La créativité sociale à l'ère des «radicalités convergentes»
Ce dynamisme intellectuel que révèle l’émergence d’un intérêt pour les « radicalités convergentes » nous incite à nous demander si, sur le terrain, dans la réalité pratique, un semblable dynamisme existerait également. Si cet esprit du temps si particulier serait aussi, en quelque sorte, un « corps » du temps…
Toutes les initiatives présentées ici ne portent pas nécessairement le label « radicalités convergentes » mais elle s’inscrivent assurément dans le sens de celles-ci. Elles témoignent d’un changement plus vaste perceptible à qui sait sentir et lire avec finesse la réalité. Considérons plutôt ce panorama, qui n’a bien sûr rien d’exhaustif, comme un rappel des initiatives de nature sociale, écologique ou économique, qui peuvent nous redonner espoir en ces sombres temps.
J’entends présenter certaines initiatives intéressantes émanant tant de la droite que de la gauche, et j’essaierai de marquer les différences entre ces deux tendances. Mais, je dirai que si j’ai mes préférences personnelles, toutes les variétés que je présente me semblent dignes d’intérêt. Le pluralisme, s’il doit s’incarner, doit permettre que des expériences variées, correspondant aux valeurs et aux sensibilités de populations diverses, puissent coexister. Si un village souhaite mettre en œuvre une expérience d’autogestion inspirée du marxisme, comme c’est le cas du village de Marinaleda, en Espagne, pourquoi pas ? Même si ce n’est pas le choix que je ferais personnellement, je ne sens pas le droit de censurer celui qui a été fait par cette communauté. Si un autre établit un projet sur les bases de la doctrine sociale de l’Église catholique, qu’il le fasse et c’est bien. Nous sommes ici dans le champ pratique, et non dans le débat sur les vérités ultimes. Toute formule viable, choisie démocrativement, est préférable à l’hyperindivualisme qui nous mine et nous minera de plus en plus si nous n’inversons pas la tendance. L’important, à mon sens, est que, dans tous les cas, du lien social soit recréé. Trente années de néolibéralisme ont mis à mal, partout à travers le monde, les communautés humaines. Le bien doit être saisi à pleine main, d’où qu’il provienne.
Du point de vue de la créativité sociale, la gauche (je parle ici bien sûr d’abord d’une certaine sensibilité de gauche, gauche alternative, écologique ou sociale, et non de la gauche officielle, celle des partis) me semble infiniment plus dynamique et audacieuse que la droite. On peut en avoir une idée en se rendant sur le site Basta !, qui consacre une section particulière aux innovations prometteuses. Sans doute la tradition d’une certaine gauche libertaire, qui remonte aux années 1960, -- on se rappellera les communes hippies – survit-elle toujours, même si ses manifestations prennent aujourd’hui d’autres formes. Ces dernières années, au Québec, j’ai ainsi eu vent de plusieurs projets de communautés, établies sur une base volontaire, sur des bases d’une même foi religieuse ou pour des raisons écologique. Des « communes » d’un nouveau genre, en quelque sorte.
Comme la gauche n’a pas d’alternative globale au capitalisme (hormis le recours croissant à l’État), il est en un sens tout naturel que son inventivité s’exprime dans une foule d’initiatives à petite échelle. Cette gauche-là, je le rappelle, n’est pas une gauche qui se perd dans des débats idéologiques. C’est celle des gens, qui au jour le jour, sont préoccupés de justice sociale et de qualité de l’environnement.
Cela peut prendre la forme, par exemple, de l’autogestion dans les entreprises, une idée qui revient à la mode, après avoir été discrédité à la fin des années 1970 (les Québécois d’un certain àge se souviendront de la saga de Tricofil). On peut mentionner, plus récemment, l’exemple de ces ouvriers d’une banlieue industrielle de Milan, qui ont conçu un projet coopératif autogéré afin de relancer leur ancienne usine. Il y ont établi un centre de recyclage, un studio de musique, une fabrique de liqueur de citron, et ils y organisent la vente de produits locaux équitables,
Sur le plan de la démocratie locale, évoquons le cas assez spectaculaire de Marinaleda, petit village andalou mentionné plus haut qui, dans ses limites juridictionnelles, a aboli purement et simplement le capitalisme. Les travailleurs, qui gagnent tous le même salaire, y gèrent eux-mêmes le travail agricole et assurent la transformation produits. « Marinaleda (…) s’est débarrassé de ses propriétaires terriens et de ses patrons. Tout en renforçant la démocratie par un système d’assemblée, organe désigné pour gérer la production et la vie politique de la municipalité. »
Certaines conceptions ont des visées plus englobantes. Par exemple, le « municipalisme libertaire », « une application locale de l'écologie sociale » conçu par le théoricien et écologiste Murray Bookchin, « dans lequel des institutions libertaires, composées d'assemblées de citoyens, dans un esprit de démocratie directe, remplaceraient l'État-nation par une confédération de municipalités (communes) libres ». (Wikipedia) Toutefois, il ne semble pas qu’il ait encore été appliqué, sauf peut-être, sous une forme bien particulière, au Venezuela.
De manière moins extrême, le petit village français de Saillans, dans la Drôme (France), a présenté une liste collégiale qui fut victorieuse lors des dernières élections municipales. « Les habitants ont entièrement repensé le fonctionnement de la mairie, en s’appuyant sur les méthodes d’animation de l’éducation populaire. Depuis six mois, ils mettent en place des groupes action projet où se retrouvent élus et habitants, pour débattre des principales questions de la vie du village. Une petite révolution participative ! »
L’apparition du mouvement écologiste a insufflé une nouvelle créativité dans bien des pratiques. Toujours sur le site Basta !, on citera l’exemple du Village Vertical, une coopérative d’habitants située à Villeurbanne, en banlieue de Lyon. « Dépassant les conceptions classiques de propriétaire et de locataire, la coopérative invite les habitants à mutualiser leurs ressources pour concevoir, construire et gérer collectivement leurs futurs logements. »
Le rapport à la technologie est par ailleurs un enjeu de débats intéressants. Certains esprits plus libertaires se montrent en effet assez critiques des technologies contemporaines, et souhaitent valoriser des technologies « plus humaines », plus conviviales. C’est le cas, par exemple, de Marcin Jakubowski, un jeune diplômé de physique nucléaire, habitant le Missouri (États-Unis) et y est agriculteur-bricoleur, qui « cherche à constituer et diffuser un kit de 50 machines industrielles – tracteur, bulldozer, moissonneuse-batteuse, four, éolienne, moteur hydraulique, bétonnière ou machine à compacter des briques de terre – pour bâtir, en toute autonomie, l’infrastructure d’un village. Ou les bases d’une civilisation ! Le principe est simple : il s’agit de fabriquer artisanalement des machines industrielles, à très bas coût (en moyenne 8 fois moins que celles fabriquées industriellement), et d’expliquer à ceux qui le souhaitent comment les reproduire eux-mêmes. »
Toutefois, la majorité de ces écologistes ne rejette pas les « nouvelles technologies », que ce soit l’internet ou les téléphones multifonctionnels, mais tente plutôt d’en proposer un usage plus conscient. Ainsi pullulent des initiatives comme celle des Ateliers du Bocage (Deux-Sèvres, France), concernée par le recyclage des objets technologiques : « tout est fait pour leur offrir une seconde vie. Cette entreprise d’insertion récupère les déchets électroniques et répare ce qui peut l’être, tentant de pallier l’obsolescence programmée et le renouvellement sans fin de nos appareils électroniques. »
La gauche sociale, celle qui n’a pas abandonné son idéal de justice sociale, inspire des initiatives qui cherche à soulager la souffrance des laissés-pour-compte du système économique.
Par exemple, ce beau projet, chapeauté l’association Toit à Moi, que deux Nantais, Denis et Gwenaël, ont conçu afin d’acheter des appartements pour les sans-abris. « (I)ls proposent à ceux qui ont de l’argent d’acheter à plusieurs des appartements, mis ensuite à la disposition de particuliers ou de familles. Du crowdfunding appliqué au logement, avec un accompagnement individualisé des bénéficiaires. »
S’il est une initiative, à notre époque, qui rappelle le mouvement d’affranchissement des esclaves, c’est bien le travail fait par le collectif Strike Debt (« grève de la dette »), lancé aux États-Unis dans la foulée du mouvement Occupy. « Le principe : acheter collectivement et à bas prix des dettes en défaut, sur le marché secondaire, auprès des organismes collecteurs de dette. Ensuite, au lieu d’exiger le remboursement de ces créances, Strike Debt les annule ! » Le mouvement a permis de « libérer » des milliers de chômeurs et des personnes démunies pris au cou par des dettes médicales, immobilières ou des prêts étudiants.
De nombreux systèmes de troc et d’échange sont apparus en divers coins du monde industrialisé. Une économie de partage se développe. Le projet Pumpipumpe, lancé à Berne (Suisse) qui met en place un système de prêts d’outils et d’objets divers au sein d’un voisinage, en est un bel exemple. « Pour encourager ce type d’échange, le projet Pumpipumpe propose de coller sur sa boîte aux lettres des autocollants stylisant les objets que l’on accepte de prêter à ses voisins. Objectif : rendre ces objets visibles et faciliter la démarche. »
Mentionnons également l’existence d’un christianisme progressiste, qui met au premier plan l’engagement social, et anime une foule d’initiatives, que ce soit dans l’aide aux plus pauvres ou l’action humanitaire internationale. Une bonne partie des activités de bienfaisance, notamment dans les pays anglo-saxons, est d'ailleurs assurée par les églises. C’est aussi le cas dans un Québec encore catholique par sa culture, où certaines communautés religieuses jouent un rôle essentiel auprès des malades et des plus démunis, souvent dans l’ombre. Ce rôle est déterminant dans le contexte néolibéral d’un désengagement souvent brutal de l’État. On l’a vu depuis un an en particulier en Angleterre, avec les banques alimentaires qui sont souvent la dernière planche de salut des pauvres victimes des réformes du gouvernement Cameron.
De la droite émanent également des initiatives intéressantes sur le plan communautaire.
Réglons d’abord le cas de la droite néolibérale qui est dominante aujourd’hui au sein des structures politiques de nos États et dans le monde économique. Sa créativité sur le plan économique est indéniable. Elle vise tout simplement à l’extension du domaine de la marchandise à presque tous les aspects de la vie. Sa créativité sociale est cependant quelque chose de plus problèmatique. L’application de ses idées a surtout pour conséquences, on doit le dire, la fragmentation de nos sociétés et la divisions des classes sociales entre elles, voire leur opposition. Me vient en tête l’exemple des « poor doors », qu’on commence à voir apparaître à Londres et à New York. Dans certains immeubles de luxe de ces villes, pour lesquels les promoteurs sont tenus de prévoir certains logement à prix raisonnables afin d’obtenir des avantages fiscaux, l’entrée principale est réservée au propriétaires les plus fortunés, alors que les locataires moins bien nantis doivent se contenter d’une porte de service sur le côté ou à l’arrière, une « poor door ». Pour le dire succinctement, humainement, socialement et écologiquement, cette droite néolibérale a un très lourd passif.
La créativité au quotidien d’une droite que l’on qualifiera de conservatrice est bien réelle, même si elle est moins visible que celle de la gauche alternative et écologique. Elle est plutôt faite d’un investissement des institutions existantes de la société civile, religieuses ou autres, et se traduit concrètement par un engagement au jour le jour envers sa communauté, un souci pour la démocratie locale, etc. C’est une créativité moins flamboyante que celle de la gauche, mais qui est tout aussi importante.
Si bien des projets mis de l’avant par des militants de gauche entendent s’inscrire hors du système capitaliste dominant (voire carrément s’y opposer), ceux suscités par une certaine droite « progressiste-conservatrice », incarnée par le think thank ResPublica de Philip Blond, misent plutôt sur les potentalités du marché pour les classes moyennes et inférieures de la société. Il s’agit, en quelque sorte, de l’application de la formule célèbre de Chesterton : « Trop de capitalisme ne signifie pas trop de capitalistes, mais pas assez de capitalistes. » L’expression « pas assez de capitalistes » s’entend donc comme la promotion d’un « capitalisme pour tous ». Sur un plan plus théorique, le livre vert Markets for the Many: How civic finance can open up markets and widen access, traitant du système financier britannique, ou le rapport Power to the People: The mutual future of our National Health Service, sur le rôle prometteurs des mutuelles dans la réforme du système de santé, s’inscrivent dans cette voie.
Enfin, si l’on veut bien passer outre les clivages politiques, on peut évoquer les réalisations, dans une foule de domaines, du mouvement coopératif. Ce mouvement est particulièrement dynamique en Angleterre et et en Europe continentale, mais le Québec a lui aussi une riche tradition en la matière. On en trouve d'ailleurs certains exemples plus haut.
On le voit, bon nombre de ces initiatives pourraient être appuyées indifféremment par des gens de gauche comme de droite. L’idéal de la démocratie participative, la prise en charge par le peuple de ses propres affaires, sur le plan local, dans sa communauté, ou au sein de l’entreprise, voilà un thème qui peut rejoindre à la fois la droite et la gauche. De même, les projets qui touchent l’environnement ou l’amélioration du sort des personnes pauvres dans nos sociétés.
Toutes ces initiatives reposent, rappelons-le, sur le volontarisme. Leur mise en œuvre ou leur réalisation est souvent exigeante, car elle suppose que les citoyens sortent de leurs rôles de consommateurs passifs pour devenir des acteurs sociaux au sens fort du terme. Qu’ils transcendent l’individualisme dominant dans nos sociétés, auquel il n’est pas toujours aisé d’échapper. C’est à la fois la grandeur et le talon d’Achille de beaucoup de ces projets. La tendance naturelle de l’être humain est se décharger sur autrui de ses responsabilités. C’est à ce relâchement de la volonté auquel les initiateurs du village utopique communiste de Marinelada sont confrontés :
« Bien sûr, tout n’est pas rose. La fin du capitalisme ne signifie pas la fin des contradictions, encore moins celle de l’histoire. Juan Manuel Sanchez Gordillo admet par exemple facilement que le rendement de la production pourrait être bien meilleur: «Il n’y a aucune politique de répression. Que vous travailliez plus ou moins intensément, vous serez payé de la même manière.» Le maire a récemment mis sur pied une commission pour savoir comment remédier à ce problème. Des incitations monétaires sont-elles nécessaires pour motiver les travailleurs? «C’est l’éternel débat sur les stimulants moraux et matériels du travail mené en son temps par Che Guevara et Fidel Castro.» Pour l’instant, Marinaleda n’a pas tranché.
De même, la participation aux assemblées et aux tâches communautaires laisse parfois à désirer: «Une fois que le travail et le pain sont assurés, on est moins motivé à collaborer activement au processus», explique le maire, qui pourtant cumule lui-même plus de trente ans à la tête du mouvement.»
Ce dysfonctionnement menace tout projet, toute initiative qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Mais peut-être aurons-nous de moins en moins le choix de faire des efforts et de mettre l’épaule à la roue. Car nos États semblent être de plus en plus en train de larguer ceux qui appartiennent à la moitié inférieure de la population. Si nous ne voulons pas que nos communautés deviennent des déserts habités, il faut y voir des maintenant.