Gazon

Serge Bouchard et l'Agora

Jacques Dufresne

Autour de Serge Bouchard, un consensus sans amalgames

À l’Agora, nous avons eu des rapports amicaux avec Serge Bouchard (1947-2021) depuis le début de la décennie 1990, époque où il a signé plusieurs articles dans notre magazine sur papier. On en retrouve quelques-uns sur notre site. (Voir la liste en annexe). Serge fut, en septembre 2018, le conférencier principal lors de notre dernier grand colloque: Ville intelligente/Ville organique. Nous avions invité cet ami des Innus, des camionneurs et des grands oubliés du passé parce que nous pensions qu'il faudra toujours subordonner l’intelligence artificielle à la convivialité. J’entends encore Serge, ce Montréalais,  évoquant son enfance en plein air, consacrée à des jeux inventés par les enfants eux-mêmes plutôt que subis devant un écran. Créer ses chants, ses mythes, ses jeux, ses liens comme font les peuples qui ne sont pas encore devenus des masses, n’est-ce pas le sens qu’il faut donner au mot humain qui vient aux lèvres de tous ceux qui évoquent le souvenir de Serge Bouchard ?

Message de Daniel Laguitton: « Sa voix résonnait comme le tambour des Autochtones dont il s’est aussi souvent fait le mégaphone. Elle frôlait en permanence le Om primordial et une heure d’écoute de Serge Bouchard m’ancrait immanquablement les deux pieds plus solidement dans le sol. Ses paroles avaient du poids, et sa manière de les dire en avait peut-être plus encore. L’annonce de son départ m’a fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre, et pourtant, s’il commentait sa propre mort aujourd’hui, il redirait sans doute sur un ton badin : « Une chose est sûre : mourir nous libère de la mort ». Un immense tambour s’est tu. Chapeau et merci, Serge Bouchard.»

Message de Louise Vandelac: « Quand une telle intelligence du cœur et une telle indépendance d’esprit s’envolent… .nous sommes toutes et tous en deuil…»

Réponse de notre amie commune, Nicole Morgan:  

« Merci Louise,

J'ai eu la chance de participer à un certain nombre de ses débats radiophoniques qui étaient si particuliers. Il avait le don d'un fin cuisinier rassemblant des chercheurs qui partageaient une passion: la recherche de ce qu'est l'humain.  Anthropologues, psychologues, philosophes, écrivains, on avait tous la tête dans les étoiles, mais les pieds sur les terrains accidentés de notre longue expérience. Pour qui, comme moi, fuyait déjà les grandes conférences, tous ces lieux ou on discute non pas du sujet, mais du partage du pouvoir sur le sujet,  Serge était celui qui écoutait et faisait en sorte que nous ayons nos temps de parole; sans rien imposer, ce n'était pas nécessaire. Nous savions tous qu'il cherchait autant que nous et nous glanions au cours de la conversation-repas  la substantifique moelle. Pour moi c'était le bonheur, d'autant que ma parole était écoutée au-delà de cette féminitude dont je ne veux pas même parler. 

Qu’est-ce qui m’a valu cette heureuse rencontre ? J'avais été invitée la première fois parce que j'avais écrit un article sur le terrorisme et la mondialisation que Jacques avait publié. J'étais terrorisée par le tract mais, et c'est Serge qui me l'a dit, sa jeune équipe de la régie s'est précipitée après l'émission pour lui dire :« Tu la gardes, elle a un  sens de l'humour comme personne ! »  (Ce jour-là, Luther en avait fait les frais. Je n'oserais pas répéter ce que j'ai dit sur les ondes ...très spontanément.)

Et Serge a écouté ses jeunes auditeurs, car il écoutait en anthropologue de la modernité qu'il était. Il parlait certes, mais seulement pour participer à ce repas d'intelligence auquel étaient invités ses nombreux auditeurs.  C'était important pour lui, car il avait cette blessure que nous connaissons tous et toutes : celle de ne toucher par nos écrits qu'un petit nombre de lecteurs. La relationniste qui s'est chargée du lancement de son cri du cœur C'était au temps des mammouths laineux m'a dit que ce grand succès tardif, notamment auprès des jeunes, l'avait comblé de joie. Et ce d'autant qu'il lui avait été donné après les coupures de Radio-Canada, qui s'est débarrassé non seulement des vieux, mais de ce qui fait réfléchir. Jacques Bouvresse qui vient également de nous quitter parle du journalisme qui ne peut être que journalier et ne fait qu'agiter la surface des quotidiens qui nous interpellent.

J'ai vu Serge pour la dernière fois il y a presque trois ans lors d'un colloque de l’Agora sur la ville intelligente. Il a tenu avec brio le podium pendant une heure sans notes, évoquant un temps révolu et des sens perdus dans cet univers où il se sentait comme un mammouth laineux

Je lui ai parlé ensuite, tristement, car je pouvais sentir qu'il était déjà parti vers cet inconnu de notre dernier voyage de la solitude absolue.  Que n'ai-je vu ce regard qui parle tant alors qu'on ne dit rien par amour de l'autre, une politesse d'invité à la table humaine!  

Annexe

Être clou

Serge Bouchard et Bernard Arcand dialoguant… sur le gazon

Les vieux tracteurs

Une allégorie sur la vieillesse où, par une inversion dont cet anthropologue a le secret, la vieille machine, parce que son propriétaire l'aime, semble avoir une fin de règne plus humaine que celle des êtres humains qui s'éteignent loin de tout amour.

La vache, un animal bien avisé

***

Serge Bouchard

Sa vie, sa mort

 

 

 

 

 

Extrait

J’entends encore Serge, ce montréalais,  évoquant son enfance en plein air, consacrée à des jeux inventés par les enfants eux-mêmes plutôt que subis devant un écran. Créer ses chants, ses mythes, ses jeux, ses liens comme font les peuples qui ne sont pas encore devenus des masses, n’est-ce pas le sens qu’il faut donner au mot humain qui vient aux lèvres de tous ceux qui évoquent le souvenir de Serge Bouchard ?

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