Nation et identité nationale
I. Quelques propos sur les concepts d'identité nationale
Le cas de la France
D'un côté du Rhin, la France. Quelle évolution a connue la France, du «beau pré carré» à l'hexagone; du Royaume capétien séculier à l'État-Nation républicain; de l'ancien régime centralisé à la Grande Révolution; cette Révolution qui modèle la France et, sur un modèle d'État-Nation, d'autres parties de l'Europe; cette «République une et indivisible», que s'offre le peuple élevé au rang de nation et doté d'un État propre. Quelle continuité dans un pays qui a pu, en 1987, célébrer ses mille ans de continuité étatique et deux ans après, avec la même sérénité, le bicentenaire de sa Révolution !
La plus grande crise récente de la nation française, la défaite de 1940 et les années noires du Régime de Vichy, a été certes une rupture. L'État français de Vichy brise de sa propre volonté la filière républicaine; de plus, devant le jugement de l'histoire, son action trahit la patrie, discrédite à fond le nationalisme de la droite historique (maurassienne) et crée le traumatisme de la «collaboration». Mais l'existence de la «France libre», qui réclame la continuité légitime des valeurs républicaines d'une «certaine idée de la France» (de Gaulle), la victoire de celle-ci sont un contre-courant idéologiquement et psychologiquement puissant. De Gaulle victorieux, qui incarne un consensus national, reconduit la France, bref la nation française, dans sa position «de rang». Comme il écrit lui-même dans ses Mémoires d'Espoir: «Cependant, en fin de compte, elle [la nation française] était sortie du drame intacte dans ses frontières et dans son unité, disposant d'elle-même et au rang des vainqueurs. Rien ne l'empêche donc, maintenant, d'être telle qu'elle l'entend et de se conduite comme elle veut. D'autant mieux que, pour la première fois dans son histoire, elle n'est étreinte par aucune mesure d'aucun voisin immédiat. L'Allemagne, démembrée, s'est effondrée en tant que puissance redoutable et dominatrice.»
Qui veut comprendre la France d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans comprendre comment l'idée de la France a pu être sauvée par celui qui a fait l'appel historique aux Français du 18 juin 1940. En rompant avec la France légale, de Gaulle sauva la France légitime et l'idée de la nation.
2. Le cas de l'Allemagne
De l'autre côté du Rhin, l'Allemagne. Quelle recherche perpétuelle par les Allemands d'une identité nationale et étatique dans le centre de l'Europe! Quels bouleversements et effondrements territoriaux et politiques: du «sacrum imperium romain germanique» du Moyen Age au Reich informe qui s'éclipse dans le nombre de 315 territoires, 1500 ordres chevaleresques (Reichsritterschaften) et 51 villes fibres, donnant aux Allemands comme seule identité commune celle de leur langue et de leur culture. De la «petite Allemagne» bismarckienne à la République de Weimar sans Républicains. Du Reich nazi à une Allemagne démembrée et effondrée, avec comme héritage une dé-légitimation politique, morale et historique du nationalisme allemand et de l'État-Nation allemand, délégitimation qui fut totale. Des deux États antagonistes sur le sol allemand, à la RFA «bis» d'aujourd'hui, celle-ci devenue pour la première fois depuis 1949 un État pleinement souverain.
Ce n'est donc qu'en octobre 1990 avec la disparition de la RDA que l'Allemagne reprend et achève son unité territoriale et étatique. L'Allemagne trouve ainsi pour la première fois dans son histoire une forme d'État-Nation dans laquelle État, territoire et peuple sont considérés par les Allemands eux-mêmes et par les voisins européens comme identiques et achevés. L'État étant pour la première fois un État de droit, fédéral et démocratique. La question allemande, en tant que question territoriale, politique et européenne, semble se clore.
Cependant, la ruse de l'histoire amène un retour de la nation. Non seulement en Europe de l'Est et en Europe centrale où la nation et le nationalisme prennent leur revanche sur 40 ans d'amnésie historique. Mais l'Allemagne elle-même redécouvre une entité nationale qu'elle croyait perdue depuis 1945 et elle se retrouve dans l'obligation et la difficulté de prouver, à elle-même et à ses voisins et alliés, qu'elle est en train de devenir une nation normale, tout en sachant qu'elle avait réussi grâce à une politique postnationale.
3. France-Allemagne
En résumé, une chose est certaine quand on regarde la France et l'Allemagne: à partir d'un héritage commun, ce sont deux voies fort divergentes qui aboutissent à la formation des deux nations. Et l'on pourrait citer à ce sujet Robert Aron, qui écrit en 1946 à la vue de la nation allemande brisée la phrase suivante: «Contrairement à l'homme français qui a été fait par la patrie française, l'homme allemand par une opération inverse a dû fabriquer et doit sans cesse refabriquer sa patrie.»
Par ailleurs, jamais dans l'histoire, l'Allemagne n'a connu quelque chose qui ressemble de près ou de loin à cette identité de la nation et de l'État développée en France. Il n'y a jamais eu de «question française». Avec le premier roi de France, Hugues Capet (987-996), la question française a été résolue avant même que l'hisloire ait pu la poser. En revanche, les Allemands et les Européens ont vécu - au moins jusqu'au 3 octobre 1990 - et vivent encore aujourd'hui, avec la «question allemande».
Jamais, sur le sol allemand, la conception de la nation ne s'est confondue étroitement avec celle de la République comme cela a été le cas en France, d'autant que la conception française de la République reste liée de manière indissoluble à l'événement clé qu'est la Révolution de 1789.
Il n'y a eu que tardivement en Allemagne fédérale une sorte d'équivalent au républicanisme, sous la forme du dit «patriotisme constitutionnel» (Verfassungspatriotismus). Mais étant lié aux valeurs générales d'une démocratie occidentale, ce patriotisme politique est loin de remplacer la représentation du concept historique État-Nation-République. De plus, étant d'abord l'affaire d'une poignée d'intellectuels, il est loin de représenter un consensus dit «national». En même temps, ce patriotisme constitutionnel illustre plutôt une distance envers l'État, la constitution devenant ainsi la seule référence pour la culture politique, ceci au détriment de l'autorité de l'État.
4. Le cas du Québec
Voici pour la France et l'Allemagne. Reste le troisième pays de référence, le Québec. Quelle valse-hésitation depuis les premiers pas de la Nouvelle France allant de la Baie d'Hudson au Golfe du Mexique, du régime seigneurial au régime Duplessis, de la révolution tranquille à la chute de René Lévesque, du Canada des deux peuples fondateurs au Canada multiculturel, des anciens Canadiens aux Canadiens-français, de ces derniers aux Québécois, de l'appel pour l'indépendance québécoise à la demande d'une société distincte, de René Lévesque à Pierre Efliot Trudeau!
Au fait, qu'est-ce que le Québec? Une province canadienne? Un peuple? Une nation? Un État-nation? Une société distincte? Le noyau ou l'ange gardien du Canada francophone voire de la francophonie en Amérique du Nord? Une Acadie épargnée? L'observateur d'Outre-Atlantique est confronté à une game de discours d'identité assez différents et troublants. D'un côté, un nationalisme québécois au sens romantique du terme de nation, une «québécitude» (Jean Ethier-Blais) qui fait bande à part face au reste du Canada, qui représente une entité moderne dans le sens volontariste et républicain du terme. De l'autre côté, un discours rationaliste sur une société dite distincte qui, tout en faisant partie du reste d'une nation canadienne, doit garder certains de ses aspects particuliers eu égard à sa société civile, sa langue et sa culture.
En résumant ces quelques lignes de force historiques, on constate non seulement la séparation physique, politique et idéologique entre la France et sa fille aînée, l'ancienne Nouvelle-France, depuis la blessure de la Conquête, mais aussi une séparation des acheminements au niveau de leurs identités collectives. D'un côté, la France qui se tourne vers l'État-Nation-République bien limité au sens territorial et politique, avec une conception de citoyenneté radicalement républicaine et laïque, non romantique, non organiciste et non historiciste. De l'autre côté de l'Atlantique, la Nouvelle-France, se réduisant après la Conquête au Canada, puis au Canada-français, celui-ci se réduisant au Bas-Canada puis au Québec avec une diaspora francophone plus ou moins moribonde dans d'autres provinces canadiennes et américaines. Ce Québec qui n'aspire plus à l'indépendance, sur le modèle d'autres colonies, mais qui survit en tant qu'entité nationale grâce à sa conception historiciste de nation et grâce à un pacte de collaboration, un «pacte faustien», entre le Canada britannique et le clergé canadien, ce clergé seul représentant de la culture, de la conscience nationale, seule élite. Ainsi, après la Conquête, le Québec devient plus isolé et plus homogène qu'il ne l'avait jamais été jusque là. Vous connaissez la suite: la houlette de Duplessis, qui s'efforce de garder la société et la culture québécoises en état, à savoir dans sa forme préindustrielle, les contradictions qui en résultent, préparant le terrain de ce qu'on appelle «la révolution tranquille» et l'avènement du Québec moderne.
Qui veut comprendre la France d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans comprendre comment l'idée de la France a pu être sauvée par celui qui a fait l'appel historique aux Français du 18 juin 1940. En rompant avec la France légale, de Gaulle sauva la France légitime et l'idée de la nation.
5. Question allemande-question québécoise
Il n'y a jamais eu de «question française». Il y a toujours eu une «question allemande». Cette question allemande, quelle est-elle? En termes abstraits, c'est d'abord le complexe de l'organisation territoriale et nationale ainsi que de la constitution politique, sociétale et économique des Allemands dans l'espace de l'Europe centrale. C'est ensuite la position précaire des Allemands dans «l'équilibre européen» et dans le système international des États. Ce sont finalement tous les problèmes et défis qui en résultent. Bref, c'est la recherche perpétuelle et non résolue des Allemands de leur identité territoriale et politique, régionale et nationale, nationale et européenne.
Nous sommes séduits par une analogie fort intéressante entre l'Allemagne et le Québec. Certes, toute analogie a ses limites. Mais disons-le ainsi. Il y a une «question allemande», il y a une «question du Québec». Cette quête d'identité territoriale, politique et nationale n'accompagne-t-elle pas les Allemands du Saint-Empire jusqu'aux Allemands d'après-guerre, comme cela a été le cas pour les Canadiens-français jusqu'aux Québécois? Ne parlons pas des différences dans les détails, dans les proportions et dans le résultat, elles sont trop évidentes. Regardons plutôt la parenté du destin. Il y avait une «question allemande» en tant que question nationale; on ne vient de la clore que maintenant, et encore. Il y avait et il y a toujours une «question québécoise».
Pendant des siècles, les populations de langue allemande se sont trouvées aussi éparpillées en Europe centrale que les gens de langue française en Amérique - toutes proportions gardées, bien entendu. Chaque communauté avait son coffre-fort territorial qui garantissait sa survie, mais la morphologie politique dans son ensemble restait confuse, diffuse, non définie. Les deux communautés ont en commun des blessures historiques qui ont marqué leurs identités collectives, voire nationales, et que les pays adultes portent toujours en eux-mêmes.
D'un côté, une guerre longue et terrible, l'abandon de la mère patrie française et, par la suite, la Conquête par l'Angleterre. Les anciens Canadiens survivent en tant que communauté culturelle, linguistique et spirituelle grâce à ce pacte faustien entre le conquérant et le conquis. De l'autre côté, en Allemagne ou dans les Allemagnes, la guerre de Trente ans, qui laisse derrière elle des décombres territoriaux, politiques, culturels et spirituels, un coup quasi mortel à la nation allemande avant la lettre. Les Allemands survivent en tant que communauté linguistique et culturelle, en tant que «Kulturnation» - vivant dorénavant en otages d'un système de «supervision internationale» mis en place par ses voisins, notamment la France et la Suède.
D'une part, au Québec, l'échec de la rébellion des patriotes (1837-40), deuxième traumatisme historique du futur adulte québécois, avec comme suite le transfert de l'énergie nationale des Canadiens- français du domaine de l'autodétermination politique aux valeurs spirituelles et intellectuelles associées à un catholicisme messianique. D'autre part, dans les pays allemands, l'échec des aspirations démocratiques et unitaires après le soulèvement contre Napoléon, l'échec du «Vormârz» et du la Révolution de 1848, aboutissant au transfert de l'énergie du libéralisme politique au domaine culturel et spirituel, avec comme résultat ce qu'on appelle la «machtgeschützte Innerlichkeit», l'exil intérieur de la bourgeoisie allemande libérale.
Dans les deux cas, cela a permis aux identités de sauver la face, mais dans les deux cas cela a débouché sur une impuissance à trouver son équilibre national au-delà des allures de rêves dans le politique.
Parlons de quelques analogies contemporaines: dans les deux pays a eu lieu, pour des raisons d'échec du nationalisme politique, un transfert de l'identité du politique au domaine économique. Dans l'Allemagne de l'Ouest, cela a consacré le mythe du «miracle économique» dès les années 50 et le nationalisme du Deutschmark d'aujourd'hui. Au Québec, après un Non référendaire en 1980 et le «putsch constitutionnel» de Trudeau, le politique s'estompe et laisse place à un nationalisme économique grâce à une formidable éclosion d'un «entrepreneurship» québécois. Nationalisme économique qui risquerait de réduire en même temps la québécitude à la langue, à la francité, celle-ci basée sur un mode de vie plutôt américain.
Les deux communautés, les Allemands et les Canadiens-français, à la recherche de leur identité au cours de l'histoire, se sont défendues en ayant recours à une définition de peuple et de nation qui obéissait plutôt à une logique romantique et organiciste, historiciste et collective, bref ethnique, qui renvoie à l'idée de nation-génie et d'âme collective. Le nationalisme allemand et le nationalisme québécois se présentent tous les deux comme un nationalisme romantique défensif dont les éléments constitutifs sont la langue, la culture, la descendance, le sang.
Dans les deux communautés, traditionnellement et à part quelques exceptions, le nationalisme avait été de droite - une différence supplémentaire avec le nationalisme républicain français; les mouvements ouvriers allemand et québécois se sont plutôt méfiés de ce nationalisme parce que ses tenants n'ont jamais particulièrement défendu les ouvriers, faisant passer la défense de la cause allemande ou francophone avant la question sociale.
Aujourd'hui, il y a dans les deux communautés un débat contradictoire sur la nationalisation. Des débats qui - sous la pression de l'immigration - mettent en cause, en Allemagne, la pratique même du code de la nationalité, et au Québec, la vision traditionnelle de l'identité québécoise. Des débats qui, par ailleurs, ont commencé en France également, mais dans le sens inverse du débat allemand.
N'allons pas plus loin dans notre comparaison à ce niveau, car les différences entre les deux pays sont trop évidentes. En tout cas, la vision allemande de la nationalité, de source organiciste, est plutôt l'exception dans le reste de l'Europe des Douze, dans la même mesure que la vision traditionnelle de la nation québécoise fait cavalier seul dans le Canada anglophone. Les deux communautés souffrent d'un mal historique à définir leur référence nationale dans leur contexte respectif, le Québec au sein du Canada, l'Allemagne au sein d'une Europe qui se veut intégrée.
6. La double «double ouverture»
L'allusion à l'Europe nous invite à repenser une autre analogie entre le québec et l'Allemagne fédérale, analogie qui nous rapproche des enjeux liés aux noms de Maastricht et de Charlottetown. L'Allemagne fédérale d'après-guerre vivait son absence d'État-Nation, sa délégitimation totale du nationalisme allemand au profit de l'Europe, définie par certains - par la suite - comme un ersatz de patriotisme. L'Europe se définissait dans la RFA d'après-guerre comme la nouvelle donne prometteuse au détriment d'une nation en suspens et d'un nationalisme discrédité. L'Allemand de l'Ouest se mettait en position supranationale, prêt à éduquer ses voisins vers une Europe intégrée. La France, on l'aimait bien, mais on se moquait aussi de son culte de l'État-Nation que l'on jugeait rétrograde.
En même temps, l'Europe se prêtait aux Allemands de l'Ouest comme le meilleur cadre pour articuler leurs intérêts nationaux, c'est-à-dire, se réintégrer politiquement, économiquement, moralement dans la communauté internationale, tout en voulant résoudre par l'intermédiaire européen la question proprement nationale, à savoir la question allemande.
Les Allemands vivaient donc dans une double structure, allemande et européenne, et pouvaient ainsi facilement passer de l'une à l'autre et retenir certains éléments des deux. Cela leur facilitait la vie, stabilisait leur situation politique et leur permettait d'exprimer des ambitions propres par l'intermédiaire de l'Europe. De se présenter comme les meilleurs Européens tout en étant de bons Allemands, tout en refusant de définir ouvertement leurs «intérêts nationaux», - mot malsain dans le discours politique allemand. L'Europe et le nationalisme économique constituaient pour l'identité ouest-allemande deux moyens de s'affirmer.
Il résulte de cette double structure certaines ambiguïtés ouest-allemandes entre un passé national, un avenir européen et - pour une certaine génération - un mythe américain. Le chancelier Konrad Adenauer ne pouvait mettre sur rail sa politique d'intégration européenne, donc antinationale, qu'en démontrant que cette politique supranationale était la seule voie vers la réunification nationale. De l'autre côté, toute politique dite nationale ne pouvait se vendre aux Allemands de l'Ouest qu'en reposant sur l'argument qu'elle était bonne pour l'Europe, bonne pour la paix, car d'après une définition de l'historien Karl-Dietrich Bracher (1986), l'Allemagne occidentale est «une démocratie post-nationale parmi des États-Nation.»
Une telle double structure se retrouve également au Québec. Marcel Rioux, dans son livre Un peuple dans son siècle, évoque la double structure sociale et la double culture anglaise et française des Québécois, qui se traduirait par l'ambiguïté et l'ambivalence, parce qu'il n'y aurait pas d'opposition perçue entre des choix ou des aspects qui devraient ou pourraient s'exclure. Cette «double ouverture des Québécois», terme de Marcel Rioux, peut être «sortie» et «exutoire», au niveau des individus, de celui de la société humaine, de l'État et même du ciel. «Québec ou Ottawa? Si une organisation n'obtient pas ce qu'elle veut de l'État du Québec, elle peut aujourd'hui déchirer le fleurdelisé pour embrasser la feuille d'érable: le contraire peut arriver. Maintenir une sorte d'équilibre entre les deux a toujours été une manière de sport national. Enfin, au Québec, il toujours existé chez certaines fractions de classe une double ouverture, vers l'Amérique du Nord et vers l'Europe, la France particulièrement.» (p. 36-38)
Double ouverture aussi vers le «French Power» et le nationalisme québécois, admirablement décrit par Christian Dufour dans Défis québécois. Voter pour Lévesque au provincial et pour Trudeau au fédéral, en croyant que c'est là la meilleure façon de défendre l'intérêt québécois, voilà une belle démonstration de cette «double ouverture» de l'identité québécoise, et en même temps, de son art de survivre et du blocage politique qui en résulte.
Après ces quelques analogies germano-québécoises, on peut certes se quereller sur les détails et les proportions. Mais ce qui frappe, c'est de découvrir cette analogie majeure: dans les deux cas, les pays adultes portent en eux les blessures de drames vécus dans l'histoire, qui les ont empêchés, les empêchent toujours de devenir une nation normale. Ceci dit, force est de constater que la France y fait figure d'exception. Cela n'exclut certes point d'autres analogies entre le Québec et sa mère patrie française, ou entre l'Allemagne et la France, ou encore entre les trois. Comme celle entre Maastricht et Charlottetown.
Il. Entre Maastricht et Charlottetown
1. L'enjeu de Maastricht
Le traité de Maastricht, qui prévoit l'union économique et monétaire et, en second lieu, l'union politique des Douze, puise à deux sources: la première est le traité de Rome, avec sa logique d'intégration européenne supranationale et intergouvernementale. La deuxième source est l'unité allemande, divine surprise pour les voisins de l'Allemagne et pour les Allemands eux-mêmes qui avaient fini par renvoyer un tel événement aux calendes grecques.
Dans un réflexe historique pratiqué depuis 1949, la France, le voisin occidental le plus sensible au défi d'une unité allemande, demandait une accélération de la construction européenne. Ceci pour mieux compenser cette nouvelle force allemande au centre de l'Europe, pour «l'ancrer mieux à l'Ouest». Comme dans le passé, la France a voulu ancrer dans l'Ouest et dans l'Europe le nouveau potentiel économique politique et militaire de la jeune RFA et endiguer en même temps un atlantisme trop poussé de la part de Bonn.
Passons sur les détails et résumons le véritable défi de cette entreprise mise en oeuvre par les élites politiques en Europe de l'Ouest qui représentent l'européanisme libéral.
Premier défi: «Maastricht», le premier pas concret vers la dissolution de la souveraineté nationale en Europe, se passe au moment même où l'Allemagne cesse d'être une démocratie post-nationale et redevient un État national, en quelque sorte plus homogène encore que celui de 1871 créé par Bismarck.
Deuxième défi: La ratification des traités de Maastricht se déroule au moment même où le mouvement d'intégration, qui semblait devenir la nouvelle loi fondamentale en Europe, est contredit par un mouvement dramatique de désintégration à l'Est. Ce dernier entraîne une véritable réhabilitation de la nation et du nationalisme comme dernier bastion face à une fragmentation quasi totale des sociétés. Mais ces mouvements de re-nationalisation ne sont pas le privilège de l'Europe de l'Est. On observe des courants analogues également à l'Ouest, notamment en France et en Allemagne, et ces courants traduisent un malaise profond des sociétés civiles occidentales.
Troisième défi: «Maastricht» est mis de l'avant par un pays, à savoir la France, qui représente, en Europe, l'État-Nation par excellence. En se mettant à l'avant-garde d'un processus d'intégration dont le but logique est une communauté européenne postnationale, la classe politique française pro-européenne, pro-Maastricht, déclenche une sorte de guerre civile idéologique entre, d'un côté, les gagnants de l'Europe, les acteurs d'une modernisation et d'une globalisation économiques, et, de l'autre, les perdants de l'Europe, les victimes de cette globalisation. La désintégration de la société civile en ce qu'on appelle «la France tribale» y ajoute des accents de crise. Tout cela débouche sur un «mal français» sans précédent dont les socialistes sont devenus les victimes majeures.
2. Le cas de la France
Pourquoi sans précédent? Car la France se trouve confrontée à une heure de vérité. Cette dernière était à prévoir mais la société française y était mal préparée. D'un côté, la France était un des acteurs les plus profilés de la construction européenne - pour des raisons diverses. L'européanisation de la société française et des élites françaises a été une des transformations les plus marquantes des années 80.
Mais en même temps, il y avait une continuité nationale dans toutes les grandes lignes de la politique européenne de la France. Au fond il s'agissait de prolonger le «mythe national» vers un «mythe européen», de rendre à la nation française une dimension européenne. Disons-le en termes de politique de puissance: considérer l'Europe comme une sorte de domaine réservé et l'instrumentaliser pour la poursuite du rang de la France dans le monde. En d'autres termes: mis à part ses ambitions historiques d'ancrer l'Allemagne dans l'Ouest, la politique européenne de la France a dû compenser - entre autres - la perte de son rang mondial, la perte des colonies, la dégradation de sa chasse gardée qu'était la francophonie.
Ce concept avait certes sa logique confédérale, c'est-à-dire qu'il était contraire à toute philosophie supranationale. Mais la construction européenne en matière économique et monétaire avait sa propre dynamique: l'économie française avait besoin maintenant du marché unique pour se moderniser. Même Mitterrand et son premier gouvernement socialiste ne pouvaient plus échapper à ces contraintes économiques, monétaires et politiques. Et ils se donnèrent, après une première valse-hésitation, à cette nouvelle tâche avec le zèle des convertis.
Tout cela a mis en scène un dilemme qui touche la France encore plus que les autres: elle est coincée entre l'État national, la supranationalité et son «rang dans le monde». «Maastricht» a accéléré de façon imprévue un débat qui touche au for intérieur de l'État-Nation et de l'identité nationale. Force est de constater que le pays dans son ensemble est mal préparé à cette heure de vérité.
3. Le cas de l'Allemagne
La France n'est pas seule à se trouver dans le dilemme d'une heure de vérité en ce qui concerne certaines contradictions entre identité nationale d'un côté et ambitions et logique européennes de l'autre. L'Allemagne, le meilleur élève de la classe européenne supranationale depuis 1950, signe le traité de Maastricht au moment même ou elle achève malgré elle sa période postnationale. Et elle se retrouve avec le statut d'un État-Nation qui dispose, pour la première fois depuis 1945, de la pleine souveraineté. En même temps, elle doit à cette unité nationale fraîchement acquise une crise sociale et économique qui se transforme en crise de société civile, bref, en crise nationale, sans précédent depuis 1949. Et gare à nous, si l'on avait en Allemagne un référendum sur Maastricht comme on l'a eu au Danemark, en Irlande et en France.
Deux éléments constitutifs du zèle supranational allemand se trouvent tout d'un coup mis en cause: son état d'âme postnational, sa stabilité et sa prospérité intérieures. Les partis politiques établis subissent une profonde crise de légitimation et de capacité d'intégration, d'où résulte la renaissance d'une droite nationaliste. Ce courant nationaliste exprime une nouvelle tonalité anti-européenne axée sur l'image négative, bureaucratique et même non démocratique de «Bruxelle» ainsi que sur le mythe d'un Deutschmark menacé.
En même temps, l'unité allemande qui entraîne une nouvelle responsabilité du pays dans les affaires internationales, renforce une sorte de «cryptonationalisme» pacifiste gauche-libéral. Qu'est-ce que cela veut dire? C'est le courant pacifiste qui - pour des raisons hautement morales eu égard au cauchemar nazi - insiste sur une position de désistement dans les affaires internationales et proclame ainsi un «sonderweg» allemand qui revient à une position de national-neutralisme. À part les considérations très générales sur l'issue de l'intégration européenne qui entraîne des responsabilités partagées, à savoir collectives, il convient de se poser la question suivante: comment l'Allemagne peut-elle rester un allié fiable dans les structures d'intégrations militaires et politiques actuelles, dont elle s'était toujours considérée comme le meilleur élève, aussi longtemps qu'elle refuse de mettre en oeuvre un engagement signé?
La situation devient d'autant plus paradoxale qu'un tel cryptonationalisme pacifiste se base sur des acteurs qui ont été les plus fidèles avocats de la démocratie postnationale. Ce «cryptonationalisme pacifiste» ne fait-il pas penser à la querelle canado-québécoise sur la conscription?
4. L'impasse de Charlottetown
Voilà pour le défi de Maastricht! Où en sommes-nous avec l'entente de Charlottetown? Certes, l'entente de Charlottetown n'est pas le traité de Maastricht. Mais voici ce qu'on peut en dire:
D'abord, cela a été dans les deux cas une gifle pour les classes politiques qui avaient pris un engagement politico-normatif, mais qui ont été désavouées par la suite par leurs populations respectives, au Canada plus clairement qu'en Europe. Il y a dans ce comportement électoral un signe de crise commune de la société civile et de la culture politique. Mais cette analyse dépasserait le cadre de notre conférence.
En deuxième lieu, cela a été pour les trois pays une heure de vérité et la révélation de dilemmes historiques. «Maastricht» a été lancé dans le but suprême de l'unité européenne, idéal demandé par la majorité des Européens. Concrètement, le traité est la tentative de réorganiser les rapports de force entre les divers éléments de la construction européenne, tentative d'équilibrer la logique supranationale et intergouvernementale. Mais ceci, finalement , au détriment de l'État-Nation.
«Charlottetown» a été lancé dans le but suprême de débloquer une situation constitutionnelle qui laisse, depuis 1982, en suspens la définition de l'identité canadienne et québécoise. Concrètement, cela a été la tentative de redéfinir les éléments constitutifs du Canada moderne: Ottawa et les provinces, le Canada anglophone et le Québec, les franco-canadiens et les allophones, les «premières nations» et les immigrants, l'ancienne dualité culturelle et le nouveau multiculturalisme, les droits individuels et les droits collectifs.
L'enjeu majeur pour le Québec a été la nouvelle philosophie constitutionnelle, lancée déjà avec l'accord avorté du Lac Meech. Au fond, cette philosophie ne fait que sanctionner la nouvelle réalité canadienne multiforme en transformation précaire. Mais, aux yeux des québécois, elle s'attaque à une image historique qui renvoie à la blessure de la Conquête. C'est l'image historique de la dualité culturelle et politique du Canada, l'image des «deux peuples fondateurs», fausse image encore car elle cache - en termes de «roman d'amour» entre vaincus et conquérants - le fait qu'il n'y avait, au sens strict, qu'un seul peuple fondateur de la nation canadienne: ces Canadiens francophones largement majoritaires, qui par la suite, vivant sous l'Acte de Québec (1774), ne se sont pas engagés à fond du côté du soulèvement américain.
«Charlottetown» a donc été, eu égard au Québec, une tentative formelle de redéfinir l'unité canadienne, ceci au détriment de l'image traditionnelle de l'identité québécoise, donc au détriment de la nation québécoise au sens du nationalisme québécois. L'ersatz accordé, depuis l'accord du Lac Meech, fut le concept de la «société distincte» qui possède, d'après Christian Dufour, un contenu minimal: une majorité française, une minorité anglaise, des liens avec le reste du Canada. Pour le reste, le concept se définit avant tout par sa frontière entre cette société et celle du reste du Canada. Contrairement aux minorités franco-canadiennes et au «French power» fédéral (Mulroney), les Québécois, dans leur grande majorité, l'ont refusé; ils ont pris, cette fois-ci, l'autre sortie de la «double ouverture», sans pour autant renforcer le souverainisme auquel ils avaient dit non en 1980. En même temps, toute l'énergie nationale préparant durant les années 80 un remake du référendum souverainiste, prévu pour le 26 octobre 1992, a été anéantie.
La stratégie de la «double ouverture» - secret de la survie de l'identité québécoise dans les conditions d'un peuple conquis et raison majeure du blocage politique permanent du nationalisme québécois - a, une fois de plus, abouti à une impasse dont la sortie reste à trouver. Ceci ne dépasse pas seulement le cadre de notre propos mais surtout les capacités politiques de votre humble serviteur.
III. Le dilemme commun
Cependant, un tel dilemme n'est le privilège ni du Québec, ni du reste du Canada. L'Europe de Maastricht se trouve également dans une impasse dont la solution n'est certes pas fournie par un européanisme verbal. L'État-Nation, avec son côté d'identité nationale, son côté d'État de droit, son côté cadre-protecteur contre toute fragmentation et désintégration intérieure, reste le forum des citoyens et de la société civile. De même, la globalisation et l'interdépendance des phénomènes politiques et économiques ont fait de la souveraineté nationale une belle chimère. Mais cette image a gardé une force qui reste supérieure à l'image de la force des acquis supranationaux.
L'Europe ne peut pas se permettre de renoncer à son but de l'unité, le Canada ne peut pas se permettre de renoncer à son unité acquise. Dans les deux cas, c'est une question de survie, pour l'entité en question, mais aussi pour les éléments constitutifs de cette entité. Chaque entité - ici le Canada, là-bas l'Europe - a ses propres difficultés dans la recherche de la formule clé et de la pratique correspondante pour équilibrer les différents éléments de l'unité.
Mais dans les deux cas, il s'agit d'un défi majeur commun: comment équilibrer deux besoins contradictoires et complémentaires à la fois, l'intégration et l'identité? Comment dépasser la frontière pour réussir l'intégration, comment garder la frontière pour respecter, voire protéger l'identité? Le problème se pose moins entre le Manitoba et l'Alberta. Mais il se pose entre le Québec et le reste du Canada. Il se pose entre l'Allemagne et la France, entre le Luxembourg et la France, entre le Danemark et l'Allemagne, etc. Les Européens ont intérêt à observer l'impasse canadienne pour comprendre mieux leur propre dilemme.
Quant à moi, je préfère une «canadianisation» des Européens à une balkanisation des Canadiens.»