Wilhelm Furtwängler, génial recréateur de Beethoven
Voir les articles suivants, qui font aussi partie du dossier "Célébrations de l'incarnation" :
Le chant grégorien, ou la respiration de Dieu
Le vieux blues, musique de la résilience des Noirs américains
Les chefs d’orchestre sont depuis toujours entourés d’une espèce d’aura. Ce sont les démiurges du son. C’était d’autant plus vrai avant l’époque du iPad et du mp3, alors que les concerts occupaient une place bien plus importante qu’aujourd’hui dans l’expérience musicale des gens. Pensons seulement à la célébrité d’un Toscanini ou à celle d’un Karajan. Le chef allemand Wilhelm Furtwängler, qui a dirigé l’Orchestre philharmonique de Berlin de 1922 à 1934 et de 1952 à sa mort en 1954 (avec de fréquentes apparitions au pupitre entre ces périodes), fait pour sa part l’objet d’une dévotion toute particulière. Encore aujourd’hui, soixante ans après sa mort, bon nombre d’admirateurs lui vouent un véritable culte. Des sociétés WF existent à travers le monde, en Allemagne bien sûr, mais aussi en France, au Japon, en Angleterre, en Hongrie et aux États-Unis. Des musiciens réputés, Daniel Barenboim en premier lieu, son grand défenseur, mais aussi Menuhin, Zubin Mehta et Celibidache, parmi bien d’autres, n’ont jamais fait mystère de leur admiration. La maison de disque allemande Membran vient de rééditer l’intégralité de ses enregistrements (studio et direct), un coffret qui totalise pas moins de 107 disques compacts! Cette monumentalité du legs discographique de « Furt » est d’autant plus paradoxale que le disque appelait, de sa part, bien des réserves. N’a-t-il pas écrit en 1933, dans l’un de ses carnets, à propos des nouveaux supports d’enregistrement, que « la tisane insipide et sans vitamine, qui est tout ce que les auditeurs ont la possibilité de recevoir d'une exécution, ne peut être un total remplacement que pour ceux qui ne savent plus ce qu'est un concert » (1). Fait à noter, comme il est mort en 1954, aucun des enregistrements du chef, qui attachait la plus grande importance à la sonorité d'ensemble, à la couleur orchestrale, n’a pu bénéficier des améliorations techniques de la fin des années 1950, et en premier lieu de la stéréophonie. Heureusement pour nous, un certain nombre d’enregistrements monophoniques sont de grande qualité; et tous, ceux faits en studio comme ceux des concerts « live », les plus nombreux, ont pu tirer profit des avancées de la technologie en matière de restauration sonore, ce qui rehausse grandement l’écoute de ces interprétations.
« […P]ourquoi Furtwängler représente-t-il un pôle si attractif? Pourquoi, par-delà les chapelles, les écoles, les tendances nationales, est-il l'archétype du chef d'orchestre et plus encore du musicien interprète? », demande Stéphane Topakian, dans un texte publié par la Société française William Furtwängler (2). À cette question, n’étant pas musicologue ni musicien, mais simple mélomane, je ne pourrai apporter de réponse définitive. Je me contenterai de livrer, en toute humilité, quelques réflexions à la suite d’un éblouissement, en m’appuyant, au besoin, sur les jugements de fins connaisseurs de sa pensée musicale et de son œuvre discographique.
Une découverte et un éblouissement
J’ai connu Furtwängler sur le tard, au début des années 1990, après en avoir pourtant beaucoup entendu parler. Plusieurs aspects de la vie de l’homme et du musicien me semblaient fort séduisants : sa pensée, profonde, nourrie par la fréquentation des humanités (il avait eu la chance de naître dans une famille très cultivée, son père étant un archéologue célèbre); son désintéressement, son absence d’arrivisme, soulignés par beaucoup de ceux qui l’ont fréquenté; son souci d’atteindre l’universel par le biais de son art; son courage, aussi, dans un contexte politique tragique. (À propos des débats entourant sa conduite pendant la guerre – opposé au nazisme, il a néanmoins choisi de demeurer en Allemagne pour défendre la culture allemande contre la barbarie –, je dirai simplement qu’ils sont souvent empreints de bonne conscience et d’un moralisme un peu facile. Discuter dans le confort de son salon, dans une société libérale qui n’a pas connu la guerre depuis longtemps, de la conduite que tel ou tel aurait dû avoir dans le contexte d’un État totalitaire, où la violence, la délation et les menaces de mort faisaient partie du lot quotidien de tout un chacun, a pour moi quelque chose de surréaliste. C’est vraiment un luxe de bobo…).
Une anecdote, rapportée par Friedelind Wagner, montre bien l'inconscience mais aussi le courage un peu fou de Furtwängler face aux dirigeants nazis :
"C’est au cours de l’été 1936 qu’il retrouve Bayreuth et son festival Wagner, après plusieurs années d’absence. À cette occasion, Hitler, Göring et Goebbels tentent de le convaincre de reprendre une position officielle dans la vie musicale allemande. Celui-ci refuse, devant Friedelind Wagner, la nièce du compositeur qui émigrera trois ans plus tard, et qui racontera une anecdote stupéfiante : « Je me souviens qu’Hitler avait demandé à voir Furtwängler, et qu’il lui a dit très sèchement qu’il devait dorénavant obéir au Parti et servir la propagande, et Furtwängler refusa très explicitement. Hitler devint fou de rage et fit savoir à Furtwängler que, dans ce cas, il y aurait une place pour lui en camp de concentration. Furtwängler se tut un instant et dit, très calmement : “Herr Reichskanzler, au moins là-bas je serai en bonne compagnie.” Le Führer se mit hors de lui et quitta la pièce." (*)
(*) Friedelind Wagner, Nacht über Bayreuth. Die Geschichte der Enkelin Richard Wagners, Cologne, Dittrich Verlag, 1994, p. 84. Fait raconté par Audrey Roncigli, "Wilhelm Furtwängler, une illusion face au nazisme", Guerres mondiales et conflits contemporains (P.U.F.), n° 227, 2007/3, p. 75-93 : p. 84.
Sa découverte fut donc, pour moi, attisée par un très grand désir, qui ne fut pas déçu. Un jour, en effet, je pus mettre la main sur un coffret de dix disques compacts contenant les enregistrements du début des années 1940 à la radio allemande. Cette période de la carrière du chef « se distingue par des interprétations extrêmement dramatiques où Furtwängler utilise les orchestres à la limite de leurs possibilités en poussant tous les contrastes au maximum : oppositions entre les fortissimos et les pianissimos, de très grands écarts de tempo, des crescendos incroyables accentués par une formidable accélération du tempo : les œuvres prennent ainsi une vie insoupçonnée jusqu’alors. » (3)
La cinquième symphonie de Beethoven, œuvre fétiche de Furtwängler
Parmi bien des trésors contenus dans ce coffret (Schubert, Bruckner), plusieurs interprétations magistrales de Beethoven, dont la célébrissime cinquième symphonie. Je me souviens de la première écoute de cette pièce, œuvre-fétiche de Furtwängler (il l’a jouée plusieurs centaines de fois), dans l’interprétation qu’il en a donnée fin juin 1943. J’étais paralysé en entendant les premières mesures, archi-connues, du mouvement initial « Allegro con brio » (les trois sols et un mi bémol, trois brèves et une longue, répétées une fois), joué bien plus lentement que ce à quoi j’étais habitué avec Karajan ou George Szell. Cette lenteur me semblait bien plus appropriée pour en faire ressortir la grandeur tragique. Elle était pour moi d’une totale évidence. Elle faisait en sorte que, dès le début, cette musique m’habitait intérieurement.
D''après Anton Felix Schindler, biographe de Beethoven, ce dernier « voulait que l'annonce du thème du destin soit rendu Andante con moto, c'est-à-dire plus lent que Allegro con brio, afin de mieux en exprimer le caractère mystique. L’Allegro con brio ne devait commencer qu'à la sixième mesure (4) ». Furtwängler est l’un des seuls chefs d'orchestres à respecter cette volonté du compositeur.
Dans un texte publié dans le recueil Musique et Verbe, Furtwängler s’explique sur ses choix quant à l’interprétation des premières mesures de la symphonie : « Quand nous regardons ces quatre mesures (dont chaque mesure paire indique un point d’orgue), quand nous les regardons de plus près, avec la partition, nous constatons que les périodes en apparence régulières de ces quatre premières mesures sont notées ‘’irrégulières’’ : le second point d’orgue contient non pas une, mais deux mesures. (…) Ce qu’il voulait indiquer – rien de plus et rien de moins – c’était que le second point d’orgue devrait être tenu plus longtemps que le premier. Mais, alors, nouvelle question : pourquoi ? – Afin que ces quatre mesures, avec leurs deux points d’orgue, soient pour l’auditeur séparées du reste du morceau, et apparaissent comme un tout se suffisant à lui-même. L’effet de ce prolongement de la note, c’est cela et rien d’autre : c’est un effet architectural, un élément de construction. Comme je l’ai déjà dit, ces quatre mesures apparaissent par rapport à l’ensemble du morceau comme faisant fonction d’épigraphe ou de titre. Le morceau véritable ne commence qu’après; le rôle particulier de ces quatre mesures s’éclaire de plus en plus au long du premier temps et apparaît à la fin comme la pensée dominante de l’ensemble. » (pour un extrait plus long de cette analyse, cliquez ici)
Le reste du mouvement et de la symphonie se déployait devant moi avec la même évidence. Cette œuvre respirait. On aurait dit un organisme vivant se manifestant à nous, avec d’infinies nuances, tantôt plus rapidement, tantôt plus lentement, sans intervention humaine. J’abonde tout à fait dans le sens du jeune chef québécois Yannick Nézet-Séguin, lorsqu’il dit que : « La première des choses, c’est la respiration chez Furtwängler ; le flux et le reflux, qui a malheureusement, pour la musique orchestrale, disparu aujourd’hui. (…) Furtwängler savait faire respirer selon la phrase musicale. Et pour moi, c’est le plus grand respect du texte, contrairement à cette espèce de faux respect qui consiste à appliquer à la lettre le texte, en le proposant donc vide de sens. » (5) Je retrouvai cela dans cette interprétation magique de la grande symphonie.
Furtwängler dirigeant l'Orchestre philharmonique de Berlin, lors d'un concert, le 26 février 1942. Photo conservée aux Archives fédérales allemandes. Reproduite sur le site Wikimedia Commons. Disponible selon les termes de la licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 3.0 Allemagne. Bundesarchiv, Bild 183-L0607-504 / CC-BY-SA
La lenteur « furtwanglérienne »
On parle souvent, pour la critiquer, de la « lenteur » de Furtwängler, dans beaucoup de ses interprétations. On sous-entend peut-être là une certaine lourdeur. Ce n’est à mon sens pas du tout le cas, et assurément pas ici, dans cette version de la Cinquième. Cette absence de précipitation fait plutôt ressortir le caractère dramatique de l’œuvre. Ce jugement sur la lenteur « Furtwänglerienne » me semble d’ailleurs non fondé, puisque le chef peut tout aussi bien adopter des tempi d’enfer lorsque, selon lui, la logique de l’œuvre l’exige. Je donnerai ici comme exemple la conclusion du premier mouvement de la symphonie no 4 de Brahms, que j’affectionne tout particulièrement, dans son interprétation de décembre 1943 (voir ici), qui se termine, dans une folle accélération, comme une véritable course à l’abîme.
Un passage cité plus haut évoquait les « très grands écarts de tempo » des enregistrements des années 1940. C’est en fait une caractéristique de l’interprétation furtwanglérienne, toute époque confondue. Il est beaucoup plus juste d’insister sur la variation des tempi, que sur la soi-disant lenteur du compositeur. Ces changements constants de la vitesse du flux musical, c’est, entre autres, ce qui rend les interprétations du chef allemand très vivantes, c’est ce qui les fait échapper à tout caractère mécanique, à toute routine métronomique, et permet ainsi de révéler le contenu spirituel des œuvres. C’est ce qui relie celles-ci à la Vie, puisqu’alors le jeu de l’orchestre devient semblable à ce cœur qui pompe et repompe le flux vital, en accélérant ou en ralentissant, à chaque instant, son rythme, en fonction de la tension du moment.
Une autre chose me subjuguait dans la manière d’interpréter de Furtwängler. En dépit des déficiences techniques de l’enregistrement, j’avais une impression de profondeur sonore. J’étais à même de percevoir la richesse des timbres instrumentaux, ceux des bois et des cuivres notamment, j’avais l’impression d’entrer dans une forêt instrumentale et musicale. Il y avait bien là, je le sentais bien, de la part du chef, un travail fouillé afin de révéler la vérité de la partition.
Le maître des transitions musicales
Autre moment fort de cette interprétation de la cinquième symphonie de Beethoven : le grand crescendo à la fin du troisième et au début du quatrième mouvement, le passage de la noirceur et de la solitude à la Lumière rayonnante. La tension monte peu à peu, insensiblement, puis la musique éclate… On dirait que nous sommes en présence d’une petite vague au milieu de l’océan qui aurait grossi, pris de l’amplitude et serait devenue à la fin un tsunami sonore. Ou plutôt, on imagine un torrent d’eau qui entre dans une pièce sombre et hermétiquement close, dont le niveau monte, et monte, et qui finit par faire éclater les murs et à faire entrer la lumière…
Pour le pianiste Alfred Brendel, Furtwängler était « le maître des transitions musicales » : « Qu'est-ce qui rendait ses transitions si excitantes et si personnelles? Le fait rare qu'elles remplissaient leur fonction. Elles sont modelées avec grand soin et ne sont jamais une fin en soi. On ne peut pas les isoler, car elles ne sont pas insérées entre deux entités différentes. Elles naissent de quelque chose pour se transformer en quelque chose. Elles sont les scènes du changement. » (6)
On parle beaucoup de sa gestique comme chef. De ses mouvements imprécis, ou ambigus, qui rendaient souvent perplexes ses musiciens. « (...) Lorsqu'il a fini de saluer, sa tête se redresse :il est temps. Il donne le départ, bizarrement, par une sorte de vacillation concertée de toute sa structure. Il s'ébranle, d'un coup d'épaule, comme un homme attelé à une charrette et l'orchestre suit. Le démarrage se fait, non pas sur un ordre ou un signe, mais d'un bloc : en avant! es muss sein! Ni la baguette ni les mains n'ont joué à présent, un rôle essentiel. Au moment du départ, contrairement à la tradition, Furtwaengler abaisse ses bras, et sa baguette se met à frémir, comme celle des sorciers qui fait bouillir l'eau.» (7) Les films où nous le voyons diriger nous le montrent, en effet, bougeant d’une étrange façon, comme une marionnette dont on tirerait les ficelles. Ou plutôt comme une poupée vaudou, qui serait possédée par quelque force mystérieuse (par le daimon de la Musique?). Cela correspond bien à ce que Clémence Prayez a pu mettre en évidence, dans le cas des musiques de type dramatique, à savoir que, pour le chef allemand, « l’oeuvre nécessite une incarnation et donc une attitude entièrement investie, où l’interprète doit être subjectif : il doit être comme un acteur, traversé par l’oeuvre. » (8)
Recréer organiquement les œuvres
L’art de Furwangler en matière de direction orchestrale est empreint d’humanisme. Il avait comme nul autre la capacité de faire vivre, organiquement, les œuvres. Il n'était pas du tout le musicien hyper-rationnel, travaillant sans relâche chaque pouce carré de la partition au scalpel pour arriver à un résultat prédéfini dans son esprit.
Ses réflexions sur la musique, telles qu’elles ont été livrées dans des livres, des articles, des entretiens, sont particulièrement intéressantes du fait qu’il était à la fois compositeur et interprète. Très tôt, en effet, il a voulu devenir compositeur. Il a d’ailleurs écrit plusieurs œuvres d’importance – symphonies, concertos, sonates –, d’inspiration brucknérienne, qui, si elles ne se sont pas imposées dans le répertoire, révèlent un talent bien réel. D’autres musiciens de l’époque ont mené eux aussi cette « double vie ». On pense bien sûr à Wagner et à Malher, qui sont avant tout reconnus comme compositeurs. Mais un chef comme Félix Weingartner a aussi laissé une œuvre musicale d’importance (entre autres, huit symphonies), que la maison de disque CPO (9) s’affaire à enregistrer. Si les vicissitudes de la vie et la conscience d’un certain échec quant à la réception de ses œuvres, ont poussé Furtwängler vers la direction d’orchestre, il n’a jamais abandonné cette part de lui-même et, dans les moments difficiles (comme lors de ses périodes d’inactivité forcée sous le régime nazi), il y est toujours retourné : « La direction d'orchestre a été le refuge qui m'a sauvé la vie car j'étais sur le point de périr compositeur. Toute ma vie, je me suis considéré comme un compositeur qui dirige mais jamais comme un chef qui compose. » (10)
Sa conception de l’art est enracinée dans une vision romantique du monde. L’interprète, chef ou artiste, est, pour lui, un « médiateur entre ce qu'il y a d'éternel dans l’œuvre d'art et ce qu'il y a de divin en chacun de nous ». Pour lui, cependant, à notre époque, « [l]e désir d’atteindre une portée universelle a été supplanté par ce désir d’une musique pour tous qui est l’indice d’une perte de liens profonds entre l’artiste et le « peuple ». » (11)
La tonalité qui est la matière de la cadence, est, selon Furtwängler, une force de la nature. Cette force est devenue la loi et la forme de la pensée musicale européenne. Elle concentre la vie même dans son foyer et la métamorphose en mille formes musicales – le lied, la fugue ou la sonate. Par la cadence, toute musique est une alternance de tension et de détente. Ce mouvement correspond à ce que nous connaissons de la biologie moderne. Et nous retrouvons la dualité tension-détente, selon une alternance rigoureuse, dans une symphonie de Beethoven par exemple. Pour lui, la modernité « a oublié l’enjeu spirituel de la grande musique et la joue comme de la musique moderne c’est-à-dire en jouant tous les détails sans considérer la force qui les rend nécessaires dans le morceau. » (12)
On le présente souvent comme un chef « subjectiviste », par opposition, par exemple, à un Toscanini, qui lui, serait « objectiviste », respectant scrupuleusement la partition, avec des tempi rigoureux, métronomiques. Le mot « subjectiviste » est à prendre avec des pincettes. S’il signifie interpréter en fonction de préférences personnelles, ce n’est assurément pas la perspective de Furtwängler. En effet, « [p]our lui, malheureusement, l’individualisme à l’œuvre aujourd’hui, qui oublie la dimension de l’objectivité et le point de vue universel à rechercher, est le fossoyeur de notre art qui perd tout caractère possiblement éternel. » (13)
L’erreur de bien des interprètes, c’est de proposer une lecture des œuvres qui soit centrée sur les détails isolés de celles-ci. Une telle façon de faire a tendance, selon lui, à se complaire dans la jouissance hédoniste. Le vrai travail du musicien ou du chef, c’est plutôt de considérer l’œuvre musicale dans son ensemble, de saisir l’unité de sa structure vivante, ce qui le rend à même de comprendre que les détails isolés de celle-ci ont « leur caractère propre, leur place nécessaire, leur fonction véritable à l’intérieur du tout, leur couleur et leur tempo » (14). Et l’on se rend alors compte « qu’il n’y a en fait qu’une bonne manière d’interpréter une œuvre (d’autant plus que l’ œuvre est bonne) car c’est le résultat d’un processus intérieur (d’un devenir psychique). » (15) On le voit, on est bien loin d’une vision platement subjective du travail artistique.
L’approche essentielle de l’interprète, chef ou instrumentiste, consiste, selon Furtwängler, à recréer l’œuvre : « (…) il doit retrouver le processus organique et spontané qu’est l’œuvre. Il doit retrouver la logique propre et la tendance à l’accomplissement qui la dirige (et non pas plaquer les formes musicales conventionnelles qui seraient volontairement observées, les formes académiques étant des analyses postérieures à l’œuvre). L’interprète doit marcher à reculons par rapport au créateur, il doit aller de l’extérieur, du phénomène musical ou de la partition écrite avec tous les détails qu’elle comporte, pour aller vers l’intérieur, c’est-à-dire reconstruire à partir de ce modèle imprimé, la vision d’ensemble qui a conduit le créateur dans cette écriture. » (16)
D’où le caractère essentiel du concert, qui « est un acte de recréation qui cherche à mettre en communion tout le public en lui donnant à saisir la grande forme de l’œuvre (…) L’interprète est le serviteur de la musique, il doit faire apparaître l’idée du compositeur. » (17) Ceux qui ont travaillé avec Furtwängler racontent que, pour lui, les répétitions n’étaient pas très lourdes. C’est que « [l]a répétition doit donc tout préparer sauf l’essentiel en somme, c’est-à-dire que l’âme du morceau ne doit surtout pas être figée par une prédétermination d’interprétation. » (18) Pour rendre justice à la vérité de l’œuvre, l’interprète doit laisser une part à l’improvisation. « C’est cette petite part d’improvisation qui permet de rendre l’œuvre vivante et non pas figée, c’est l’inspiration essentielle du moment : ‘’L’improvisation est la forme fondamentale de toute activité musicale : s’élançant librement dans l’espace, l’ œuvre prend naissance.’’ » (19) Il est possible de déterminer si une interprétation est ou non adéquate « [en prêtant] attention aux rubatos (qui sont les légères variations de tempo parfois indiquées par le compositeur ou laissées à l’appréciation de l’interprète) et [en écoutant] s’ils sont dictés par l’œuvre et donc authentiques ou s’ils ont été calculés, préparés, enlevant ainsi la part essentielle d’improvisation et rendant l’ œuvre non sincère, inauthentique. » (20)
Avec, en bout de ligne, lorsqu’il s’agit d’une grande œuvre, un résultat satisfaisant, en accord avec la condition spirituelle de l’homme : « Quand ces deux acteurs de l’œuvre musicale que sont le compositeur et l’interprète procèdent ensemble dans une démarche d’authenticité et d’unification de la dualité de la nature humaine (à la fois passagère et immuable), l’œuvre d’art peut apparaître comme le corrélat parfait de la nature organique de l’homme, comme l’expression de l’âme humaine. » (21)
Timbre commémoratif des Postes ouest-allemandes, à l'occasion du décès du chef (1955). Source en ligne : Wikimedia Commons
La perfection glacée des enregistrements
Je mentionnais, au début de ce texte, les réserves de Furtwängler à l’égard des techniques modernes d’enregistrement et de restitution de la musique. À la fin de sa vie, il a fini par consentir à faire des enregistrements en studio (notamment avec le grand producteur anglais Walter Legge, de EMI), non pas tant pour lui-même, a-t-il dit, que pour les musiciens de son orchestre. Les réserves de Furtwängler à l’égard du disque et de la radio tiennent au fait que ceux-ci ont pour effet que « la musique vivante s’adapte à la musique mécanique. L’idéal des concerts devient la ‘’perfection glacée’’ des enregistrements, la musique commence à devenir fade en concert car l’interprétation parfaite est devenue synonyme de ‘’comme un disque’’. » (13)
Ces nouvelles techniques, elles vont à l’encontre de la nécessaire part d’improvisation du travail de l’interprète. La « reproductibilité » de la musique qu’implique la fabrication d’un disque nie en fait la dimension de « récréation » perpétuelle de l’art interprétatif véritable. Chaque écoute d’un disque nous fait entendre la même interprétation d’une œuvre, alors que chaque concert présentant la même œuvre, si l’interprète appréhende celle-ci de la bonne façon, est une expérience sans cesse renouvelée.
Furtwängler déplorait aussi le côté artificiel, stérile, de cette « mise en boîte » de la musique : « Au concert, un silence, profond comme un abîme qui s'ouvre au-delà d'un accord, peut être chargé d'autant de tension que la phrase qui lui a donné naissance. Au disque ou à la radio, un long silence, c'est un trou. » (23)
Sergiu Celibidache, chef roumain admirateur de Furtwängler, brucknérien émérite lui aussi, qui lui a succédé quelques années à la tête du Philharmonique de Berlin après la guerre, avait une position semblable à l’égard du disque. Ce n’est que peu de temps avant sa mort qu’il a accepté de laisser, pour la postérité, des enregistrements faits dans des conditions satisfaisantes, enregistrements extraordinaires, pour la plupart, qui font aujourd’hui la joie des mélomanes.
Sur cette question du disque et du concert, Furtwängler aura en quelque sorte été l’anti-Glenn Gould. On se rappellera que le pianiste canadien, lui-même si soucieux de recréer les œuvres qu’il jouait, était pour sa part obsédé par la forme, par la perfection de celle-ci, et que son approche était tout le contraire de l'improvisation. Au milieu de sa carrière, en 1964, il avait d’ailleurs abandonné définitivement la salle de concert pour la fréquentation des studios d’enregistrement. Là, il était à même de contrôler tous les aspects de le production d’un disque, en mettant bout à bout des sections provenant de différentes prises.
La renommée de Furtwängler, en ce début de XXIee siècle, s’explique en bonne partie par les enregistrements qu’il nous a laissés – dont la majorité sont des captations radiophoniques, très souvent retrouvées et mises en valeur par des admirateurs du chef d’orchestre. Disparu trop tôt, avant l’ère de la télévision, et n’ayant formé ni disciples ni élèves, sa mémoire, reposant sur les seuls souvenirs de ceux qui l’ont connu, aurait très bien pu s’effacer à jamais. Par une autre de ces ironies de la vie, c'est la technologie du disque, dont il se méfiait, qui l'aura sauvé de l'oubli.
ANNEXE
Évolution historique de la composition, de Bach à Beethoven, selon Wilhelm Furtwängler, par Clémence Prayez
Pour en savoir plus
Un documentaire en langue anglaise sur la vie et la carrière de Furtwängler :
Partie 1 : https://www.youtube.com/watch?v=lvcrfk4vyys
Partie 2 : https://www.youtube.com/watch?v=yn168mixfow
Partie 3: https://www.youtube.com/watch?v=ltrga83yri4
Partie 4 : https://www.youtube.com/watch?v=ueniu_vl0wo
Furtwängler's Love : un documentaire en langue allemande, avec sous-titres anglais. La vie du grand chef vue à travers les yeux, les oreilles et la mémoire de son épouse Elizabeth, qui fut la gardienne de son héritage jusqu'à sa mort, le 5 mars 2013.
https://www.youtube.com/watch?v=ubnrxwx4b90
Notes
(1) Citation tirée du site de la Société Wilhelm Furtwängler de France : http://www.furtwangler.net/chef.html
(2) Stéphane Topakian, « Furtwängler : un mystère de la musique », 1994. Site la Société Wilhelm Furtwängler de France : http://www.furtwangler.net/doc/topavie.rtf
(3) Benoit Lejay, « Furtwängler dirige Beethoven, SWF de France, 1986 – http://www.furtwangler.net/doc/beethoven.doc
(4) Rapporté dans la notice « Beethoven » de Wikipedia (fr.).
(5) Page consacrée à des témoignages sur le grand chef, sur la site de la société française Wilhelm Furtwängler – http://www.furtwängler.net/temoignages.html#furt
(6) Philippe Jacquard, L'atelier du Maître -- Furtwängler vu par les musiciens, volume 1, p. 19-21. Reproduit sur le site de la société française Wilhelm Furtwängler – http://www.furtwangler.net/doc/atelier.rtf
(7) Commentaire de Bernard Gavoty. Cité dans « La technique du chef d’orchestre », reproduit sur le site de la société française Wilhelm Furtwängler. Extrait de : René Trémine, Centenaire de Wilhelm Furtwängler, 1986 – http://www.furtwangler.net/doc/technique.rtf
(8) Clémence Prayez, « Wilhelm Furtwängler, Musique et verbe – De quoi résulte l’accomplissement d’une oeuvre musicale comme nécessité organique ? ». Texte présenté dans le cadre d’un séminaire de phénoménologie de la musique dirigé par Patrick Lang, année 2012-2013, Université de Nantes, p. 7 – http://www.ifac.univ-nantes.fr/img/pdf/clemence_prayez_l_oeuvre_musicale_comme_necessite_organique_selon_furtwangler_version_corrigee.pdf
(9) Voir cette page : http://www.jpc.de/s/weingartner
(10) Cité par Bruno d’Heudières, « Furtwängler compositeur : un parcours paradoxal », 1994. Site la Société Wilhelm Furtwängler de France : http://www.furtwangler.net/doc/dheudcompo.rtf
(11) Prayez, op. cit., p. 11.
(12) Ibid., p. 6.
(13) Ibid., p. 13.
(14) Wilhelm Furtwängler, Musique et verbe, Paris, Hachette, collection « Pluriel », 1986, p. 338.
(15) Prayez, op. cit., p. 8.
(16) Ibid.
(17) Ibid., p. 5-6.
(18) Ibid., p. 7.
(19) Ibid.
(20) Ibid.
(21) Ibid., p. 9.
(22) Ibid., p. 13.
(23) Topakian, op. cit.