des images et des mots s'est en partie perdu. Le psychologue James Hillman estime que c'est dans cette perte qu'il faut d'abord chercher la cause des maux de la psyché contemporaine. «Dans la linguistique structurale moderne, les mots n'ont pas de sens intime, car aucun d'entre eux n'échappe au destin que lui assigne l'analyse: être réduit à une unité quasi mathématique... Faut-il s'étonner qu'il y ait une crise de confiance, puisque nous n'osons plus nous abandonner aux mots en tant que porteurs de sens! Le langage est frappé d'une véritable phobie du sens1

La psychologie de Hillman est une invitation à retrouver les mots et les images remplis de sens, ce qui équivaut à revenir à la première définition de l'information.

Les nouveaux sens du mot information nous ramènent à cette première définition. Avez-vous déjà réfléchi au sens qu'a le mot information dans l'expression information génétique? L'information génétique n'est pas une réalité matérielle, c'est littéralement la forme qui unit entre elles les molécules qui sont à l'origine de la vie. On peut même soutenir que cette forme, immatérielle par définition, possède un semblant d'éternité puisqu'elle est demeurée inchangée depuis les origines de la vie.

Dans un autre contexte, l'information, c'est le software par rapport au hardware, c'est la pensée présente dans la matière, et en particulier dans les machines.

Il y a de l'information dans un levier et même dans un outil encore plus primitif comme un pic ou une hache. Dans le processus qui a conduit à la hache que nous connaissons, il y a la rétroaction, le feed-back, qui est au coeur de la conception actuelle de l'information: l'efficacité d'une pierre bien aiguisée a amené les artisans primitifs à améliorer leurs techniques d'aiguisage. Nos haches en acier trempé sont le fruit d'une longue accumulation d'informations.

Rien ne nous interdit de rassembler ces divers sens du mot information dans une seule définition: informer un être, c'est lui donner la vie, dans ses trois dimensions, la dimension dynamique, la dimension logique, la dimension poétique.

Que faut-il entendre par dimension dynamique de la vie? Voyez comment les êtres vivants, à commencer par les plantes les plus humbles, luttent contre la pesanteur, se dressent vers le soleil jusqu'à atteindre, chez l'homme, la station debout.

La vie enferme aussi une logique, une structure; le code génétique en est l'illustration parfaite.

La vie enferme enfin une qualité irréductible à l'analyse; elle a un sens. Telle est sa dimension poétique.

Informer, c'est donner une telle vie. Cette définition étonnante de l'information correspond parfaitement aux caractéristiques que l'on s'attend à retrouver dans l'information au sens usuel du terme.

Dans son ouvrage Du lisible au visible, Ivan Illich a traité de façon originale de l'évolution de l'idée d'information. Il constate, après Georges Steiner, que la grande culture livresque s'est dégradée au point de n'être plus qu'une caricature de ce qu'elle était et, pour illustrer son propos, il présente cette évocation de la lecture dans un monastère du XIIe siècle:

«Les pages étaient encore faites de parchemin plutôt que de papier. La peau translucide du mouton ou de la chèvre était couverte d'une écriture manuscrite et animée de miniatures exécutées au pinceau fin. La forme de la Sagesse Parfaite pouvait illuminer ces peaux, mettant en lumière lettres et symboles, et illuminant l'oeil du lecteur. Regarder un livre était comparable à l'expérience que l'on peut vivre, de bon matin, dans les églises gothiques qui ont conservé leurs vitraux originaux. Quand le soleil se lève, il fait vivre les couleurs de ces vitraux qui, avant l'aube, ne semblaient qu'un obscur remplissage des arcs de pierre.»

Nous sommes ici très près du premier sens du verbe informer. C'est à ce sens qu'il faut sans cesse revenir, ce qui suppose qu'on lutte constamment contre les forces qui tendent à faire perdre à l'information son unité, à la réduire à l'un ou l'autre de ses éléments.

1) James Hilman, A Blue Fire, Harper & Row, New-York, 1989, p. 28.

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