Des beaux-arts en Allemagne: la musique
Les Allemands excellent dans la musique instrumentale, les connaissances qu'elle exige et la patience qu'il faut pour la bien exécuter leur sont tout à fait naturelles; ils ont aussi des compositeurs d'une imagination très variée et très féconde; je ne ferai qu'une objection à leur génie, comme musiciens; ils mettent trop d'esprit dans leurs ouvrages, ils réfléchissent trop à ce qu'ils font. Il faut dans les beaux-arts plus d'instinct que de pensée; les compositeurs allemands suivent trop exactement le sens des paroles; c'est un grand mérite, il est vrai, pour ceux qui aiment mieux les paroles que la musique; et d'ailleurs l'on ne saurait nier que le désaccord entre le sens des unes et l'expression de l'autre serait désagréable : mais les Italiens, qui sont les vrais musiciens de la nature, ne conforment les airs aux paroles que d'une manière générale. Dans les romances, dans les vaudevilles, comme il n'y a pas beaucoup de musique, on peut soumettre aux paroles le peu qu'il y en a; mais dans les grands effets de la mélodie il faut aller droit à l'âme par une sensation immédiate.
Ceux qui n'aiment pas beaucoup la peinture en elle-même attachent une grande importance aux sujets des tableaux; ils voudraient y retrouver les impressions que produisent les scènes dramatiques : il en est de même en musique; quand on la sent faiblement on exige qu'elle se conforme avec fidélité aux moindres nuances des paroles; mais quand elle émeut jusqu'au fond de l'âme, toute attention donnée à ce qui n'est pas elle ne serait qu'une distraction importune, et pourvu qu'il n'y ait pas d'opposition entre le poème et la musique, on s'abandonne à l'art qui doit toujours l'emporter sur tous les autres. Car la rêverie délicieuse dans laquelle il nous plonge anéantit les pensées que les mots peuvent exprimer, et la musique réveillant en nous le sentiment de l'infini, tout ce qui tend à particulariser l'objet de la mélodie doit en diminuer l'effet. Gluck, que les Allemands comptent avec raison parmi leurs hommes de génie, a su merveilleusement adapter le chant aux paroles, et dans plusieurs de ses opéras il a rivalisé avec le poète par l'expression de sa musique. Lorsque Alceste a résolu de mourir pour Admète, et que ce sacrifice, secrètement offert aux dieux, a rendu son époux à la vie, le contraste des airs joyeux qui célèbrent la convalescence du roi, et des gémissements étouffés de la reine condamnée à le quitter, est d'un grand effet tragique. Oreste, dans Iphigénie en Tauride, dit : Le calme rentre dans mon âme, – et l'air qu'il chante exprime ce sentiment; mais l'accompagnement de cet air est sombre et agité. Les musiciens, étonnés de ce contraste, voulaient adoucir l'accompagnement en l'exécutant, Gluck s'en irritait et leur criait: «N'écoutez pas Oreste, il dit qu'il est calme, il ment.» Le Poussin, en peignant les danses des bergères, place dans le paysage le tombeau d'une jeune fille, sur lequel est écrit : Et moi aussi je vécus en Arcadie. Il y a de la pensée dans cette manière de concevoir les arts, comme dans les combinaisons ingénieuses de Gluck; mais les arts sont au-dessus de la pensée leur langage ce sont les couleurs ou les formes, ou les sons. Si l'on pouvait se figurer les impressions dont notre âme serait susceptible, avant qu'elle connût la parole, on concevrait mieux l'effet de la peinture et de la musique.
De tous les musiciens peut-être, celui qui a montré le plus d'esprit dans le talent de marier la musique avec les paroles c'est Mozart. Il fait sentir dans ses opéras, et surtout dans le Festin de Pierre, toutes les gradations des scènes dramatiques; le chant est plein de gaieté, tandis que l'accompagnement bizarre et fort semble indiquer le sujet fantasque et sombre de la pièce. Cette spirituelle alliance du musicien avec le poète donne aussi un genre de plaisir, mais un plaisir qui naît de la réflexion, et celuilà n'appartient pas à la sphère merveilleuse des arts.
J'ai entendu à Vienne la Création de Haydn, quatre cents musiciens l'exécutèrent à la fois, c'était une digne fête en l'honneur de l'œuvre qu'elle célébrait; mais Haydn aussi nuisait quelquefois à son talent par son esprit même; à ces paroles du texte : Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut, les instruments jouaient d'avance très doucement, et se faisaient à peine entendre, puis tout à coup ils partaient tous avec un bruit terrible, qui devait signaler l'éclat du jour. Aussi un homme d'esprit disait-il qu'à l'apparition de la lumière il fallait se boucher les oreilles.
Dans plusieurs autres morceaux de la Création la même recherche d'esprit peut être souvent blâmée; la musique se traîne quand les serpents sont créés; elle redevient brillante avec le chant des oiseaux, et dans les Saisons aussi de Haydn ces allusions se multiplient plus encore. Ce sont des concetti en musique que des effets ainsi préparés; sans doute de certaines combinaisons de l'harmonie peuvent rappeler des merveilles de la nature, mais ces analogies ne tiennent en rien à l'imitation qui n'est jamais qu'un jeu factice. Les ressemblances réelles des beaux-arts entre eux et des beaux-arts avec la nature dépendent des sentiments du même genre qu'ils excitent dans notre âme par des moyens divers.
L'imitation et l'expression diffèrent extrêmement dans les beaux-arts : l'on est assez généralement d'accord, je crois, pour exclure la musique imitative; mais il reste toujours deux manières de voir sur la musique expressive; les uns veulent trouver en elle la traduction des paroles, les autres, et ce sont les Italiens, se contentent d'un rapport général entre les situations de la pièce et l'intention des airs, et cherchent les plaisirs de l'art uniquement en lui-même. La musique des Allemands est plus variée que celle des Italiens, et c'est en cela peut-être qu'elle est moins bonne; l'esprit est condamné à la variété, c'est sa misère qui en est la cause; mais les arts, comme le sentiment, ont une admirable monotonie, celle dont on voudrait faire un moment éternel.
La musique d'église est moins belle en Allemagne qu'en Italie, parce que les instruments y dominent toujours. Quand on a entendu à Rome le Miserere, chanté par des voix seulement, toute musique instrumentale, même celle de la chapelle de Dresde, paraît terrestre. Les violons et les trompettes font partie de l'orchestre de Dresde pendant le service divin, et la musique y est plus guerrière que religieuse : le contraste des impressions vives qu'elle fait éprouver avec le recueillement d'une église n'est pas agréable; il ne faut pas animer la vie auprès des tombeaux : la musique militaire porte à sacrifier l'existence, mais non à s'en détacher.
La musique de la chapelle de Vienne mérite aussi d'être vantée; celui de tous les arts que les Viennois apprécient le plus c'est la musique; cela fait espérer qu'un jour ils deviendront poètes, car, malgré leurs goûts un peu prosaïques, quiconque aime la musique est enthousiaste, sans le savoir, de tout ce qu'elle rappelle. J'ai entendu à Vienne le Requiem que Mozart a composé quelques jours avant de mourir, et qui fut chanté dans l'église le jour de ses obsèques; il n'est pas assez solennel pour la situation, et l'on y retrouve encore de l'ingénieux, comme dans tout ce qu'a fait Mozart; néanmoins qu'y a-t-il de plus touchant qu'un homme d'un talent supérieur, célébrant ainsi ses propres funérailles, inspiré à la fois par le sentiment de sa mort et de son immortalité! Les souvenirs de la vie doivent décorer les tombeaux, les armes d'un guerrier y sont suspendues, et les chefs-d'œuvre de l'art causent une impression solennelle dans le temple où reposent les restes de l'artiste.