Providence

Maurice Lagueux

L'Occident et la Providence


«La théologie chrétienne a non seulement incité les Occidentaux à se représenter l'histoire comme une totalité, elle leur a livré une façon de comprendre la dynamique de cette histoire qui s'imposera pendant des siècles. Aux yeux des chrétiens, si Dieu a créé le monde, ce n'est pas, on l'a vu, pour le laisser aller à la dérive, mais bien au contraire pour veiller jalousement sur sa destinée. La notion de création et cellede Providence ne sont certes pas logiquement indissociables, mais dans la façon chrétienne de se représenter les choses, elles s'inscrivent dans le sillage l'une de l'autre. Pour les chrétiens, à tout le moins pour ceux de l'époque ici considérée, Dieu a créé le monde et veille sur son devenir car il tient à ce que se réalise le plan optimal (mais demeuré caché aux hommes) qu'il a conçu pour sa création. Or, cette façon de voir le déroulement de l'histoire du monde devait marquer profondément les conceptions des philosophes de l'histoire.
Guidés par leur désir de prêter quelque intelligibilité à l'histoire considérée dans son ensemble, la plupart des philosophes de l'histoire ont, à leur tour, invoqué la Providence ou les quelques substituts qu'ils ont pu lui trouver. Si Bossuet, théologien plutôt que philosophe, pouvait sans le moindre embarras se référer à la Providence divine et à intentions, la plupart des philosophes qui lui ont succédé XVIIIe siècle ont préféré faire plutôt appel à la Nature, mais à une Nature qui, tout comme la Providence, «pourvoit» aux besoins hommes. Dans un monde où chacun cherchait à prendre ses distances à l'égard de ce qui pouvait être associé à la religion, la Nature, à laquelle on avait tendance depuis Jean-Jacques Rousseau à vouer une sorte de culte plein de confiance, semblait, en effet, pouvoir être avantageusement substituée à la Providence. Aussi Herder et Kant, qui ne se réfèrent à la Providence qu'avec beaucoup d'hésitation, font-ils plus volontiers appel à la Nature sans s'abstenir de prêter à celle-ci une mystérieuse aptitude à favoriser une marche de l'histoire qui n'est jamais indifférente au destin des humains. Kant entend bien se garder recourir à un langage trop directement hérité de la théologie chrétienne car il sait bien, on l'a vu, qu'il est hors de portée «de toute sagesse humaine » de se placer au «point de vue [...] de la Providence" ». C'est pourquoi il préfère employer le mot «Nature » plutôt que le mot «Providence » , car, explique-t-il, le recours à ce dernier terme risque trop d'évoquer « un essor aussi téméraire que le vol d'Icare, vers le sanctuaire de ses impénétrables desseins'» . Quant à Hegel, s'il se référait avec moins de gêne au « plan de la divine Providence », c'est qu'il comprenait cette notion dans un sens qui en faisait une sorte d'équivalent de celle de « Raison », elle-même dotée du pouvoir de veiller, au besoin en recourant à des « ruses » pleines de sagesse, à ce que l'Histoire permette la réalisation de toutes les potentialités de l'Esprit universel. Même si ces prétentions de la philosophie hégélienne de l'Histoire n'allaient pas tarder à être dénoncées, d'autres auteurs, par la suite, devaient - sur un mode plus métaphorique il est vrai - confier le rôle de l'archaïque Providence à l'Histoire elle-même, conçue comme une entité mal définie mais capable de « se venger » , de « récompenser » , de «justifier » , de « condamner » et de « pardonner » .
Ces éminents penseurs n'auraient sans doute pas été amenés à prêter ainsi - ne fût-ce qu'implicitement et à titre de « fil conducteur» , comme le voulait Kant - à la Nature, à la Raison ou à l'Histoire une sorte de « plan caché » qui viserait à assurer l'heureuse conclusion de l'aventure historique de l'humanité s'ils n'avaient pas été profondément marqués par l'idée d'une Providence que, pendant des siècles, la théologie avait présentée comme porteuse d'un plan de ce genre. La conviction tacite qui anime encore l'Occident, selon laquelle il y a lieu d'attendre un monde meilleur qui résulterait du développement d'une histoire qui n'a pourtant pas toujours été très inspirante de ce point de vue, aurait difficilement pu être entretenue jusqu'à nos jours si les Occidentaux ne s'étaient habitués pendant des siècles à faire confiance au plan caché de la Providence. Cet héritage a d'ailleurs été assimilé si profondément que les âpres disputes auxquelles les idées théologiques sur l'histoire ont donné lieu n'ont pas manqué de déterminer quelques-uns des principaux enjeux autour desquels les philosophes de l'histoire devaient s'affronter à leur tour. L'idée même d'une Providence divine avait, en effet, donné lieu chez les peuples chrétiens et dans les confréries de théologiens à deux importants débats qui allaient se répercuter de la façon la plus transparente dans les philosophies de l'histoire.»
Source: Maurice Lagueux, Actualité de la philosophie de l'histoire, Les Presses de l'Université Laval, Québec, 2001.

Enjeux

«Providence divine et initiative humaine
La théologie chrétienne a non seulement incité les Occidentaux à se représenter l'histoire comme une totalité, elle leur a livré une façon de comprendre la dynamique de cette histoire qui s'imposera pendant des siècles. Aux yeux des chrétiens, si Dieu a créé le monde, ce n'est pas, on l'a vu, pour le laisser aller à la dérive, mais bien au contraire pour veiller jalousement sur sa destinée. La notion de création et cellede Providence ne sont certes pas logiquement indissociables, mais dans la façon chrétienne de se représenter les choses, elles s'inscrivent dans le sillage l'une de l'autre. Pour les chrétiens, à tout le moins pour ceux de l'époque ici considérée, Dieu a créé le monde et veille sur son devenir car il tient à ce que se réalise le plan optimal (mais demeuré caché aux hommes) qu'il a conçu pour sa création. Or, cette façon de voir le déroulement de l'histoire du monde devait marquer profondément les conceptions des philosophes de l'histoire.
Guidés par leur désir de prêter quelque intelligibilité à l'histoire considérée dans son ensemble, la plupart des philosophes de l'histoire ont, à leur tour, invoqué la Providence ou les quelques substituts qu'ils ont pu lui trouver. Si Bossuet, théologien plutôt que philosophe, pouvait sans le moindre embarras se référer à la Providence divine et à intentions, la plupart des philosophes qui lui ont succédé XVIIIe siècle ont préféré faire plutôt appel à la Nature, mais à une Nature qui, tout comme la Providence, «pourvoit» aux besoins hommes. Dans un monde où chacun cherchait à prendre ses distances à l'égard de ce qui pouvait être associé à la religion, la Nature, à laquelle on avait tendance depuis Jean-Jacques Rousseau à vouer une sorte de culte plein de confiance, semblait, en effet, pouvoir être avantageusement substituée à la Providence. Aussi Herder et Kant, qui ne se réfèrent à la Providence qu'avec beaucoup d'hésitation, font-ils plus volontiers appel à la Nature sans s'abstenir de prêter à celle-ci une mystérieuse aptitude à favoriser une marche de l'histoire qui n'est jamais indifférente au destin des humains. Kant entend bien se garder recourir à un langage trop directement hérité de la théologie chrétienne car il sait bien, on l'a vu, qu'il est hors de portée «de toute sagesse humaine » de se placer au «point de vue [...] de la Providence" ». C'est pourquoi il préfère employer le mot «Nature » plutôt que le mot «Providence » , car, explique-t-il, le recours à ce dernier terme risque trop d'évoquer « un essor aussi téméraire que le vol d'Icare, vers le sanctuaire de ses impénétrables desseins'» . Quant à Hegel, s'il se référait avec moins de gêne au « plan de la divine Providence », c'est qu'il comprenait cette notion dans un sens qui en faisait une sorte d'équivalent de celle de « Raison », elle-même dotée du pouvoir de veiller, au besoin en recourant à des « ruses » pleines de sagesse, à ce que l'Histoire permette la réalisation de toutes les potentialités de l'Esprit universel. Même si ces prétentions de la philosophie hégélienne de l'Histoire n'allaient pas tarder à être dénoncées, d'autres auteurs, par la suite, devaient - sur un mode plus métaphorique il est vrai - confier le rôle de l'archaïque Providence à l'Histoire elle-même, conçue comme une entité mal définie mais capable de « se venger » , de « récompenser » , de «justifier » , de « condamner » et de « pardonner » .
Ces éminents penseurs n'auraient sans doute pas été amenés à prêter ainsi - ne fût-ce qu'implicitement et à titre de « fil conducteur» , comme le voulait Kant - à la Nature, à la Raison ou à l'Histoire une sorte de « plan caché » qui viserait à assurer l'heureuse conclusion de l'aventure historique de l'humanité s'ils n'avaient pas été profondément marqués par l'idée d'une Providence que, pendant des siècles, la théologie avait présentée comme porteuse d'un plan de ce genre. La conviction tacite qui anime encore l'Occident, selon laquelle il y a lieu d'attendre un monde meilleur qui résulterait du développement d'une histoire qui n'a pourtant pas toujours été très inspirante de ce point de vue, aurait difficilement pu être entretenue jusqu'à nos jours si les Occidentaux ne s'étaient habitués pendant des siècles à faire confiance au plan caché de la Providence. Cet héritage a d'ailleurs été assimilé si profondément que les âpres disputes auxquelles les idées théologiques sur l'histoire ont donné lieu n'ont pas manqué de déterminer quelques-uns des principaux enjeux autour desquels les philosophes de l'histoire devaient s'affronter à leur tour. L'idée même d'une Providence divine avait, en effet, donné lieu chez les peuples chrétiens et dans les confréries de théologiens à deux importants débats qui allaient se répercuter de la façon la plus transparente dans les philosophies de l'histoire.»
Source: Maurice Lagueux, Actualité de la philosophie de l'histoire, Les Presses de l'Université Laval, Québec, 2001.

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