Le libéralisme américain et le libéralisme européen

Maurice Lagueux

Extrait de : Maurice Lagueux, Qu'est-ce que le néo-libéralisme, article paru dans Classiques des sciences sociales

«Il est habituel, quand on cherche à préciser le sens du mot «libéral», de rappeler qu'il faut bien se garder de confondre les sens prêtés à ce terme en Europe et en Amérique du Nord respectivement. Avant toutefois de montrer en quoi s'op­posent ces deux acceptions d'un même mot, il n'est pas sans intérêt de souligner ce qu'elles ont en commun. Qu'on ait, en effet, à l'esprit le sens européen ou le sens américain du mot, on qualifiera normalement de «libéraux» ceux dont on veut souligner les convictions anti-conservatrices et le peu de propension à survaloriser les traditions séculaires. De même, dans un cas comme dans l'autre, le «libéralisme» dont il est question voit ses racines les plus profondes remonter à ce bouillonnement d'idées qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, a fini par ébranler tout ce que l'on associait alors à l'Ancien Régime. À ce titre, la cause du libéralisme a toujours eu partie liée avec celle de la modernité et, malgré bien des distinctions sur lesquelles il faudra revenir, son développement fut, à ses débuts, étroitement relié à celui de la rationalité et à celui de tout ce que l'idée de «Lumières» a pu évoquer à cette époque.

Mais venons en à ce qui distingue ces deux acceptions. Pour les Nord-américains, les libéraux ont d'abord été ceux qui ont osé heurter de front des traditions de la Métropole qui leur paraissaient vétustes pour faire triompher un idéal moderne de liberté et de justice sociale. Les libéraux par excellence étaient ceux qui n'ont pas craint, dans la Déclaration d'indépendance de 1776 de rejeter l'autorité du roi d'Angleterre pour ensuite fonder un pays dont la constitution allait garantir la liberté de chacun de ses citoyens. On ne s'étonnera donc pas de ce que ce nouvel État, qui était issu d'un refus de toutes les traditions et qui avait littéralement été inventé par quelques-uns des plus grands libéraux de l'histoire, ait vite été perçu comme l'instrument privilégié qui devait permettre de faire avancer la cause «libérale» et celle de la moder­nité. Ainsi, les dirigeants du parti Démocrate, qui, à diverses périodes, ont voulu s'inscrire dans le sillage de ce libéralisme, n'ont-ils pas manqué de faire abondamment appel à un État ainsi conçu, garant des libertés individuelles, pour défendre les causes qui leur paraissaient les plus valables.

Dans un tel contexte, on a été amené à qualifier de conservateurs, ceux pour qui les valeurs familiales et régionales avaient beaucoup plus d'impor­tance que celles qu'entendait promouvoir un État qu'ils estimaient à la fois distant et menaçant. On peut penser, en particulier, à ces fermiers de l'Ouest, esprits indépendants s'il en est, qui, après avoir défriché leur pays souvent par amour de la liberté, acceptaient cependant bien mal que les gens de la Côte Est viennent, au nom de l'État, leur imposer leur propre conception de la liberté. Aussi, aux États-Unis, le liberal typique, celui qui, à l'époque de la crise des années 30, s'enthousiasmait pour le New Deal de Franklin D. Roosevelt ou celui dont le New Frontier de John F. Kennedy arrivait à réveiller les aspirations, est-il vite devenu un ardent partisan de l'intervention de l'État. Puisqu'il entend être un défenseur de la justice sociale, on le situera normalement plutôt à gauche de l'échiquier politique américain. Le conserva­teur, par contre, qui, on l'a vu, n'entend pas être brusqué au nom d'idéaux abstraits et qui, de ce fait, défend ses traditions avec entêtement sera en général situé à droite du même échiquier. Toutefois, les traditions dont il est ici question, venant à peine d'être mises en place par des défricheurs indépen­dants et un tantinet anarchistes, n'avaient rien à voir avec ces traditions séculaires qui, sur le vieux continent, avaient fini par entrer dans une sorte de symbiose avec le pouvoir étatique qui y puisait sa légitimité tout en les protégeant de son autorité.

Pour les Européens, la lutte contre les traditions avait donc pris de tout autres formes. L'État, essentiellement monarchique, était, on le sait, l'incarna­tion même de l'Ancien Régime; depuis l'époque des Lumières, les esprits libéraux se reconnaissaient le plus souvent à ce qu'ils ne craignaient pas de remettre en cause les privilèges d'une noblesse associée au Pouvoir quand ce n'était pas les privilèges du monarque lui-même. En Angleterre surtout où, depuis la Grande Charte, on s'était habitué à conquérir la liberté contre un État qui incarnait l'ordre et les traditions, la grande tradition libérale, celle de Locke et de Smith, fut vite associée à la volonté de ramener l'État à son rôle de gardien des libertés individuelles. En France, il est vrai, les choses se sont passées un peu différemment. La révolution ayant consacré au moins symboli­quement la défaite de l'Ancien Régime, l'État bourgeois, qui, par étapes, lui a succédé, fut autant le fruit de contre-révolutions que de révolutions; il ne pouvait donc pas, comme aux États-Unis, être perçu d'emblée comme instru­ment de promotion d'une justice sociale que d'ailleurs un courant socialiste plus radical avait déjà pris en charge. Les héritiers de l'âge des Lumières ont donc dû se partager entre champions de la justice sociale (les socialistes) et champions de la liberté individuelle (les libéraux). Que ce partage, au départ, ait pu être déchirant est bien illustré par la pensée brouillonne mais étonnam­ment prophétique du comte de Saint-Simon, ce sympathisant révolutionnaire, dont tant les socialistes utopistes du XIXe siècle que les défenseurs libéraux de la société industrielle ont pu, à bon droit, se réclamer.

Quoi qu'il en soit, socialistes et libéraux se reconnurent vite comme des frères ennemis, tout en partageant une égale méfiance à l'égard de l'État bourgeois, les seconds parce qu'il s'agissait encore d'un État, les premiers parce que c'était un État bourgeois. Dans un tel contexte, on n'était pas tenté, comme aux États-Unis, de confondre la cause de la justice sociale, celle de la liberté et celle de la modernité. En Europe, furent qualifiés de «libéraux» ceux qui ont résolument pris le parti d'une société industrielle moderne et fondée sur la liberté individuelle, contre les prétentions d'un État envahissant et vétuste ou contre la menace de cet État, plus envahissant et plus menaçant encore à leurs yeux, dont les socialistes n'hésitaient pas à favoriser l'avène­ment afin de promouvoir leurs idéaux. En Europe, le «libéral», tant en matière politique qu'en matière économique, visera donc à réduire autant que possible la présence de l'État. Ayant renoncé à accorder à la justice, dont il redoute d'ailleurs les dimensions «sociales», une place comparable à celle qu'il accorde à la liberté, il sera logé plutôt à droite d'un échiquier politique dont les socialistes occuperont la gauche.

Il importait donc, pour éviter un malheureux contresens, de rappeler l'exis­tence de ce curieux paradoxe terminologique qui, selon le coté de l'Atlantique où l'on se situe, fait du libéral le partisan enthousiaste ou l'adversaire acharné de l'intervention de l'État. En tout cas, quand on aborde le problème du libéralisme d'un point de vue théorique, comme c'est le cas ici, il est habituel d’éliminer cette équivoque en écartant d'emblée le sens «américain» et en adoptant le sens «européen» du mot «libéral», ne serait-ce que parce que ce dernier a l'avantage d'éviter toute confusion entre la cause de la justice sociale et celle de la liberté individuelle dont les destinées dans l'histoire contem­poraine ont été tellement différentes. De plus cette option pourrait se justifier du seul fait que, même aux États-Unis, on sent de plus en plus le besoin de réserver d'abord et avant tout le nom de «libéral» aux défenseurs des libertés individuelles, surtout depuis que s'y est développé, chez un Milton Friedman par exemple, un néolibéralisme résolument anti-étatiste qui prend le contre-pied des thèses typiquement défendues par les liberals américains.» (cf.: Friedman, 1962 et Friedman & Friedman 1980).

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