Les « radicalités convergentes » à la rescousse de la pensée critique

Stéphane Stapinsky

DEUXIÈME PARTIE DE CE TEXTE ICI


Diagnostic


Hard times, hard times have surely come...
 Luther « Guitar Junior » Johnson, bluesman


L’année 2014 n’est guère brillante. C’est même l’une des pires depuis le début de la crise mondiale de 2008, l’une des pires de cette époque sinistre qui crie pourtant bien haut, sur tous les écrans et au bout de chaque terminal, sa joie et son contentement. Il est vrai que l’on aurait sans doute pu dire la même chose de l’année dernière. Un vent de folie semble souffler sur le monde, un siècle après le début de la Première Guerre mondiale. La crise ukrainienne, l’affrontement israélo-palestinien à Gaza, l’avancée conquérante de l’Émirat islamique en Irak et en Syrie, ces événements toujours en cours nourrissent l’inquiétude des populations. La montée de l’antisémitisme en Europe, d’une intensité comparable à celui de l’entre-deux-guerres, selon le quotidien anglais The Guardian, nous ramène à un passé de sinistre mémoire.

Aujourd’hui, il semble que ceux qui nous dirigent soient impuissants à infléchir de quelque façon que ce soit le cours des choses. Comme si nous habitions un monde-machine, fonctionnant grâce au pilote automatique, mais dont le compas paraît déréglé. La crise de 2008 paraît s’éterniser… Pourtant, nos chefs politiques tentent de nous faire croire que les choses sont revenues à la normale. Ils semblent donc ne pas être à même de pouvoir poser un diagnostic juste sur la situation. En Europe comme aux États-Unis ou au Québec, c’est la crispation sur des politiques d’austérité qui ne mènent qu’à davantage de souffrances chez une grande partie de la population, tout en ne contribuant pas à repartir le moteur économique. Dans les pays occidentaux, la misère atteint des sommets inégalés. Aux États-Unis, en Angleterre et dans le reste de l’Union européenne, les banques alimentaires ne suffisent plus à la demande. Les intellectuels au service des maîtres de ce monde nous rappellent que nous n’avons d’autre choix que de subir, de nous « adapter ». There is no alternative.

Les mécanismes mis en place par la mondialisation -- dont le but principal, si on enlève tous les artifices de la rhétorique de séduction, est purement et simplement la dérégulation du mouvement des capitaux et l’abolition de toute réglementation qui pourrait nuire à ce mouvement --, fonctionnent à plein régime. Malgré un baroud d’honneur des principaux pays industrialisés, au début de la décennie (on se rappellera pour l’éternité le fameux : « Les paradis fiscaux, c’est terminé! » de Nicolas Sarkozy) pour contrer cette érosion des finances publiques des États, l’évasion des capitaux vers les juridictions offshore se poursuit toujours allègrement. De nouveaux accords commerciaux (Accord Canada-Europe, Etats-Unis-Europe, Partenariat Trans-Pacifique, TISA), négociés en secret, à l’écart des représentants des peuples et de la société civile, mais en présence des dirigeants des multinationales (nous voyons où loge maintenant le vrai pouvoir), contribuent à amoindrir toujours plus la souveraineté des États et à imposer, à leurs population, des réformes qu’elles n’auraient jamais accepté dans le cadre d’un débat national.

Dans le monde anglo-saxon, un débat a marqué l’opinion publique : celui concernant les inégalités dans la foulée de la publication du livre de l’économiste français Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. En dépit de sa faillite, rendue manifeste par la crise de 2008, l’orthodoxie néolibérale est toujours bien en place, contribuant à accroître encore et toujours les inégalités sociales dans les pays industrialisés. Ne parlons même pas des pays sous-développés. Le système capitaliste semble décidément indestructible, telle une hydre dont les bras repoussent à mesure qu’on les coupe. Ou un Phénix qui renaîtrait perpétuellement de ses cendres.

Autre préoccupation bien présente dans les journaux et les revues du monde entier, qui révèle une nouvelle anxiété des peuples: l’impact de la robotisation, en développement rapide, sur les emplois du futur. A ce sujet, les experts sont divisés, c’est le cas de le dire. Selon un rapport du Pew Research Center, qui prenait en compte l’avis de 1896 spécialistes du domaine, 52% d’entre eux croient que la robotisation ne fera pas disparaître davantage d’emplois qu’elle n’en créera d’ici 2015, tandis que les autres (48%) appuient le scénario pessimiste. En dépit de ces divergences, il y a un chose sur laquelle on s’entend généralement : les emplois qui existeront dans le futur seront, à tâche égale, moins bien rémunérés qu’aujourd’hui.

Je relisais ces jours-ci La Fin du travail de Rifkin, ouvrage publié dans les années 1990. Eh bien! Les grandes tendances que met en évidence le futurologue sont toujours d’actualité. Seule une minorité de privilégiés paraît destinée à terme à occuper des emplois dignes de ce nom. Quant au reste de la population, elle commence déjà à subir les conséquences de la disparition des vrais emplois, ceux qui auraient été susceptibles de permettre aux gens de fonder des familles et d’avoir une vie décente en communauté, et de leur remplacement par des emplois précaires, à temps partiel ou par contrat, avec protection sociale minimale. Malgré tous les discours idéologiques des économistes serviles qui nous dorent la pilule quant aux bénéfices de la mondialisation, AUCUNE AMÉLIORATION RÉELLE ne s’est produite sur le plan de l’emploi depuis ces années dans les pays industrialisés, et AUCUNE AMÉLIORATION n’est en vue. Le déclin de la situation de l’emploi se poursuit donc inexorablement, et il ne pourra que s’accélérer dans les prochaines décennies. Les jeunes technophiles qui ont publié ces jours-ci à Montréal le manifeste Logomachy ne s’y trompent d’ailleurs pas. Ils font par la force des choses le choix d’une vie simple, car ils sentent bien que leur avenir est bouché. Ce qui est touchant dans leur démarche, c'est leur désespoir qui transparaît, en filigrane, derrière un discours qui entend demeurer celui de « winners ».

Ce système capitaliste, bien peu de gens l’aiment, hormis ceux qui en bénéficient directement; la majorité, qui souffre par lui, et qui doit vivre avec les destructions qu’il inflige, n’a d’autre choix que de s’en accommoder. S’il est une chose que nous a apprise la crise de 2008, c’est bien que l’autorégulation du capitalisme est une vue de l’esprit, en dépit de ce que martèlent ses thuriféraires. Laissé à lui-même, il fonctionne selon le principe de la terre brûlée, ravageant tout jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, puis passant à autre chose. Il suffit de se rendre dans une ancienne zone d’exploitation minière, encombrée par les déchets dangereux qu’ont laissés sur place, en guise de cadeau à la population, les dirigeants irresponsables des compagnies minières, pour s’en convaincre. Cette croissance sans limite ne peut mener qu’à la destruction de la planète.

On rappelle souvent que le capitalisme n’a pas de morale, qu’il est en fait amoral, et que c’est là sa force. Certes. Pourtant, certains, parmi ses défenseurs, sont d’avis qu’il peut même aussi, à certains égards, être une « école de vertu ». L’être humain développerait, grâce à l’entreprise, les qualités morales les plus hautes, comme la persévérance, le sens du travail bien fait, la discipline, etc. C’est le point de vue que défend notamment, aux Etats-Unis, l’Institut Acton et un théologien comme Michael Novak, le « chouchou » de Margaret Thatcher, qui a publié en 1982 un essai intitulé “A Theology of the Corporation", dans lequel il ose écrire cette chose abominable, presque sacrilège, à savoir que « l'entreprise moderne [est] une incarnation, trop souvent dénigrée, de la présence de Dieu dans ce monde » (1).

La candeur dans la bêtise de Novak et de sa famille idéologique fait sourire. Mais s’agit-il, dans leur cas, de bêtise, ou d’un simple alignement idéologique sur leurs propres intérêts? Cette vision d’un capitalisme vertueux a peut-être quelque consistance s’agissant d’un marché public de fruits et légumes dans un petit village, elle paraît ridicule en revanche lorsqu’on tente de l’appliquer au techno-capitalisme de notre époque qui s’appuie sur la contrainte et contourne sans cesse les règles qu’il prétend s’imposer.

Car, faut-il le répéter, le capitalisme « réel » n’est pas une « école de vertu ». Les capitalistes en chair et en os, des plus petits au plus gros, -- on a pu le voir ces dernières années --, font le plus souvent preuve, dans leur conduite, de la plus grande immoralité. Et, nous démontrent, par l’absurde, l’inaninité de la croyance au marché « libre ». Pensons seulement à la fraude et aux magouilles des banquiers de Wall Street (dont aucun n’a été condamné, rappelons-le), ou aux manigances du cartel de la Silicon Valley pour contrôler (à la baisse) le salaires des ingénieurs. Comme le dit avec esprit Jean-Claude Michéa, « dès qu’on monte dans la société, l’oxygène moral se raréfie ». Une des règles non écrites de notre système économique pourrait assurément s’énoncer comme suit : « Pas vu, pas pris. » Une autre : « si on est certain que ceux qui risquent de nous poursuivre sont trop pauvres pour le faire, persévérons. » Ou bien : « si mettre en vente un produit défectueux rapporte davantage que les compensations qu’on devrait payer aux victimes, le cas échéant, fabriquons-le. » Ces beaux principes sont hélas la pente naturelle du capitalisme. Si celui-ci n’est pas nécessairement criminel, il est, comme le soutient Gayraud dans un ouvrage important paru l’an dernier, « criminogène ».

Mais il serait trop facile de s’en prendre aux seuls banquiers ou entrepreneurs véreux. Ceux-ci ne sont en effet que la pointe de l’iceberg. C’est l’ensemble de nos sociétés qui est gangrené par la cupidité, la prédation, l’hyperindividualisme, comme le martèle David Marquand, auteur de Mammon's Kingdom: An Essay on Britain, Now, un ouvage majeur paru plus tôt cette année, à propos de l’Angleterre (mais son constat est applicable à d’autres pays). Ces magouilleurs ne sont pas d’une autre espèce, ils sont bel et bien à notre image.

***

Le monde rêvé par les transhumanistes et les technolâtres continue à s’édifier sous nos yeux, morceau par morceau, de nouvelles technologies s’ajoutant sans cesse à celles existantes, sans qu’ait jamais lieu de débat public, sans que l’on nous demande jamais notre avis. En 2015, les drones civils seront autorisés à voler dans le ciel américain, alors même qu’on n’a pas véritablement réfléchi aux conséquences de cette situation. Qui d’entre nous sait par ailleurs que sont utilisées depuis plusieurs années, par l’industrie, des nanotechnologies dont elles farcissent les produits qu’elle nous vendent, alors que cette technologie, si l’on en croit plusieurs études, n’est pas sans risque pour la santé humaine? Business must go on

Dans un livre paru l’an dernier (The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business -- « Le Nouvel Âge digital. Refaçonner le futur des peuples, des nations et des affaires »), Eric Schmidt, PDG de Google, et Jared Cohen, directeur de Google Ideas, donnent une bonne indication du monde vers lequel souhaitent nous conduire les élites mondialisées :

« Au fur et à mesure que les terroristes développent de nouvelles méthodes, les stratèges de l’antiterrorisme devront s’y adapter. L’emprisonnement ne sera pas suffisant pour contenir un réseau terroriste. Les gouvernements doivent décider, par exemple, qu’il est trop risqué que des citoyens restent « hors ligne », détachés de l’écosystème technologique. Dans le futur comme aujourd’hui, nous pouvons être certains que des individus refuseront d’adopter et d’utiliser la technologie, et ne voudront rien avoir à faire avec des profils virtuels, des bases de données en ligne ou des smartphones. Un gouvernement devra considérer qu’une personne qui n’adhèrera pas du tout à ces technologies a quelque chose à cacher et compte probablement enfreindre la loi, et ce gouvernement devra établir une liste de ces personnes cachées, comme mesure antiterroriste. Si vous n’avez aucun profil social virtuel enregistré ou pas d’abonnement pour un portable, et si vos références en ligne sont inhabituellement difficiles à trouver, alors vous devrez être considéré comme un candidat à l’inscription sur cette liste. Vous serez aussi sujet à un strict ensemble de nouvelles régulations, qui incluront un examen d’identité rigoureux dans les aéroports et jusqu’à des restrictions de voyage » (p. 173).

Le KGB et la Gestapo n'agissaient pas différemment à leur époque... Si des propos de ce type paraissent dans des ouvrages destinés au grand public, imaginons seulement ceux qui doivent se retrouver dans les rapports confidentiels des dirigeants de ce monde… Sans abus de langage, on peut véritablement parler d’un totalitarisme technologique qui commence à se mettre en place. Si nos ancêtres ont négligé de lire Mein Kampf, nous ne pourrons jamais dire, pour notre part, que nous n'avons pas été avertis…

***

Un fait d’importance est à noter dans les débats concernant la société : le retour, dans la foulée du mouvement Occupy et du débat sur les inégalités, de la thématique des classes sociales, qui était passée depuis un certain temps au second plan.

Les couches dirigeantes, tant politiques qu’économiques, ne font rien, bien au contraire, pour enrayer la fragmentation de nos sociétés. La « révolte des élites », décrite par Christopher Lasch au début des années 1990, se poursuit. Ces élites, qui se sentent de moins en moins liées au destin de leurs compatriotes « ordinaires », se projetent sur la scène mondiale en une hyperclasse ayant tous les pouvoirs et les privilèges. Partout à travers le monde, des villes ceinturées de clôtures, pour gens fortunés, surgissent de terre. Certains extrémistes libertariens vont même jusqu’à concevoir le projet d’habiter des villes flottantes, en dehors des eaux territoriales de certains pays, ce qui leur permettraient, selon eux, d’échapper à toute obligation, financière ou autre, des États à leur endroit.

L’hyperindividualisme s’observe maintenant dans toutes les sphères de nos sociétés. Des décennies de néolibéralisme ont achevé de déstructurer nos communautés. Dans certaines grandes villes et même dans des régions entières des États-Unis, qui préfigurent peut être l’avenir de bien d’autres contrées du monde, le tissu social est disloqué et ceux qui y habitent sont en proie à une foule de problèmes sociaux et humains. 

La vie des gens riches et célèbres s’étale toujours avec autant d’impudence et d’inconscience dans les médias, suscitant le désir mimétique des classes inférieures. Le déclin des classes moyennes, maintes fois prophétisé dans le passé, est bel et bien amorcé. Celles-ci, dans nos pays, ne maintiennent plus guère leur niveau de vie et leur statut que grâce à l’illusion qu’apporte le crédit. Jusqu’à quand cela durera-t-il?

Il semble presque programmé, à terme, que la majorité de la population sera tirée de force vers le bas, dans un nouveau sous-prolétariat élargi à 80% de la population. Cette vue n’est pas que pure fiction. Lors du du premier « State of the World Forum », tenu en 1995 à l'Hôtel Fairmont de San Francisco, les représentants des élites mondialisées de l’époque, réfléchissant à la mise en œuvre de la mondialisation, en sont arrivés à la conclusion suivante :

« Dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale. (…) Un cinquième des demandeurs d’emploi suffira à produire toutes les marchandises et à fournir les prestations de services de haute valeur que peut s’offrir la société mondiale. Ces deux dixièmes de la population participeront ainsi activement à la vie, aux revenus et à la consommation – dans quelque pays que ce soit.

Mais pour le reste? Peut-on envisager que 80% des personnes souhaitant travailler se retrouvent sans emploi? “Il est sûr, dit l’auteur américain Jeremy Rifkin, qui a écrit le livre La Fin du travail, que les 80% restants vont avoir des problèmes considérables”. Le manager de Sun, John Gage, reprend la parole et cite le directeur de son entreprise, Scott McNealy : à l’avenir, dit-il, la question sera “to have lunch or be lunchto have lunch or be lunch” : avoir à manger ou être dévoré.

(…)

C’est un nouvel ordre social que l’on dessine au Fairmont, un univers de pays riches sans classe moyenne digne de ce nom  – et personne n’y apporte de démenti.»  (2)

Je pose la question : a-t-on sérieusement apporté un démenti à cette orientation depuis 1995?


Bien sûr, en attendant, tout un chacun vit sa vie dans sa sphère privée. C’est ce qui rend les choses respirables à la plupart des gens. Et préserve l’illusion de leur « liberté ». Les plus raffinés s’adonnent au yoga ou écoutent Mozart, les plus pauvres tentent de maîtriser leurs frustrations grâce à la version contemporaine « du pain et des jeux », le « tittytainment ». Ce mot, rappelons-le, est une création du politologue Zbigniew Brzezinski, qui fit irruption dans le discours politique des maîtres de ce monde lors de la rencontre au Fairmount évoquée plus haut :

« Tittytainment, selon Brzezinski, est une combinaison des mots entertainment et tits, le terme d’argot américain pour désigner les seins. Brzezinski pense moins au sexe, en l’occurrence, qu’au lait qui coule de la poitrine d’une mère qui allaite. Un cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettrait selon lui de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète». (3)

Depuis 1995, internet a déployé toutes ses potentialités, et il faudrait sans doute élargir la définition du « tittytainment » afin d’y inclure, ce que ne faisait pas Brzezinski, la pornographie et les industries dites du sexe, que nos cyniques élites mondialisées tolèrent très bien car il s’agit, là encore, de leur point de vue, d’une valve de sécurité permettant d’évacuer les frustrations des masses (masculines du moins). Chaque seconde, dans le monde, rappelons-le, 2000 euros sont en effet dépensés sur internet pour des contenus à caractère sexuel. Un téléchargement sur trois est pornographique. Google comptabilise 651 millions d'entrées sous le mot "sex". 42 % des internautes ont déjà été sur un site pour adultes. (Présentation du documentaire « L’empire du sexe » (4)). Et tout cela n’est pas près de s’arrêter.


Les insuffisances tant de la droite que de la gauche

De ce sombre tableau de la situation actuelle et du monde à venir, que font nos dirigeants, de droite comme de gauche? Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne contribuent guère à l’éclairer.

La droite néolibérale domine le paysage politique des pays occidentaux depuis au moins deux décennies. Son leitmotiv : « moins d’État, plus de marché », et en toute matière, moins de réglementation. Pour le dire sèchement, il s’agit en somme, pour ses tenants, de recréer à plus grande échelle, dans toutes les sphères de la vie humaine, les conditions qui ont menées à la crise de 2008. Par son fétichisme de la croissance sans limite, cette droite nous mène tout droit à une impasse sociale et environnementale. 

Alors que les néolibéraux se réclament constamment du « réalisme » , des « vrâs z’affaires » (au contraire, soutiennent-ils, de la gauche qui serait utopique), sur certains enjeux importants, comme l’environnement ou la progression de la pauvreté dans nos sociétés, ils nient purement et simplement la réalité. Le Parti républicain, aux Etats-Unis, est l’exemple parfait de cette droite aveugle au réel. Si nous n’avions que la droite néolibérale, ses médias, ses think thanks et ses propagandistes de tout acabit, nous vivrions dans le meilleur des monde social, économique et environnemental. Notre seule préoccupation dans la vie consisterait à poursuivre le dépeçage de l’État pour libérer le marché et arriver au nirvana…

Ce début de 21e siècle n’est assurément pas un âge d’or pour la pensée de droite. Ce simplisme, cette vision rachitique des choses propagée par la droite néolibérale et libertarienne, bien des esprits de qualité, y compris chez les conservateurs de droite, l’ont relevé et en ont franchement marre. Nous y reviendrons dans la prochaine Lettre.

A cette déchéance sur le plan intellectuel, la droite néolibérale, pourtant si prompte elle-même donner des leçons, s’ajoute une médiocrité morale proprement sidérante, qui couvre de son voile les pires abus du système. La crise de 2008 est là, encore une fois, pour nous le prouver.

Si, malgré cette faillite intellectuelle et morale, la droite néolibérale avait quand même obtenu des résultats, à savoir réduit les inégalités ou préservé l’environnement, cela pourrait à la rigueur excuser ses lacunes. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit, comme le rappelle Philip Blond, président du think thank ResPublica et fondateur de la mouvance Red Tory en Grande-Bretagne :

«La critique de l'Etat par la droite vise parfois juste, mais la solution qu’elle propose, à savoir le recours au seul marché, est un échec. Cette solution n'a pas généralisé la prospérité; elle a au contraire mené à une énorme concentration de la richesse. La promesse de marchés libres a mené en fait à la capture du marché par des oligopoles, les cartels et les monopoles. Les grandes entreprises peuvent facilement éviter de payer l'impôt qu’elle doive en manipulant les prix de transfert, en déclarant dans le pays les pertes qu’elles font et en exportant les profits. » (5)

Il existe heureusement une certaine mouvance de la droite qui sauve, en ces temps troublés, l’honneur de celle-ci. J’en reparlerai plus loin ainsi que dans un autre article de ce dossier.

La gauche, pour sa part, n’est pas mieux lotie.

La comédie politique loufoque qui se déroule en France depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande nous démontre que les concepts de « droite » et de « gauche », lorsque appliqués aux situation de pouvoir, sont désormais vidés de toute substance. Bien sûr, ces catégories existent toujours dans le discours (et elles ne sont pas près de disparaître), mais ce sont, à chaque fois, les mêmes postures, les mêmes positions, prévisibles et vaines au bout du compte, la même mauvaise pièce de théâtre que nous voyons interprétée. 

Lorsque la gauche est portée au pouvoir, immanquablement, quel que soit le pays, elle en vient à adopter, comme mode de gouvernance, les recettes de ses adversaires et à se soumettre aux diktats des marchés. Comme le répète inlassablement Michéa, la droite et la gauche libérales ne sont que deux faces d’une même médaille. Le seul point de discorde entre le Parti socialiste et ses adversaires de droite, en France toujours, ce sont les réformes dites « sociétales » que le premier entend mettre en œuvre, réformes inspirée par un libertarisme de gauche qui veut faire table rase du passé et de toute référence à une quelconque « nature humaine ». La gauche officielle dans son ensemble partage d’ailleurs avec la droite un culte de la technologie et du progressisme scientifique. Tant son adhésion aux réformes sociétales que son culte du progrès scientifique et technique, font de cette gauche-là un allié du système techno-libéral et contribuent paradoxalement à étendre ce qu'elle dénonce par ailleurs, à savoir la marchandisation du monde.

L’extrême gauche, qui conserve pour sa part certains idéaux de la vieille gauche sociale, n’a jamais constitué une alternative crédible en matière de gouvernement. De plus, son adhésion au programme de réformes sociétales mentionné plus haut la fait déserter par les classes populaires qui devraient être son électorat naturel. Ce soutien aux réformes sociétales est également le fait du mouvement écologique, dans son ensemble. On se rappellera ici qu’un peu plus tôt cette année, le député européen écologiste, José Bové, avait signifié son opposition à la la PMA, ce qui lui avait attiré les foudres des principaux leaders de son parti. Les écologistes, qui se montrent par ailleurs critique des abus de la techno-science et de la croissance illimitée mise de l’avant par le capitalisme, sont prêts à soutenir le développement technologique s’il va dans le sens de leurs revendications émancipatoires.

La gauche, du moins la meilleure partie de celle-ci, et c’est tout à son honneur, a une vue plus juste que la droite sur un grand nombre d’enjeux cruciaux auxquels notre monde est confronté, que ce soit la question sociale ou la crise de l’environnement. Les analyses que les intellectuels de gauche nous proposent sont souvent éclairantes et dévoilent heureusement les aspects que la droite néolibérale au pouvoir souhaiteraient passer sous silence. Sans cette gauche critique, le monde dans lequel nous sommes, abandonné à la sauvagerie néolibérale, serait déjà depuis longtemps un enfer.

La gauche fait aussi preuve d’une bien plus grande créativité sociale que sa contrepartie. Les projets, les plus souvent à petite échelle, de certains militants qui se portent à la défense du bien commun ou qui entendent protéger l’environnement des atteintes de la marchandisation, ceux qui visent à soulager la misère des pauvres, devraient être, pour les intellectuels de tout bord, une source d’inspiration. (Voir texte sur la créativité sociale)

Toutefois, le problème fondamental de la gauche, c’est qu’elle est incapable d’offrir une alternative globale crédible au capitalisme, de proposer en somme un mécanisme d’allocation des ressources qui soit aussi efficace que le marché. Lorsqu’elle prend le pouvoir, la gauche ne peut donc que mettre ses pieds dans les pantoufles de la droite libérale. Tout au plus peut-elle tenter de « domestiquer » ce capitalisme qui semble devoir exister éternellement.

De plus, son seul mécanisme d’intervention, l’État, est mis à mal dans le contexte actuel, ainsi que le souligne Philip Blond :

«Nous sommes dans une situation où la gauche, afin de parvenir au résultat qu’elle espère – en gros, une plus grande équité et une participation des pauvres à la société – n’a à sa disposition que le recours à l’intervention de l’État. Mais l'Etat, aujourd’hui, est en mauvaise posture.

Il est clair que l’État-providence, en tant que modèle, ne réussira pas à assurer l'égalité ou l'universalité des résultats. Pour cette raison que l'Etat est mal conçu: il est centralisé, il est standardisé, et il n’a que l'universalité comme modèle, le même service étant proposé de la même manière à tout le monde, quel que soit les besoins spécifiques des personnes. Cela fait en sorte que les besoins réels de ceux d’en bas ne sont jamais satisfaits.

Donc, l'Etat ne réussit pas générer l'égalité, mais son intervention coûte cher à la société par le biais des impôts. Comme le fardeau fiscal est de plus en plus assumé par la classe moyenne, cette dépense devient insoutenable économiquement. Le fait que l’État n’arrive pas à obtenir des résultats fait en sorte qu'il est devenu impossible de défendre socialement son intervention. " (6)

Le théologien britannique John Milbank ne dit pas autre chose, lorsqu’il évoque l’interventionnisme étatique préconisé par la gauche : 

"Cette idée repose sur des bases précaires. L’intervention de l’État, afin d'être en mesure d’assurer une redistribution qui laisse intacts les mécanismes du capitalisme, supposerait une croissance économique constante. Mais une telle situation n’arrivera pas. À l'heure actuelle, nous entrons plutôt, en Occident, dans une longue période de stagnation de la croissance. » (7)

D’une certaine façon, la gauche actuelle fait plus une guerre défensive au capitalisme, qu’elle ne propose de véritable alternative à celui-ci. Dans son dernier ouvrage, Ill Fares the Land, l’intellectuel britannique de gauche Tony Judt est d’avis “que la raison d’être de la social-démocratie est d’abord de défendre les institutions contre les déprédations du marché. » (8) Cette formule me semble résumer assez bien l’attitude de “damage control” à laquelle est confinée la majorité de la gauche aujourd’hui.

Bien sûr, le lieu commun qui dit que les solutions qu’elle propose sont souvent belles au plan théorique mais difficiles d’application en pratique, a sa part de vérité. Le problème, c’est que certaines des propositions que met de l’avant la gauche, comme par exemple l’autogestion, nécessitent un engagement important de la part de ceux qu’elle concerne. Cela va à l’encontre d’une certaine tendance à la paresse, au repos de l’être humain, sur laquelle le capitalisme mise très bien par contre. Celui-ci, avec sa démocratie représentative et le mécanisme du marché -- qui n’exigent de nous que de voter à tous les quatre ans et d’être de bons petits consommateurs --, est beaucoup plus simple de fonctionnement et demande à chacun moins d’investissement en terme de temps et d’énergie.

Mais l’avenir, sur ce plan, donnera peut-être raison à la gauche. Les vrais solutions que nous aurons à mettre en oeuvre seront peut-être davantage locales. Et elles exigeront alors de nous engagement et discipline, nous forceront à aller à l’encontre de notre passivité de clients et de consommateurs. On l’a vu en Angleterre, avec le projet de la Big Society porté par le mouvement Red Tory, puis récupéré et détourné de ses fins par le gouvernement Cameron. Cette Big Society comportait un important volet « localiste », qui impliquait, de la part des communautés particulières, un engagement pour la prise en charge de leurs affaires. Certaines des idées à la base de la « Big Society » ont été reprises par le Parti travailliste, qui entend les mettre en œuvre advenant sa réélection.

On peut par ailleurs déplorer la myopie de la gauche sur plusieurs questions importantes. Surtout en Europe, la fixation d’une partie de celle-ci sur une menace d’extrème-droite, fasciste, largement imaginaire, fait qu’elle n’accorde pas toute l’importance qu’il faudrait au véritable danger que constitue le projet totalitaire du techno-capitalisme mondialisé. Elle est de plus bien souvent incapable de voir que les réformes sociétales qu’elle met de l’avant font le lit de la domination de ce techno-capitalisme. 

Le rapport d’une partie de la gauche à la Nation est tout aussi problèmatique. Pour le sociologue français Thierry Blin – et cela s’applique, mutatis mutandis, à la situation dans d’autres pays, comme le Québec, dans le cas, par exemple, d’une formation comme Québec Solidaire – « (…) il est à craindre que le thème désormais tabou de la Nation, ne soit devenu un symptôme criant de l’inadaptation de la Gauche radicale à son présent ».(9)

 Une bonne partie de la gauche actuelle se lance, par ailleurs, par réflexe atavique en quelque sorte, dans une charge d’arrière-garde contre l’Église catholique, qui est pourtant, à l'échelle mondiale (et on le voit tout particulièrement depuis l’élection du pape François), l’un de seuls contrepoids idéologiques restant face au techno-capitalisme triomphant.

Heureusement, comme dans le cas de la droite, il y a une gauche éclairée qui sauve l’honneur de celle-ci. Une gauche qui quitte le sentier des explications simplistes et n’hésite pas à édifier des passerelles, lorsque cela lorsque cela est possible, pour débattre des positions de ses adversaires les plus éclairés.


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Notes

(1) « the modern business corporation [is] a much despised incarnation of God's presence in this world »

(2) Hans-Peter Martin et Harald Schumann, Le piège de la mondialisation, Solin Actes Sud, p. 12.

(3) Ibid.

(4) Voir la page suivante : http://www.france5.fr/et-vous/france-5-et-vous/les-programmes/le-mag-n-20-2014/articles/semaine-de-la-sexualite/p-20227-l-empire-du-sexe.htm

(5) « The critique of the state by the right has some purchase, but the solution of neo-liberal markets has failed to deliver. It hasn’t created mass prosperity; it’s created an enormous concentration of wealth. On the watch of the right, the promise of free markets has seen the reality of market capture by oligopolies, cartels and monopolies. Corporations can effectively avoid tax by transfer-pricing, domesticating losses and exporting profits. »

(6)  “We’re in a situation where the left, in order to achieve its end – chiefly greater equity and a stake for the poor in society – only has the state as its means of delivery. But the state is failing.

It’s clear that the welfare state, as a model, isn’t going to secure equality or the universality of outcomes. This is because the state is misdesigned: it’s centralised, it’s standardised, and it can only conceive of universality as one model, with the same thing delivered in the same way to everybody regardless of their need. This means that the real needs of those at the bottom are never met.

So the state doesn’t deliver equality, but what it does do is cost people enormous amounts of money through taxation. As the burden of taxation shifts away from the very wealthy on to ordinary middle class people, it becomes intolerable economically. The fact that it doesn’t deliver in terms of outcomes means that it’s impossible to defend socially.”

(7) “And the whole idea is unstable. It depends on endless economic growth in order to be able to redistribute without damaging the capitalist mechanism. And such growth will not be consistently delivered. Just at present we could instead be entering a long period of stagnation in the West.”

(8) “social democracy was about defending existing institutions against the depredations of the market”

(9) Thierry Blin, « Peut-on encore sauver la Gauche radicale ? », Basta, 8 juillet 2014 -- http://www.bastamag.net/peut-on-encore-sauver-la-gauche

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