Claude Monet à Londres : impressions d'une exposition

Gustave Kahn
C'est une des anecdotes célèbres de l'histoire de l'Impressionnisme que ce voyage à Londres effectué vers l'époque des débuts, en pleine jeunesse d'art, par Claude Monet et Camille Pissarro, leur saisissement devant le prestige exact et féerique de Turner, l'emprise sur eux de la ville énorme et de son ciel de suie et de nacre, irisé par tant de variations atmosphériques, engrisé par tant de fumées, dont le dais au-dessus des cheminées d'usines et des toits de cottages est sans cesse modifié, éloigné, rapproché, assombri, diapré, - couvercle sombre, halo vaporeux, tendelet lâche et mouvant, - par ce brouillard dense ou clarteux, où sans cesse le vent agite, développe ou rabat des manteaux versicolores de poussière brune ou de soleil rose.

Camille Pissarro, quand il revint à Londres, s'y choisit un domaine. Aux rues bigarrées, clignotantes, haletantes, aux groupes populaires sordides et dorés, au cours fumeux et sourd des passants, il préféra les parcs de lumière et de repos. Il adopta des heures, d'accord avec son tempérament large et tranquille, non point celles des défilés rythmiques et coquets de ladies qui ressemblent aux portraits célèbres, mais une heure matinale, tiède à la fois et frileuse, de lumière chaste et sereine, rose tendre, vert tendre, opaline. Il peignit l'allure paresseuse du soleil grêle sur les arbres et sur les pelouses molles et drues, se bornant à silhouetter les personnages en tache dans l'ensemble quasi-panoramique.

Claude Monet s'est plu, lui, à un décor où la lumière puisse librement régner sans qu'aucun épisode vienne distraire le spectateur des féeries qu'elle joue avec ses partenaires, les brouillards et les fumées, qu'elle va refléter dans les masses d'eau de la Tamise et qu'elle réfracte sur les piles des ponts et sur les pierres des monuments. C'est un jeu d'apparences de gemmes et de bouquets, de fantasmagories perpétuellement changeantes, où les tons se nuancent, varient, glissent, se muent, dans l'effleurement du brouillard sur les eaux ou ses floconneuses retraites vers les tours des palais et des usines et vers les nuées.

Claude Monet a noté des minutes rares, peut-être uniques, si parées de beauté, de diversité, de luxe, qu'elles peuvent un instant sembler irréelles comme le domaine de la reine Mab, que devant cette pyrotechnie d'or, de rose rose, de rose rouge, de rose pointé de rouge, de pourpre, de vert de pré, de vert doré ou profondément bleuâtre, on pourrait songer un instant à croire ces visions établies plutôt sur un principe d'ornementation polychrome, que dues à une obéissance absolue à la nature, que ce sont là des harmonies sur un thème fourni à l'instant de l'esquisse par les grâces de l'heure et ses alliances de couleurs, harmonies exécutées non par un virtuose, mais par un maître symphoniste doué d'une sensibilité profonde et d'une imagination infiniment fraîche, vivace et inventive. Il n'en est rien. Ce sont des tableaux élaborés d'après des notations exactes; c'est une lutte avec la déroutante mobilité de l'atmosphère, avec le protéisme du jour laissant tomber à tout instant dans la mort du temps de nouvelles parures et des voiles de reflets.

S'il est vrai que Turner aima juxtaposer certains Turner à certains Claude Lorrain, on concevrait qu'on plaçât certains Monet à côté de certains Turner. Ce serait comparer deux aboutissements, rapprocher deux dates de l'Impressionnisme, ou plutôt - car les appellations d'école sont décevantes et « Impressionnisme » ne signifie que par les traînes des échos que ce mot évoque (englobant la présence d'influences de Vermeer, d'Ingres, de Delacroix, de Corot, de Turner et des nouveautés de paysage, en même temps que l'étude neuve de la rue et des villes), ce serait rapprocher deux dates d'une histoire de la sensibilité visuelle.

La beauté profonde et étudiée de ces vues de la Tamise répond aux objections élevées contre les paysagistes de l'Impressionnisme pour la rapidité de leur labeur et la prestesse évocatrice de leurs études. C'est dans son empressement à fixer la minute exceptionnelle, à saisir Pan par une boucle de sa toison et l'arrêter un instant dans sa fuite, et par la création de moyens cursifs de traduction parfaite, que Claude Monet est arrivé à donner des ensembles si harmoniques, où aucun détail d'analyse n'est oublié, où tous les voisinages et les passages des tons, sont, d'une touche, représentés. À aucun moment, d'ailleurs, les Impressionnistes ne se sont bornés à des études. Il suffit de rappeler les portraits étudiés de Manet, les Cueillettes de pommes de Pissarro, le Portrait de Mme Charpentier de Renoir. La technique pointilliste fut créée pour les besoins de grands tableaux décoratifs.

C'est en accentuant sa tendance de portraitiste à l'achevé, au synthétique que conclut Renoir, en sa seconde manière, essayant de fondre et de cerner les nuances, de combiner la sensibilité du moderne et la précision de contours des Primitifs.

Les séries de Monet, ses Antibe, ses Nénuphars, ses Peupliers, ses Cathédrales, conçues dans un système de notations parallèles figurant en une suite d’œuvres tous les jeux de la lumière sur un point donné, décrivant l'histoire d'un jour depuis son aube, jusqu'à son évanescence en poudre d'or et de feu, ces séries sont le couronnement d'un travail antérieur. Parmi ces Vues de la Tamise, des études de brouillard rappellent impérieusement le souvenir d'anciens tableaux de Monet où Varangeville apparaissait, fluide, dans la brume de l'aube, comme de ceux où des eaux rosissaient, en des matins de dégels fleuris de mille nuances pâles.

Il n'y a point, à cette exposition de Claude Monet, apport d'une nouveauté de sa technique, mais aboutissement. M. Roger Marx a déjà signalé chez Claude Monet, cette affirmation finale de la synthèse, produit obligé du labeur des années où prédominent ses notations.

* * *


Trois thèmes ont servi à Claude Monet pour ses vues de la Tamise : le pont de Charing-Cross, le pont de Waterloo, le Parlement.

Ce Parlement se présente comme avec des densités différentes. Le voici (1) dans le coucher du soleil, avec des apparences d'énorme futaie verte; ses clochetons indéterminés semblent des feuillures; d'épais nuages violets, verts, bleus, striés de pourpre et de sang, roulent sur une eau calme reflétant complètement le palais et le ciel, en une paix et une solitude de béguinage (2). Puis le voici, comme tout tissé de brume violette, avec un immense recul de la forêt des tours d'usines, et c'est ici comme un palais de Thulé, comme un temple du silence, comme une évocation mystique, que découpe, grâce à la magie de l'heure, dans la ville sonore et brutale, l'art exact de Claude Monet. Des eaux qui roulent lourdes au pied de Westminster évoquent cette figuration de l'eau par les légendes du Nord, des Nixes au manteau vert, dont les mains jouent d'une harpe d'argent, et ces eaux de Monet ont ce manteau d'émeraude s'apaisant en floches d'argent animées de reflets de prisme. À l'un de ces Soleils couchants, l'astre demeurera visible disque lourd d'où filtrent les plus fines variations de couleur; ailleurs (3) il s'est épandu soufré, gomorrhéen, en des nuées violettes, purpurines, orangées, et ses reflets clapotent en une eau lourde, rose, bleue, verte, avec des micas roses sans cesse ensanglantés d'un point rouge. Une trouée du soleil dans le brouillard (4) allume un floconnement d'air et d'eau, fondus, virant dans un rythme unique, où l'astre fuse, allumant à chaque surface, à chaque miroitement de ces limbes lumineux, comme une infinité de lampes toutes variées et tamisées par des enveloppes légères et nuancées infiniment.

Le pont de Waterloo, sous des ciels d'humeur diverse, charrie un flot de voitures; un ruissellement de féerie se précipite sous l'ombre violette des arches, et des touches de soleil allument aux vitrages d'une tour usinière, un phare dans les fumées légères.

Cette foule, ces eaux, ce fond de maisons et de tuyaux d'usines sont sans cesse variés. Ici, l'eau s'alanguit, là elle se précipite, comme truellée; là elle est huileuse et douce, caressante avec de petits panaches frisant au bout des vaguettes; elle apparaît comme déchirée par un râteau puissant qui en fait éclater des pierreries, ou dans le rabattement de la lumière sur le fleuve, par le mur ouateux et diapré du brouillard, ses flots vont lentement, en cortège, en crêtes lentes semées de bouquets.

À un Temps gris (5), une fumée violette arrive d'un invisible bateau mourir aux arches grises et bleues du pont, sur lequel la cohue précipitée des omnibus prend vers l'orée lointaine, sur la rive, un aspect d'écrasis de foule, presque de rumeur, de brouhaha qui va se fondre comme en un gouffre sous les barres nettes et violentes des fumées du travail (6). Aux heures de soleil, la course des voitures, prend des airs de fête; elles passent roses et rouges, éclatantes, quasi-dorées, tandis que la Tamise semble un lac enflammé sous un ennuagement bleu léger et vert pâle, ou qu'elle semble se gonfler dans son manteau d'opacité brochée de lueurs (7) comme dans cette vision (8) que nous donne d'une si belle fidélité, rendant tout le charme de l'eau et sa mobilité lente, la reproduction du maître-graveur Waltner. Ici, cette file de voitures semble jetée sur le pont comme sur une table un long collier de pierreries dissemblables de couleur et de relief, mais toutes réveillées par la lumière. À un Soleil dans le brouillard (9) le pont s'endort dans un bleuissement profond où viennent se fondre de longs reflets verdâtres. Un rayon pourpré, égaré, sulfureux, traîne en couleur de Styx et s'endort sous une arche où sa lueur semble charbonner, et, pour compléter cet aspect de soir lugubre et de Phlégéthon, une barque glisse ou se dresse comme une ombre violâtre, et involontairement, devant ce décor que des toiles voisines donnent si brillant, si souple en irisations claires, tout vibrant d'étincelles lumineuses, de paillettes dorées et qui, en cette image, va se fondre dans les bleuités sombrées couleur de crépuscule, on songe aux vers de Baudelaire, au paysage de Recueillement vespéral des choses et des âmes dans la ville où il fait voir
    ... Le soleil moribond s'endormir sous une arche,
et dégage, pour l'aimée, la plastique de ces bruissements lointains vers cette paix silencieuse,
    Et comme un long linceul traînant à l'Orient
    Entends, ma chère, entends, la douce Nuit qui marche.
La série du pont de Charing-Cross est la plus courte. Le motif en est donné en une vision légère du fleuve (10) où l'on dirait voir passer légèrement, mobiles et brèves, des teintes fragiles d'aube; l'eau est comme un miroir sur lequel des buées d'ombre se chasseraient et se succéderaient, fragiles et lentes harmonies, si l'on peut dire, à la Schumann ou à la Fauré; des trains viennent, dont les fumées grises se violacent à mesure qu'elles montent vers le ciel et s'épanouissent en écharpe lourde, puis poudroyante. Le brouillard, à d'autres facettes de la symphonie, estompe une partie du pont, le mange, mord sur le reflet vert qui, comme une barre rigide, tranche les eaux (11). Ici les piliers du pont jettent une ombre diffuse et comme de larges feuilles mobiles et tremblantes sur l'eau verte, et le plus beau des huit tableaux qui disent cette splendeur du pont de Charing-Cross, c'est celui qui semble le plus irréel, où, le décor s'étant élargi jusqu'à la vision d'un autre pont lointain, celui-là désert dans un ciel qui semble en joie, l'eau partout scintille, au-dessous de la contorsion épaisse des fumées en moutonnements de toisons violettes, scintille en éclats de gloire, en saillies roses, orangées, dans une simultanéité d'éclairs qui parcourent toute la vision de brume féerique et semble courir vers la mer dans un rythme de cortège en fête et un bruissement innombrable de perles lumineuses.


Notes
(1) No 27 du catalogue.
(2) No 33 du catalogue.
(3) No 25 du catalogue.
(4) No 35 du catalogue.
(5) No 16 du catalogue.
(6). No 14 du catalogue.
(7) No 23 du catalogue.
(8) No 18 du catalogue.
(9) No 15 du catalogue.
(10) No 4 du catalogue.
(11) No 8 du catalogue.

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