Wilfrid Laurier, précurseur d'un Canada multiculturel, ou la récupération d’un personnage historique

Stéphane Stapinsky

Wilfrid Laurier est vu, au Canada anglais et même au Québec, comme une des figures essentielles de l’histoire canadienne. Il est vénéré par Justin Trudeau, et est l’un des héros politiques de Philippe Couillard. Bon nombre de nationalistes canadiens-français (de tendance libérale) lui vouent également une certaine admiration. Une telle unanimité à l’égard d’un homme politique est chose assez rare. Ainsi que nous le rappelle le site du Musée canadien de l’histoire, « l’homme d’État au visage devenu familier grâce à son portrait sur le billet de cinq dollars a acquis une solide réputation le plaçant parmi les plus importants au pays. Il s’est fait le défenseur de la conciliation, de la liberté individuelle, de l’autonomie à l’égard de l’Angleterre et d’un véritable partenariat entre anglophones et francophones au Canada.» Laurier, défenseur du bilinguisme et du biculturalisme, grand réconciliateur des «race» française et anglaise au Canada, comme on disait en son temps, la chose est entendue. Certains aujourd’hui veulent aller plus loin et faire de lui une sorte de précurseur du Canada multiculturel de ce début de 21e siècle. Mais, nous le verrons, il y a erreur sur la personne.

Un spectacle en hommage à Laurier

A l’occasion du 175e anniversaire de la naissance de Laurier, et en vue du 150e anniversaire de la Confédération canadienne, le Centre de la Confédération de Charlottetown a eu l’idée de créer « un spectacle de théâtre et de danse qui transforme les célèbres discours de Sir Wilfrid Laurier en célébration musicale de l'identité canadienne». Inauguré en octobre 2016, le spectacle «Laurier. Visionnaire. Radical. Canadien» est présenté par la suite dans divers théâtres, d’un océan à l’autre. Créer une oeuvre à partir des discours d’un homme politique, l’idée est originale et audacieuse. On débat trop rarement d’idées dans l’univers du divertissement aujourd’hui pour ne pas saluer l’initiative.

Le site consacré au spectacle rappelle l’importance historique de l’homme politique : «Le premier ministre Laurier a dirigé le Canada à une époque où un changement culturel majeur prenait place, à l'aube de l'ère du bilinguisme, du multiculturalisme et de l'identité collective canadienne dont nous jouissons aujourd'hui.» Le metteur en scène du spectacle, Thomas Morgan Jones, ajoute quant à lui : « Le fondement de l'identité collective des Canadiens est directement rattaché aux paroles et aux actions de Sir Wilfrid Laurier. Il a mené le Canada pendant une période de changement rapide sur le plan socioéconomique, et malgré toutes les perturbations, il a aidé à façonner le pays en un modèle de diversité et d'inclusion. »

Laurier, diversité et multiculturalisme : une curieuse association

Que Laurier «a aidé à façonner le pays en un modèle de diversité et d'inclusion», telle est la thèse que sous-tend la pièce. Cette thèse va bien delà des «bienfaits» dont on gratifie habituellement Laurier, à savoir d’avoir contribué à rapprocher les anglophones et la francophones au Canada et favorisé le bilinguisme.

Il faut le dire. Laisser entendre que Laurier aurait contribué à l’évolution du Canada «en un modèle de diversité et d'inclusion», c’est franchement ridicule. Est-il nécessaire de rappeler que le concept de multiculturalisme est tout récent. L’introduire afin d’appréhender l’histoire canadienne du début du 20e siècle, c’est pécher par anachronisme. S’il est légitime de présenter Laurier comme un défenseur du biculturalisme et du bilinguisme au Canada, il est erroné de lui attribuer une place particulière dans ce qui serait l’histoire du multiculturalisme au Canada. On est ici dans la récupération, dans le besoin d’adaptation de l’histoire au goût du jour.

Si le «narratif» de la production laisse entendre, comme on vient de voir, que Laurier aurait joué un rôle progressiste dans l’histoire de la «gestion» de la diversité au Canada, un document d’époque, publié en ligne sur le site consacré au spectacle, nous livre un tout autre son de cloche au sujet des idées de l’homme politique. Cet extrait n’est malheureusement pas commenté sur le site, et on n’y fait pas référence dans la présentation biographique du politicien.

Il s’agit d’un discours très intéressant que nous reproduisons ici. Il concerne la position de Laurier sur l’immigration chinoise. Le texte date de 1903.

Immigration Chinoise et Japonaise
Chambre des communes, le 27 mars 1903

«La Chambre le sait, il existe en Colombie-Britannique un sentiment d’hostilité prononcé envers l’immigration asiatique. Au Canada, ce sentiment est le fait exclusif des populations de la Colombie anglaise et s’il ne se trouve point dans d’autres provinces, cela tient sans doute au fait que le flot d’immigration asiatique ne s’est pas répandu en dehors de cette première province.

Du reste, l’existence de cette hostilité dans cette province n’est pas un fait isolé puisqu’il se retrouve dans toutes les parties du monde où le courant de l’immigration asiatique ou mongolienne s’est déversé. En Californie, en Australie, bref partout où la race caucasienne et la race asiatique sont venues en contact, le même sentiment s’est manifesté.

Quiconque a mûrement étudié la question acquiert infailliblement la conviction que cet antagonisme repose sur des raisons d’ordre ethnique, sur la différence entre les deux races. Les divergences de tempérament sont tellement accentuées qu’elles offrent un obstacle insurmontable.

En 1885, le gouvernement de Sir John Macdonald soumit un projet de loi à l’effet d’établir une capitation de 50 $ à prélever sur les immigrants chinois entrant au Canada. On croyait que cet impôt suffirait, dans le moment, à empêcher l’augmentation de l’immigration; et il l’empêcha, en effet, pendant quelques années. Cependant, cette immigration a augmenté très rapidement ces dernières années et la province s’est agitée de nouveau; elle a représenté au Gouvernement la nécessité d’élever la capitation. En 1900, nous avons doublé le chiffre et nous avons portée à 100 $.

Je dois dire que, vu l’état des affaires actuel en Chine, j’ai peu d’espoir de voir conclure le traité dont il est question; c’est pourquoi nous avons résolu de demander au parlement d’augmenter d’emblée la capitation de  100$ à 500 $ comme le recommande la résolution.

Quant à l’immigration japonaise, je regrette de le dire, le même préjugé existe dans la Colombie anglaise à l’égard des Japonais et des Chinois. Je le regrette, dis-je, parce que j’établis une différence entre le Japon et la Chine.

Le Japon est, de nos jours, l’une des nations dont l’importance grandit. Il s’est révélé ami du progrès et je n’ai pas le moindre doute qu’avant longtemps il sera au premier rang des nations civilisées de l’univers.

Quels que soient mes sentiments à cet égard, il est indubitable que dans la Colombie anglaise, on éprouve la même aversion pour les Japonais que pour les Chinois. On ne considère pas que le Japonais est un immigrant recommandable. Toutefois, comme je le disais il y a un instant. malgré.»


La version française du texte s’arrête ici. Elle est incomplète. On retrouve toutefois l’extrait intégral en anglais. Il s’agit de la fin de celui-ci. Citons donc les deux derniers paragraphes du text :

«But whatever may be my feelings in this matter, it is a matter of record, for there can be no dispute that in British Columbia the feelings towards the Japanese are exactly the same as towards the Chinese. The Japanese is not looked upon as a desirable immigrant. But as I said a moment ago, though I am prejudiced in favour of the Japanese, I must confess that there is little probability that it will be possible to assimilate the Japanese immigrant to the standard of Canadian civilization.

The ethnical differences are also of such a character as to make it very doubtful whether assimilation of the two races could ever take place.»


Comme on est à même de le voir, on peut difficilement faire de Laurier un «précurseur» de notre approche de la diversité, encore moins du multiculturalisme. Il partage tout à fait la vision «racialiste» du monde qui était très répandue à son époque («Quiconque a mûrement étudié la question acquiert infailliblement la conviction que cet antagonisme repose sur des raisons d’ordre ethnique, sur la différence entre les deux races. Les divergences de tempérament sont tellement accentuées qu’elles offrent un obstacle insurmontable.»)

En plus de ce constat de l’existence de «races», l’homme politique établit clairement une hiérarchie entre celles-ci. Une idée évidemment qui est à l’opposé de l’égalité entre les communautés ethniques dans le multiculturalisme de notre époque. Il distingue race causienne et races asiatiques, et, parmi celles-ci, voit une différence entre Japonais et Chinois. S’il perçoit l’immigrant japonais plus favorablement que le chinois, c’est que, pour lui, le Japon est un pays qui s’occidentalise, au contraire de la Chine d’alors.

Au bout du compte, il ne croit pas qu’il soit possible que les races asiatiques puissent s’assimiler aux valeurs canadiennes («Les divergences de tempérament sont tellement accentuées qu’elles offrent un obstacle insurmontable.» -- «Les différences de race sont aussi tellement prononcées qu’il est douteux que nous puissions jamais fusionner les deux populations. »)

Sa position au sujet de l’immigration chinoise n’en fait certes pas un précurseur de notre monde sans-frontiériste. « Bien que le Canada annonçait des terres gratuites dans l’Ouest afin d’attirer les fermiers européens et américains, cette invitation ne s’appliquait pas d’une manière égale à tout le monde. Le gouvernement de Laurier a augmenté la taxe d’entrée pour les immigrants chinois de 50 $ à 100 $, puis à 500 $». Le premier ministre a aussi «signé une ordonnance qui a momentanément interdit l’immigration des Noirs au Canada, après quoi Ottawa a envoyé des agents aux États-Unis afin de décourager les immigrants noirs de venir au Canada.» (source)

Dans une lettre au journaliste Georges Pelletier, du Devoir, écrite en 1915, il allait même beaucoup plus loin que dans le discours cité plus haut au sujet du « mélange » des « races » :

« Quant aux pays d'où peut venir l'immigration, je choisirais tous les pays de race caucasienne. Les difficultés viendront des races asiatiques. Le mélange des races caucasiennes produit généralement de bons résultats, mais le mélange asiatique, qu'il soit Chinois, Japonais ou Hindou, tend sensiblement vers la détérioration de l'espèce. »

Attribuer un rôle à Laurier dans l’histoire du multiculturalisme et de la promotion de la diversité au Canada tient donc du malentendu. L’homme était tout à fait de son temps. Il en partageait les préjugés et les valeurs dominants. Le fait qu’on essaie aujourd’hui d’en faire un précurseur d’une société de l’inclusion, en allant contre la réalité historique, pose un problème intéressant. Peut-être traduit-il le malaise du Canada actuel de réconcilier son histoire imprégnée de racisme et de conflits ethniques avec son multiculturalisme officiel?




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