Journal de pandémie, 8 avril 2020
L’exact et le vrai
8 avril. « L’exact pris pour le vrai, la suprême méprise! » (Hugo) Le vrai c’est le pauvre qui a le choix entre le virus et la faim. L’exact ce sont les taux de mortalité. Ces chiffres sont nécessaires, mais dans les décisions difficiles qu’il faudra prendre, le vrai devra remonter à la surface.
Les prochaines décisions cruciales
8 avril. De toutes les images dont j’ai été submergé ces derniers jours, il en est une qui a émergé : celle d’un Indien en exil, à pied, depuis New-Delhi vers son village natal, 500 kilomètres plus loin. « Je préfère, a-t-il dit, le risque de contracter la maladie à celui de mourir de faim. » La plupart des Vénézuéliens chassés de Colombie connaissent le même malheur, malheur qui n’épargne pas les pays riches. À Naples, au sud de l’Italie, le taux de chômage était déjà de 20% avant la pandémie. Il a grimpé depuis. Et l’aide de l’État tarde et tardera encore à se concrétiser. Les Italiens du nord, où tout a commencé, pourraient, plus riches, se tirer d’affaire mieux que les Napolitains. Aux États-Unis, les noirs et les latinos sont plus durement frappés que les blancs, et dans les campagnes pauvres, le virus semble devoir être encore plus virulent que dans les grandes villes riches. Le moment de trancher entre la santé et l’économie viendra peut-être plus tôt que prévu. D’où l’importance de la diversité des approches dans le monde.
De la diversité biologique à la diversité administrative
8 avril. On a d’abord compris l’importance de la diversité biologique puis celle de la diversité culturelle. La pandémie pourrait nous faire découvrir celle de la diversité administrative. Le relatif laisser-faire de la Suède pourrait présenter un intérêt majeur quand viendra le moment du bilan. Même chose pour ce qui est des trois premiers pays européens à amorcer un retour à la normale : L’Autriche, le Danemark et la République tchèque
Lendemains de la covid-19 : Promesses de pandémie?
6 avril. Plus de solidarité à l’avenir, moins de gaspillage ! Promesses sérieuses ou promesses de phobiques, comme dans les avions au début de l’aviation civile?
Lors de mon premier long voyage en avion, en 1961, j’ai eu près de moi, dans un vol entre Lima et Santiago, une dame fort aimable et fort élégante qui revenait chez elle. J’avais vingt ans, elle en avait le double ou le triple. J’ai eu droit à des invitations dont je n’aurais jamais osé rêver lors d’une première rencontre avec une parfaite inconnue de cet âge. Je pourrais loger chez elle aussi longtemps que je le voudrais, sa fille aînée, belle il va sans dire, s’occuperait de mes loisirs, sinon de mon avenir. Promesses célestes, c’est le cas de le dire, car une fois sur terre, l’hospitalité de ma nouvelle amie se transforma en une indifférence hautaine. Dès qu’elle se sentit en sécurité, entourée de ses proches, je cessai d’exister à ses yeux. J’avais beau lui faire des signes de la main pour lui rappeler ses promesses, elle m’ignorait. Je ne lui avais rien demandé et elle semblait me fuir et me renier comme si je l’avais contrainte à prendre des engagements qu’elle ne pouvait pas tenir. J’ai appris par la suite qu’au début de l’aviation civile, les passagers étaient souvent victimes de phobies qui les incitaient à chercher la sécurité par des promesses d’ivrogne. Je crains que la pandémie ne suscite bien des phobies et des promesses de ce genre.
L’autarcie alimentaire semble être une belle promesse dans la perspective écologique notamment, mais compte tenu de la misère dans laquelle tombent déjà les pauvres d’ici et d’ailleurs, de la rareté de l’eau dans de nombreux pays, ne faudrait-il pas qu’elle s’accompagne d’une redistribution sans précédent à l’échelle nationale et internationale ?
La distanciation sociale, perspective historique
En ce moment, la distanciation sociale est justifiée pour des raisons hygiéniques. Il faut cependant noter qu’elle s’inscrit dans le prolongement d’une tendance manifeste au cours des derniers siècles, en Occident tout au moins. Ne faut-il pas craindre que, suite à la pandémie, le balancier n’aille trop loin dans le refroidissement du climat social? Voici à ce propos ce que j’ai retenu de mes lectures de l'historien Philippe Ariès et de mes conversations avec lui :
« Tout indique que l’univers social est en expansion, c’est-à-dire que les individus (l’équivalent des galaxies) s’éloignent progressivement les uns des autres. Au Moyen Âge, les gens dormaient littéralement empilés les uns sur les autres. Au début du dix-septième siècle, le roi Henri IV était incapable de dormir seul. Par-delà son penchant bien connu pour l’autre sexe, il témoignait ainsi d’un besoin de présence humaine caractéristique de toute une époque. C’est la principale leçon que j’ai tirée des travaux de Philippe Ariès sur l’histoire des mentalités et sur celle de la famille.
Sous l’Ancien Régime, les enfants couchaient tous ensemble sans différenciation de sexe et couchaient aussi parfois avec les adultes, serviteurs, parents, etc. On a d’abord cessé de se toucher, puis on a cessé de se sentir, les odeurs étant jugées inconvenantes. Le puritanisme et une certaine hygiène ont accéléré ce double processus. Il était fatal qu’on en vienne à ne plus pouvoir se parler, en attendant de ne plus se voir…en personne. Cet éloignement des galaxies humaines a abouti à la fin du millénaire au plus étrange désir qui n’ait jamais travaillé une époque : faire des enfants, sans faire l’amour, sans se toucher, sans se parler et sans se voir ; par l’intermédiaire des éprouvettes et des mères porteuses. » (Jacques Dufresne, La raison et la vie, Liber, Montréal 2019, p.127)
Survie grâce au respirateur
2 avril. Les données sur cette question cruciale sont rares, mais elles existent, du moins à petite échelle. Voici celles que j’ai trouvées sur le site de la National Public Radio des États-Unis. « "Nous avons eu plusieurs patients des hôpitaux du système Northwell qui sont sortis de l'appareil respiratoire", dit Hajizadeh. "Mais la grande majorité d'entre eux n'y parviennent pas."
La plus grande étude réalisée à ce jour pour examiner la mortalité des patients atteints de coronavirus sous respirateur a été réalisée par le Centre national d'audit et de recherche sur les soins intensifs de Londres. Elle a révélé que, parmi les 98 patients sous ventilation au Royaume-Uni, seuls 33 en sont sortis vivants. Les chiffres d'une étude réalisée à Wuhan, en Chine, sont encore plus alarmants. Seuls 3 des 22 patients ventilés ont survécu.
Et une étude portant sur 18 patients ventilés dans l'État de Washington a révélé que 9 d'entre eux étaient encore en vie à la fin de l'étude, mais que seuls 6 avaient suffisamment récupéré pour respirer par eux-mêmes.
Toutes les premières recherches suggèrent qu'une fois les patients atteints de coronavirus placés sur un respirateur, ils devront probablement le rester pendant des semaines. Et plus les patients restent longtemps sous respirateur, plus ils risquent de mourir. »
Voir aussi l’article de Pauline Gravel dans Le Devoir du 9 mars.
Acharnement thérapeutique collectif ?
2 avril. Quand je vois comment, en France, on a recours à des TGV, des hélicoptères et des avions pour transporter de grands malades de Strasbourg ou Paris dans une autre région, je me demande pourquoi personne en ce moment ne soulève la question de l’acharnement thérapeutique. Il n’y a pas si longtemps, une trentaine d’années peut-être, cette question était au cœur du débat public. Observant de haut la scène de la santé publique, tel grand médecin français pouvait écrire, sans crainte d’être interdit de pratique : « nous travaillons toute notre vie pour nous offrir trois mois de coma à la fin. » C’était là une façon éloquente de soulever le problème de la proportion démesurée des dépenses en santé consacrée aux derniers mois de la vie; proportion démesurée pour deux raisons, parce que la part des ressources consacrées à la prévention était ainsi réduite et que, sauf exception, les malades en cause payaient par de nouvelles souffrances le court sursis qui leur était ainsi accordé. Ceci à un moment où l’on travaillait déjà à des projets de loi sur l’aide médicale à mourir.
Certes, la pandémie de Covid-19 crée une situation particulière. Les comateux que l’on transporte d’une région à une autre ne sont pas en phase terminale et ils n’ont pas renoncé librement à l’acharnement thérapeutique. La question de la disproportion entre la médecine extrême et la médecine préventive continue toutefois de se poser dans les faits et personne n’y fait écho dans le débat public. On se laisse plutôt séduire par le spectacle d’une technologie toute puissante au cœur même d’une manifestation de son impuissance. La technologie la plus sophistiquée et la plus coûteuse, et donc la moins applicable à grande échelle fait passer au second plan des mesures sans panache, moins coûteuses et plus efficientes. (ne pas confondre avec plus efficaces)
À un malade à qui l’on propose à l’urgence un stimulateur cardiaque, on demande s’il souhaite une réanimation en cas d’échec de l’opération. S’il répond non, il n’y aura pas d’acharnement médical dans son cas. Mais que faire quand le problème se pose à l’échelle d’un ensemble de malades pendant une pandémie ? La société peut-elle par l’intermédiaire de ses dirigeants et au nom de ses membres, prendre la décision de renoncer à l’acharnement?
Ne risque-t-on pas dans ces conditions, même dans les pays riches, de priver bien des gens de leur travail pour offrir trois mois de coma à quelques-uns? Et le message ainsi envoyé dans les pays pauvres n’est-il pas le prélude à une détérioration de la solidarité mondiale, pourtant plus nécessaire que jamais pour d’autres raisons? La Chine a construit un hôpital géant en quelques jours, la France transforme ses TGV en ambulances de luxe, les Américains dépêchent des bateaux-hôpitaux à Los Angeles et New-York. Que peuvent faire devant ce déploiement de moyens exceptionnels des pays comme le Brésil et le Mexique, l’Inde comptant des dizaines de millions d’habitants obligés de gagner leur croûton quotidien dans des lieux publics où la distanciation sociale est elle-même un luxe impossible ?
Humanisation par les chiffres
Je ne défends pas ici une théorie élaborée à la hâte pendant la pandémie. Je présente une politique de santé établie après mûre réflexion, en temps normal, dans un pays qui fut l’un des premiers à se doter d’un système de santé public, le Royaume-Uni. Je prie le lecteur de lire le dernier paragraphe avant de conclure que ces bons anglais étaient gérontophobes.
Quand j’ai fait la connaissance de Maurice McGregor, au début de la décennie 1980, il m’est apparu comme le plus humain des médecins. Cardiologue, il était alors doyen de la faculté de médecine de l’Université McGill et expert en santé publique. Je mettais alors en chantier un traité d’anthropologie médicale. C’est à lui que j’ai demandé d’écrire l’article sur les coûts de la santé. Cet homme au cœur chaud me submergea de froids calculs, ce qui m’obligea à réfléchir sur l’espérance de vie en bonne santé, laquelle, on l’aura deviné ne coïncide pas avec l’espérance de vie au sens habituel du terme.
Les ressources pouvant être consacrées à la santé étant limités, de deux choses l’une : ou bien, dans une liberté totale, on laisse les gens consacrer autant d’argent qu’ils le veulent et le peuvent à leurs traitements et alors les plus pauvres ne pourront même pas s’offrir les soins dentaires élémentaires, ou bien on répartit les ressources en fonction de critères qualitatifs, mais, pour atteindre un tel but, il faut dans une société moderne quantifier le qualitatif.
C’est dans ce contexte que s’est imposée une unité de mesure troublante à première vue, le QALY, pour Quality adjusted Life Year ou AVPQ, année de vie pondérée par la qualité. Choisir cette unité de mesure équivaut à subordonner l’efficacité à l’efficience, l’efficience étant l’efficacité au moindre coût. L’asepsie, qui ne coûte rien, a considérablement accru à la fois l’efficacité et l’efficience de la chirurgie et de l’obstétrique.
Une AVPQ= une année de vie en bonne santé. Un enfant de 5 ans a, disons, 65 ans d’espérance de vie en bonne santé » Le guérir équivaut assurer 60 AVPQ. Un adulte de 65 ans, autre hypothèse, a 5 ans d’espérance de vie en bonne santé, plus dix ans d’une santé hypothéquée de 50% par une quelconque maladie. Résultat de sa guérison : 7.5 AVPQ. C’est la raison pour laquelle il faut placer les enfants et les femmes enceintes au sommet de la liste des priorités.
La question fondamentale qu’on doit se poser dans chaque société : combien faut-il dépenser pour assurer 1 AVPQ. Le Royaume Uni fut l’un des premiers pays où l’on a fixé une limite : 30 000 livres.
Dans un article récent, le docteur Malcom Hendrick tente de situer dans cette perspective les sommes engagées dans la lutte contre la covid-19.
« Combien de personnes vont mourir ?
· Quel est l'âge moyen des décès ?
· Quelle est la réduction moyenne de l'espérance de vie des personnes qui meurent ?
· Quelle est la qualité de vie moyenne des personnes qui meurent ?
Ainsi, par exemple
· 500 000 morts
· Âge moyen au décès 78,5
· Réduction moyenne de l'espérance de vie 3 ans
· Qualité de vie moyenne des personnes qui meurent 0,7
· AVPQ perdues : 500 000 x 3 x 0,7 = 1 050 000
En utilisant ces chiffres, si nous dépensons trois cent cinquante milliards de livres - dans l'espoir de ramener à zéro le chiffre des "AVPQ perdues", chaque AVPQ aura coûté 333 000 livres. Ce qui représente plus de onze fois le coût maximum que le NICE approuvera. (NICE : National Institute for Health and Care Excellence). »
Dans le cas d’une pandémie comme celle du C0VID-19, une politique fondée sur ces chiffres semblerait à première vue d’une extrême cruauté pour les personnes âgées. Les mesures actuelles qui leur sont exceptionnellement favorables sont en effet justifiées dans une large mesure par le fait qu’elles seront d’une durée limitée. La question de la médecine extrême dans les derniers mois de la vie se pose à propos de tous les malades, quel que soit leur âge. On peut l’expliciter ainsi : l’argent dépensé à la fin n’assurerait-t-il pas, s’il était en partie reporté sur les déterminants de la santé, une meilleure vie et une meilleure fin de vie à la majorité? Dans le cas des personnes âgées, cela pourrait signifier de meilleurs soins à la maison, loin de ces grandes résidences qu’on appelle depuis longtemps des mouroirs, mot qui prend tout son sens aujourd’hui.
États-Unis, terre du déni et de la mort
Lu ce 31 mars, dans le New-York Times, un article intéressant de Paul Krugman, prix Nobel d’économie : après le déni du réchauffement climatique, voici le déni de la gravité du covid-19. Donald Trump n’est pas seul en cause. Dans le premier cas, le parti républicain est à l’échelle mondiale le seul grand parti qui persiste dans son déni. Dans le second cas, il a attendu d’être lui-même atteint par la vague pour la voir venir. En 2016, aucun des candidats à la présidence de ce parti n’a osé se prononcer en faveur de la théorie de l’évolution…
Question à Paul Krugman : ce pays compte pourtant sa large part des meilleures universités du monde? D’où vient qu’on y soit si ignorant à mesure qu’on s’éloigne des campus de la Ivy League ?