« Affaire Jutra » : respecter l'histoire et la justice

Stéphane Stapinsky

Depuis la publication de la biographie de Yves Lever consacrée au cinéaste québécois Claude Jutra, nous assistons à un autre de ces psychodrames collectifs dont est friande notre époque. Tout y passe : violence des interventions médiatiques, postures moralisatrices, accusations tous azimuts, repentance, vague d’épuration toponymique. 

Je le précise d’emblée, afin qu’on ne voit pas en moi un représentant de la « culture de l’excuse » qu’on dénonce avec justesse : si ce qu’on a révélé sur le cinéaste est exact – et, rien, jusqu’ici, ne m’a fait croire le contraire –, Claude Jutra est un être abject sur le plan humain, un dépravé dont les actes seraient passibles des tribunaux s’il était encore de ce monde. Peut-être serait-il également amené à passer sous la loupe des psys qui se pencheraient sur son cas. Que la chose soit donc entendue. 

Mais me sera-t-il permis de m’élever contre les termes de ce prétendu débat, où nous n’aurions, semble-t-il, que le choix qu’entre deux positions : d’un côté celle des justiciers, des dénonciateurs de Claude Jutra et de la pédophilie, qui cherchent à effacer toute trace de la présence, dans la vie sociale et culturelle, de ce « monstre »; de l’autre celle de ceux qui, soutient-on, voudraient à tout prix le défendre et le dédouaner en finassant, édulcorer la réalité, sinon la nier ? Je récuse pour ma part cette fausse alternative entre, d’un côté, la condamnation sans nuance et, de l’autre, la volonté d’excuser (réelle ou imputée), alternative qu’on retrouve, omniprésente, dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Je pense qu’on peut parfaitement reconnaître la gravité des actes commis par Jutra, des actes de nature criminelle, rappelons-le, les condamner, tout en ne défendant pas cette position extrême qui consiste à vouloir oblitérer l’artiste de la mémoire collective. Car, est-il nécessaire de le préciser, ce n’est pas son exemplarité sur le plan moral que soulignent les inscriptions toponymiques dont il est l’objet, mais bien ses accomplissements en tant que cinéaste majeur de notre culture. J’y reviens plus bas.

Quelques remarques générales

Rappelons une évidence bête. Claude Jutra est mort il y a trente ans. Pourtant, lorsqu’on prend connaissance des interventions dans les médias, tant celles des chroniqueurs que celles du public, on a l’impression, en raison de leur virulence, qu’il est toujours en vie et que quelqu’un va finir tôt ou tard par crier : « Pendez-le! »… Certes, s’il est mort il y a des lustres, me répondra-t-on, les accusations, elles, sont toutes récentes. J’en conviens, mais le fait qu’il ne soit plus là pour rendre compte de ses actes ne devrait-il pas au moins tempérer l’agressivité des uns et des autres ? Pourquoi cette hyperémotivité prend-elle toute la place ?

Si je ne m’étonne guère de la réactivité d’une bonne partie de l’opinion publique concernant une question de ce genre, j’aurais cependant espéré que la classe médiatique s’astreigne à une certaine retenue dans l’invective et dans l’outrance verbale. Hélas, on constate que ce n’est pas le cas. J’en n’en donnerai pour exemple, du côté des procureurs, que les multiples contributions, sur le sujet, du tandem Martineau-Durocher, sur le site Canoë. Cela étant dit, de l’autre côté de la clôture, certaines interventions médiatiques qui mettent en présence les « défenseurs » du cinéaste, où se révèle, face aux actes reprochés à Jutra, une complaisance crasse, ne sont pas mieux avisées. La table ronde animée, à Radio-Canada, par René Homier-Roy est, à cet égard, digne de figurer dans une anthologie de la bêtise cultivée. On a déjà vu un René-Daniel Dubois mieux inspiré.

Ce que l'on a également pu observer de manière très claire, c’est que le terrain de la mémoire, en ces temps postmodernes où il n’y a plus de réalité mais que des perspectives, des représentations de cette réalité, ce terrain de la mémoire est devenu le champ de bataille ultime. Si la personne physique n’est plus là pour répondre des actes ou des positions qu’on lui reproche, eh! bien, c’est à son avatar mémoriel que l’on s’en prendra. D’où cet acharnement extrême contre les lieux de mémoire consacrés au cinéaste, qui va jusqu’au vandalisme.

Autre constat : celui de la place démesurée que prennent désormais les émotions dans des débats où la raison devrait pourtant occuper le premier rang. Nous le voyons avec cette « affaire Jutra », mais nous l’avons également vu en début d’année, en France, avec la remise de la légion d’honneur aux victimes des attentats parisiens, remise qui détourne tout à fait le sens de cette décoration, qui doit récompenser avant tout des réalisations méritoires, des destins marquants pour la collectivité. On peut déceler la même tendance à céder à l’émotion, à vouloir rendre hommage à une victime uniquement parce qu’elle est victime, dans le projet de rebaptiser, à Trois-Rivières, un parc existant du nom de la petite Cédrika Provancher.

Ce qui me trouble beaucoup dans cette « affaire Jutra », c’est la réaction tout empreinte d’émotivité a également affecté ceux qui, en principe, devraient garder la tête froide, à savoir nos dirigeants politiques et nos institutions (par exemple la Commission de toponymie). Dans une société civilisée, bien réglée, les hommes publics et les institutions devraient être ceux qui tentent de calmer le jeu, qui en appellent à une réflexion plus rationnelle s’inscrivant dans la durée. Dans le cas présent, nous avons eu droit à tout autre chose. Les hommes politiques et les institutions ont accompagné plus souvent qu’autrement l’hystérie de l’opinion publique et des commentateurs médiatiques.

Deux autres aspects assez malsains ressortent du débat qui a lieu dans l’opinion publique (sur les médias sociaux, dans les pages de commentaires des journaux et sur les lignes ouvertes).

En premier lieu, on constate, chez bon nombre d’internautes, cet anti-intellectualisme primaire proprement indéracinable chez bien des Québecois – un véritable atavisme, chez nous. C’est tout juste si on ne traite pas (l’accusation d’homophobie empêche bien sûr qu’on le fasse) ceux qui s’efforcent de réfléchir, d'apporter des nuances, de « tapettes », comme on le faisait durant les belles années de Duplessis. Comprendrons-nous un jour que, si l’essence d’un débat véritable consiste, si besoin est, à critiquer certaines idées, elle ne tient pas dans la remise en cause de la légitimité, presque du droit à l’existence de celui qui les exprime?

Autre trait des Québécois qui ressort de l’ « Affaire Jutra » : la propension de bon nombre de nos compatriotes à haïr toute forme de grandeur, à se complaire en abaissant toute figure qui tente de s’élever au-dessus de la masse. Au Québec, on est trop souvent prompt à se réjouir du malheur des riches et des gens connus. C’est comme si on se plaisait à vouloir ramener avec nous dans la soue quiconque a eu l’impudence d’en être sorti. Je ne suis pas monarchiste mais la jouissance perverse de tant de commentaires haineux concernant l'ex-lieutenant-gouverneur Lise Thibault a presque fini par me la rendre sympathique. Je dirais la même chose dans le cas de Jutra : la surabondance de bonne conscience saupoudrée de méchanceté pure finit par lever le coeur.

Dernier point qui, me semble-t-il, n’a guère été relevé par les commentateurs. Mort en 1986, Claude Jutra est une figure tout à fait représentative de ces années 1960-70, ces années de « sex, drugs and rock & roll », avec tous leurs excès, toutes leurs dérives morales. Le journaliste Yves Boisvert évoque, dans un article de La Presse, les stratégies de déni de la réalité mises en œuvre par certains défenseurs de Jutra. Il en fournit une explication, mais j’ai pour ma part une autre hypothèse. Ce déni, ce n’est pas seulement le passé de Claude Jutra qu’il concerne, mais également le leur (je parle bien sûr ici des contemporains du cinéaste). Jutra est en quelque sorte leur miroir. Je pense que pour plusieurs de ces défenseurs, qui connaissaient son penchant pour les mineurs de sexe masculin, le comportement du cinéaste était tout simplement noyé dans les excès innombrables de l’époque. Excès qu’ils vivaient eux-mêmes (et je ne parle PAS ici de pédophilie, qu’on me lise bien, mais bien de l’ensemble des excès sur le plan sexuel). S’éclairent ainsi les propos du comédien Mario Béland, lorsqu’il affirme : « Claude avait des relations avec des jeunes garçons, oui, des adolescents. Ça ne regarde personne jusqu’à ce que quelqu’un dénonce qu’il a été abusé ou non. » Ça ne regardait personne, et on ne voyait pas, on ne voulait pas voir, parce que la plupart des gens, dans le même milieu, avaient la vue embrouillée par les mêmes excès.

Les bons bourgeois d’aujourd’hui étaient souvent de joyeux zozos dans ces années-là, faut-il le souligner. Les poubelles de la révolution sexuelle des années 1960 et 1970 sont assurément remplies d’histoires scabreuses, que beaucoup n’aimeraient pas voir ressortir. Je pense à ce professeur d’université dont me parlait un collègue digne de confiance et fort peu enclin au potinage, professeur qui se vantait à lui des orgies qu’il pratiquait avec des mineurs dans les pays du Sud. Et son comportement est sans doute loin d’être unique. Avec cette polémique, le cas Claude Jutra constitue désormais un précédent. Yves Lever a levé un tabou. De futurs biographes des acteurs des années 1960 et 1970 se pencheront nécessairement sur cet aspect de la vie des personnages qu’ils étudieront. Et, sans nul doute, cela effraie certains, qui n’ont pas la conscience tranquille.

Une nouvelle campagne d’épuration toponymique

Claude Jutra, cinéaste de grand mérite, se révèle aujourd’hui avoir été un homme moralement abject, un homme ayant commis des actes tombant sous le coup de la loi. Faire disparaître purement et simplement son nom de l’espace public nous aidera-t-il, collectivement, d’une quelconque façon ? Je ne le pense pas.

Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas un partisan de l’épuration toponymique. J’estime que c’est une approche qui fait très peu avancer la conscience historique de la population en général. De plus, à l’instar de Philippe Muray, je trouve qu’elle flatte un peu trop dans le sens du poil la bien pensance de notre époque. Et puis, elle évoquera toujours pour moi les régimes totalitaires, et leur fâcheuse tendance à gommer sur les photos officielles et dans les livres l’image des personnages tombés en disgrâce. Pourtant, cette rectitude mémorielle a le vent en poupe. Nous y reviendrons dans de prochaines livraisons de cette Lettre.

Je suis au contraire favorable à l’enrichissement de la toponymie. Plutôt que d’effacer, multiplier, ajouter de nouveaux toponymes, qui intègrent les réalités inédites de notre monde. C’est ainsi qu’on sera le mieux à même, me semble-t-il, de percevoir la profondeur du passé. Pour prendre un exemple bien connu, si personne, dans notre société, ne se reconnaît plus aujourd’hui dans les idées du pape ultraconservateur Pie IX, le fait qu’un boulevard bien connu à Montréal porte son nom n’est pas anodin. Il nous en apprend sur le Québec d’autrefois, qui était religieux et ultramontain. Le gommer et le remplacer par un nom plus contemporain, plus proche de nos valeurs ne ferait que creuser des trous dans notre mémoire collective. Je serais tout à fait opposé à une telle démarche si elle devait voir le jour.

Dans l’« affaire Jutra », ce qui m’apparaît assez incroyable, c’est le temps de réaction extrêmement court entre la révélation de certains faits concernant la pédophilie du cinéaste et les décisions prises par les autorités publiques de débaptiser des lieux publics. Rappelons qu’aucune enquête sérieuse n’a été entreprise jusqu’ici et que nous n’en sommes toujours qu’au stade des allégations faites par un biographe et quelques journalistes sur la base de témoignages de victimes demandant à être vérifiés. Je ne veux pas dire par là que je mette en doute lesdits témoignages, seulement que des institutions publiques devraient faire preuve en la matière de davantage de prudence que les individus.

Autre dimension du phénomène qui m’a pris de court, je l’avoue : la diffusion à l’ensemble de la société québécoise du mot d’ordre d’épuration toponymique, au point où l’on peut envisager à brève échéance la disparition complète du toponyme « Claude Jutra » du territoire québécois. Certains (sont-ils vraiment sérieux ?) demandent même que l’on interdise la projection de ses films.

Ce que révèle cette campagne nationale, c’est, à mon sens, un refus, de la part de ceux qui s’en font les promoteurs, de voir le mal en face, d’accepter simplement sa présence, un refus d’envisager l’existence humaine autrement que selon la logique du tout blanc tout noir. En vérité, les êtres humains sont plutôt gris. Ils ont à la fois un côté lumineux et une part d’ombre. Si on les honore, est-il nécessaire de le préciser, c’est en raison de leur part de lumière et non des ténèbres qu’ils portaient en eux. C’est le cas de Claude Jutra qui, si horribles soient les gestes qu’il a posés, n’est pas un monstre absolu. Je suis d’avis qu’il y a au fond quelque chose de très infantile dans la campagne de moralisation. Cela évoque pour moi cet enfant qui, pour ne pas entendre les reproches de ses parents, se bouche les oreilles et crie très fort…

Un autre reproche que je ferais à nos croisés de la mémoire, c’est l’arbitraire de leur démarche. Énoncer cela n’est pas succomber au relativisme. Car cet arbitraire fait partie de la réalité même de l’épuration toponymique. Et il s’agit d’un arbitraire inéliminable, à moins de javelliser l’ensemble des toponymes d’une société. 

Les épurateurs toponymiques déploient beaucoup d’énergie pour effacer les traces, dans la mémoire civique, de tel ou tel personnage, mais ils ne lèvent pas les yeux sur tel autre, tout aussi « coupable », sinon plus, selon leurs propres critères discriminatoires. Sophie Durocher a répondu d’avance à cet argument : non, nous condamnerons tous les cas qui se présenteront. Mais qu’en est-il en réalité ?

Considérons la pédophilie. Parmi les contempteurs de Claude Jutra, je serais curieux de connaître combien se sont montrés laudatifs à l’occasion du décès de la vedette pop David Bowie, élevée presque au rang de saint artistique ? Eh bien ! David Bowie, il faut le rappeler, a été accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec des mineures, un fait qui a été tout à fait minimisé dans le concert de louanges qui a suivi le décès de l’icône postmoderne. Personne, à ce que je sache, n’a demandé à ce qu’on enlève l’étoile qu’il a sur la Hollywood Walk of Fame. Loin de moi l’idée de vouloir lancer une campagne contre le chanteur. Je veux simplement illustrer les deux poids deux mesures qui constituent l’attitude habituelle des épurateurs toponymiques. En ce qui concerne le cinéma, les exemples de Woody Allen et de Roman Polanski pourraient également être cités.

La campagne visant Claude Jutra cible un individu ayant eu certaines conduites de nature criminelle, ici la pédophilie. Mais, du point de vue de la collectivité, du tort causé à l’ensemble de la société (la pédophilie, si odieuse soit-elle, ne lèse qu’un individu), n’y a-t-il pas des crimes autrement plus graves, comme les crimes économiques, la fraude fiscale, qui dépouille, en vérité, chacun des membres de la société ? Devrons-nous, à ce compte, supprimer de la toponymie québécoise le nom du politicien George-Étienne Cartier (on sait qu’il a été impliqué dans le fameux scandale dit du Pacifique), ou celui d'Alexandre Taschereau, qui a tripoté les comptes publics durant son administration ? Ou tel homme d’affaires local, pris la main dans le sac, qui a pourtant droit à sa portion de route ou à un aréna nommé en son honneur?

Mais, dans le cas de Claude Jutra, ce n’est pas tant l’aspect criminel qui importe que l’atteinte faite à l’intégrité physique et psychique d’un enfant. Laissons aller un peu notre imagination. Si, au lieu de pédophilie, on avait plutôt découvert que Claude Jutra, lors d’une bagarre, avait tué un autre homme et l’avait caché dans son jardin, la réaction de la population aurait-elle aussi virulente que dans le cas présent? Question provocatrice, j’en conviens, mais dont je ne suis pas sûr de la réponse qu’il faille lui apporter. Je ne dis pas qu’on ne le condamnerait pas, non, mais il n’y aurait sans doute pas cette agressivité bien particulière que l’on constate aujourd’hui, et qui est liée à la nature des crimes qu’on lui reproche. Qui touchent des enfants. L’enfant, la victime par excellence, la victime absolue. Une des figures emblématiques de notre époque droit-de-l’hommiste. Dont la profanation pédophilique ne peut qu’engendrer toutes les fureurs.

Que faire?, demandait Lénine. Essayons d'esquisser quelques éléments de réponse :

Tenter de garder la tête froide.

Faire les distinctions qui s’imposent.

Rappeler la nécessité de faire des nuances, ce qui n’est pas du tout la même chose que d’invoquer des excuses.

Profiter de la circonstance de cette polémique pour en faire un moment d’éducation et de réflexion : sur Claude Jutra, sur le cinéma québécois, sur les années 1960 et 1970, sur la révolution sexuelle, sur la pédophilie, sur la nature de la toponymie dans une société.

Vaste programme, certes, mais qui, s’il était mis en œuvre, fût-ce partiellement, nous permettrait d’échapper à la stérilité de ce faux débat moralisateur.

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