Culpabilité et identité dans l'Allemagne d'après-guerre
Dans un tel contexte, la purification morale est indissociable de la purification psychologique. Pour avoir des effets positifs, le sentiment de culpabilité, doit demeurer sain, être tenu à distance de la morbidité, du masochisme, de la haine de soi, ce qui suppose une identité bien assurée. Ingo Kolboom nous fait revivre les principales étapes de sa reconquête personnelle de l’identité. Cette introspection est menée d’une manière si vraie, si directe, qu’il devient tout naturel pour le lecteur de penser que toute une génération de jeunes allemands a vécu la même catharsis qu’Ingo Kolboom.
La conversion à la démocratie est au coeur de cette catharsis. Après la guerre de 1914-18, on avait d’excellentes raisons de mettre la démocratie au banc des accusés, les démocraties européennes, la démocratie française en particulier, pouvant être tenues responsables du déclenchement des hostilités et surtout de leur ampleur. Il en est résulté, dans l’élite européenne, un fort mouvement en faveur des régimes autoritaires. La guerre de 1939-45 a eu l’effet inverse. C’est la démocratie qui, par la suite, a été l’objet des préjugés favorables. Plus jamais de régimes autoritaires! Le culte de la démocratie est poussé si loin qu’on la confond avec le Bien pur et transcendant. Les anathèmes s’ensuivent : hors de la démocratie point de salut.
On peut penser que la démocratie est en-elle même un moindre mal par rapport aux autres régimes, mais nul n’est autorisé à en conclure qu’elle est une garantie contre le mal. C’est la qualité de l’inspiration, elle-même tributaire de la pureté morale et psychologique, qui est ici l’élément déterminant, non le régime politique. La monarchie de Marc-Aurèle à Rome ou d’Henri IV en France est préférable à bien des démocraties démagogiques, intolérantes et corrompues.
Il manque au livre d’Ingo Kolboom une certaine distance par rapport à la démocratie, une distance à la faveur de laquelle serait mise en relief l’idée, pourtant bien présente dans le livre, que c’est la qualité de l’inspiration d’un peuple, sa pureté morale et psychologique qui importent d’abord et non le régime politique
Entre Goethe et Auschwitz
«Ne croyez pas au mensonge millénaire qui prétend que la honte se lave dans le sang, croyez à cette jeune vérité : la honte ne peut être effacée que par l'honneur, par la pénitence, par le mot du fils prodigue « Père, j'ai péché et je ne veux désormais plus pécher.»
ERNST WIECHERT, Discours à la jeunesse allemande
C'est l'affaire de ma génération de transmettre à cet endroit un message. Et si elle ne le fait pas, elle faillira à sa tâche comme la génération précédente, à qui elle a reproché sans pitié son échec. Et si elle aussi faillit, notre démocratie sera à son tour compromise. Cette fois-ci, cela relève de notre responsabilité.
Étant de la génération née à la fin du Troisième Reich ou après celui-ci, nous avions deux problèmes à régler avec notre passé, deux problèmes fortement liés l'un à l'autre.
Premièrement, nous ne pouvions plus tirer de Goethe autant que le pouvaient encore nos parents ou qu'ils le prétendaient. Deuxièmement, nous portions consciemment le poids d'une histoire qui avait transformé notre peuple en victimes et en bourreaux.
Élevés dans un État plus ou moins autoritaire, jeté dans le bain de la démocratie grâce à la défaite et à la guerre froide, nous étions porteurs d'une mission: le cheminement de l'Allemagne de l'Ouest vers une société démocratique et européenne.
Cette mission nous renvoyait notamment à l'affrontement conscient du passé allemand le plus récent, qui fut pour nous une terrible découverte.
La découverte d’Auschwitz en tant qu'autre visage de notre héritage allemand nous a conduits à une crise d'identité difficile et recherchée: la difficulté d'être allemand.
Quiconque âgé de 15, 20 ou 25 ans se rendant alors à l'étranger devait vivre et supporter cette difficulté, ou n'y arrivait pas. Il en est souvent résulté une fuite à l'étranger, vers l'Autre; souvent, c'est d'ailleurs à partir de cette seule expérience de l'étranger que nous sommes devenus capables de retourner dans notre patrie et de nous réconcilier avec elle.
Cette crise aboutit en même temps à un conflit de génération dépassant de loin les limites normales d'un tel conflit. Sous la forme de ce conflit père-fils-fille, la lutte portait sur une meilleure Allemagne - et cela avec toute l'injustice et l'infatuation du vertueux qui a préservé sa vertu parce qu'il n'a pas encore eu l'occasion de la perdre. « Cette manière de rendre responsables, ce discours de culpabilisation, cette manière de démasquer! Toi, moi, nous, fils et filles de la génération nazie, souffrons d'un complexe d'innocence. Et il faut reconnaître que jamais auparavant une génération n'avait été autant incitée par l'histoire à dénoncer la culpabilité totale de ses propres parents et à affirmer sa propre innocence. » Le roman de Peter Schneider, Paarungen, le rappelle encore une fois douloureusement.
Ces deux conflits ont profondément marqué la culture politique de la République fédérale d'Allemagne depuis les années 1960, en bien comme en mal.
Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, ce n'est pas là par hasard le titre d'un excellent livre sur la jeunesse allemande écrit par mon ami berlinois Gerhard Kiersch dans les années 1980. C'est ce livre qui a inspiré le titre antithétique de ce texte.
Goethe et Auschwitz incarnent les deux faces d'une patrie dont l'ancien président de la République fédérale Gustav Heinemann disait: «C'est une patrie difficile, mais c'est notre pays. »
Cette phrase même contient un message d'espoir, à savoir le refus de la haine et de la négation de soi. La capacité d'assumer son propre pays, de l'aimer, d'en accepter de la même manière la joie et le fardeau, et de le modifier en conséquence. Normaliser sans oublier. Devenir normal et se souvenir malgré tout.»