Trois remarques sur la radioactivité et l'homme
Où l'on propose trois remarques sur le rapport très particulier de la radioactivité à l'homme, afin de contribuer à la clarté du débat sur l'éventualité de sortir de l'industrie nucléaire de production d'énergie.
Les explosions de réacteurs nucléaires à Tchernobyl (1986) et à Fukushima (2011) ont été des catastrophes humaines et écologiques si traumatisantes qu’elles ont, à chaque fois, retourné l’opinion publique contre l’industrie nucléaire de production d’énergie. Mais les tenants de cette industrie ont su, au fil des années qui ont suivi ces événements, corriger de manière plus positive l’image de l’industrie nucléaire par divers procédés rhétoriques portés par de puissants moyens de communication.
La dominante commune de ces procédés rhétoriques a été d’escamoter la réalité de la radioactivité. Ce qui est assez aisé car la radioactivité est une forme d’être très particulière qui ne se laisse pas assigner à une des catégories de réalités par lesquelles on a l’habitude de s’orienter dans le monde. Elle a en effet la singularité de pouvoir causer de graves dommages physiques, alors même qu’elle n’est pas accessible à nos sens. Les citoyens n’ont donc pas, à proprement parler, une expérience de la radioactivité. Si bien que, pour savoir quoi en penser, ils dépendent des informations émanant des pouvoirs sociaux. Ils se trouvent alors constamment confrontés à des thèses antinomiques. Ils entendent les mises en garde de contaminations impossibles à circonscrire, mais expérimentent aussi une radioactivité qui soigne et guérit ; ils sont impressionnés par les tenues de protection intégrale d’intervenants dans une centrale nucléaire, mais apprennent par ailleurs que la radioactivité est une composante naturelle de l’environnement ; ils partagent l’émotion commune mondiale face à des réacteurs qui explosent, mais ils entendent aussi que l’énergie nucléaire est « l’énergie la moins polluante et la plus économique ». Ils ne savent plus à quoi s’en tenir. Et il est bien humain qu’ils ne demandent qu’à pouvoir adhérer aux options positives de ces alternatives.
Les trois remarques qui suivent veulent éclairer la réalité de la radioactivité pour l’homme – afin d’en tirer la conséquence pratique.
1. L’espèce humaine n’a prospéré sur Terre que lorsque le niveau de radioactivité est devenu résiduel
La radioactivité est l’horloge fondamentale de notre planète. Car les éléments radioactifs ont une émission qui décroît de manière régulière selon une progression géométrique – de moitié pendant des laps de temps égaux. Elle est l’horloge radioactive qui nous permet de dater la naissance de la Terre vers environ moins 4,5 milliards d’années.
Au début la Terre était extrêmement radioactive parce qu’elle héritait des éléments lourds créés par fusion dans le cœur des étoiles. Il faut savoir qu’on a retrouvé d’infimes traces de plutonium dans des minerais radioactifs. L’homme n’a donc pas inventé le plutonium. Il le réintroduit alors qu’il avait disparu, transmuté en uranium, puis en plomb, par émission radioactive. D’autre part on a retrouvé de traces fossiles de réactions nucléaires en chaîne (à Oklo, au Gabon), ce qui signifie qu’il fut un temps où la masse critique d’uranium pouvait naturellement être réunie dans le minerai. L’homme n’a pas non plus inventé la bombe atomique !
Vers moins 3,8 milliards d’année, la radioactivité tellurique avait fortement décrue, et les premières formes de vie étaient apparues, dans l’eau. Pourquoi dans l’eau ? Parce que les émissions radioactives les plus dommageables pour le vivant sont arrêtées par l’eau. Pendant les 9/10 de son histoire la vie n’a pas quitté l’eau.
Ces premières cellules vivantes ne renfermaient pas de code génétique tel que nous le connaissons aujourd’hui, car elles n’avaient pas de noyau. A partir du moment où des molécules d’acides aminés très complexes et donc sensibles aux rayonnements ont porté les informations de reproduction de l’organisme, il fallait une nouvelle enveloppe pour les protéger : c’est vers moins 2,5 milliards d’années que sont apparues les premières cellules à noyau (eucaryotes).
Ensuite se sont développées des bactéries capables par leur métabolisme de produire de l’oxygène (algues bleues). Au long des millions d’années ces bactéries ont saturé l’océan d’oxygène qui s’est ensuite répandu au dehors pour entourer la Terre et former l’atmosphère. Cet oxygène atmosphérique, bombardé par les rayons cosmiques, a formé une variété particulière de l’oxygène appelée ozone. Or l’ozone s’installe dans la haute atmosphère où il absorbe la plus grande part de l’énergie des rayonnements cosmiques radioactifs.
Il a donc fallu la constitution d’une atmosphère oxygénée surmontée d’une couche d’ozone pour que les premiers organismes vivants, à un moment où la radioactivité tellurique avait fortement décrue (il y a environ 500 millions d’années), se lancent sur la terre ferme.
Ce n’est donc qu’à partir de l’établissement d’un environnement radioactif apaisé qu’ont pu se développer les organismes vivants de structure plus complexe dont l’espèce humaine est issue. Aujourd’hui le vivant évolue dans une espèce de bruit de fond de radioactivité naturelle auquel il est adapté. Il n’a aucun équipement physiologique pour s’en apercevoir et adapter un comportement à un événement radioactif, car il n’y a pas de tels événements, et il ne peut y en avoir. En effet, la loi d’évolution de la radioactivité d’un élément est la plus déterminée qui soit : elle régresse selon une raison géométrique qui est définie par la période de sa demi-vie (le temps invariable que met cet élément à perdre la moitié de sa radioactivité). Ainsi, la radioactivité tellurique naturelle, après avoir rapidement décru au début, et de plus en plus lentement ensuite, est désormais résiduelle. D’autre part la couche d’ozone protège des variations de la radioactivité d’origine cosmique.
Enfin…, il ne pouvait y avoir d’événement radioactif, jusqu’à ce que l’homme, il y a un peu plus d’un siècle, découvre la radioactivité, et s’avise de la produire artificiellement pour en utiliser l’énergie. Il faut prendre la mesure du fait nouveau que présente la production et l’accumulation d’une radioactivité artificielle.
2. La radioactivité artificielle est littéralement inhumaine
En effet, les substances radioactives produites par l’homme s’accumulent.
Le principe d’une industrie énergétique nucléaire est celui-ci : de l’électricité qui s’utilise ou se dissipe tout de suite, … et des déchets radioactifs dont il faut se garder pendant des milliers d’années.
Il faut s’en garder parce qu’un surcroît de radioactivité crée du désordre dans les cellules vivantes, en altérant leurs molécules fonctionnelles. Ce sont les tissus à reproduction rapide qui sont les plus vulnérables : globules rouges et blancs (anémies, leucémies), cellules épithéliales – qui constituent le tissu protecteur d’un organe (cancer de la peau, de l’intestin), cellules germinales (malformations). Si les molécules d’acides aminés qui codent l’information génétique sont endommagées, ce seront l’ensemble des cellules reproduites à partir de cet ADN qui le seront également.
Le parc nucléaire français produit plus de 100 tonnes de plutonium 239 chaque année, et l’inhalation d’une simple poussière de cet élément radioactif – dont la période est de 24 000 – ans peut être mortelle. Et il ne s’agit là que d’un des isotopes du plutonium produits parmi d’autres tout aussi dangereux.
Que peut l’homme face à la menace d’une sur-radioactivité artificielle ?
● La radioactivité échappe au contrôle humain en ce qu'elle traverse l’organisme de l’individu sans que la sensation puisse jouer son rôle de filtre de ce qui lui est nocif.
● Supposons que l'État, dans un sursaut de transparence sanitaire, octroie à chacun un compteur Geiger (qui indique la quantité de radioactivité présente) pour remédier à cette impuissance sensorielle : notre raison, dans son usage le plus basique – mettre de l'ordre dans les phénomènes en décelant des rapports de causalité – serait elle-même désemparée. En effet les dommages de la radioactivité sont provoqués à un niveau infra moléculaire dans l’organisme. À ce niveau les phénomènes ne relèvent plus du principe de causalité, mais du principe d’incertitude : il n’y a qu’une relation aléatoire entre un événement d’irradiation et les problèmes sanitaires (leucémies et autres cancers, malformations des nouveaux-nés, etc.) qui s’ensuivent. Que faire ? Tout abandonner – le lieu habité, les relations, l’activité, tout ce qui fait le sens de ma vie – pour fuir au loin vers l’inconnu, sans avoir la claire notion de ce qui peut me faire mal, où, quand, comment cela peut me faire mal, et même sans être sûr que cela me fasse mal ?
● En conséquence, comme il n'y a pas de relation de causalité assignable entre une irradiation et un dommage physiologique, du point de vue juridique, la preuve d’une responsabilité dans le dommage est impossible à établir. Jamais, malgré leur gravité, des dommages par irradiation artificielle – un rejet illégal de convenance dans une centrale, un non respect des règles d’entreposage de déchets, un défaut d’information d’individus exposés à un événement d’irradiation – n’ont amenés à une condamnation pénale de responsables. En matière nucléaire, les prescriptions du Code pénal se trouvent comme paralysées – la société est toujours impuissante à se défendre contre les menées nuisibles liées aux intérêts particuliers.
● Au-delà de ces impuissances de la maîtrise consciente, la radioactivité trompe l'organisme lui-même, puisque les éléments contaminant sont accueillis comme bénéfiques, et s'installent en lui durablement, l'irradiant de l'intérieur. L'isotope radioactif se fixe dans l'organisme en prenant la place de l'élément non radioactif. Le strontium 90 se fixe à la place du calcium dans les os, l’iode 131 se fixe dans la glande thyroïde à la place de son isotope stable.
● La radioactivité est inaccommodable à la temporalité humaine puisque la durabilité de sa nocivité dépasse tout horizon de projets humains. Il faudra confiner durant au moins 200 000 ans le plutonium 239 dont des milliers de tonnes ont été déjà produites !
3. Nul ne peut garantir le confinement de la radioactivité artificielle
L’homme ne peut pas s’adapter à un événement radioactif. Tout simplement parce que l’espèce humaine est inadaptable à une sur-radioactivité notable de son environnement. Ne se retrouverait-elle pas, alors, dans la condition d’une recréation d’un environnement terrestre impropre à la vie humaine ? C’est ce qu’illustrent la confusion et l’angoisse engendrés par les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima.
L’irradiation artificielle est le plus grand malheur qui puisse arriver à l’homme parce qu’il se trouve confronté à des dommages par rapport auxquels il est totalement impuissant.
Il faut donc absolument confiner toute radioactivité artificielle.
Les développements qui précèdent montrent que le chaos des jours qui ont suivi les accidents de Tchernobyl et Fukushima n’était pas dû à des services d’État déficients. Quelle que soit l’ampleur des plans de sécurité prévus, ceux-ci seront toujours dérisoires face à l’inhumanité du mal dont ils sont censés nous protéger. Les autorités de l’État seront toujours dépassées, et les individus devront improviser face à une menace qu’ils ne sauront évaluer.
La France compte actuellement 58 réacteurs nucléaires en service pour la production d’électricité, auxquels il faut ajouter 9 réacteurs de recherche : il s’agit du pays qui a le parc nucléaire le plus dense au monde. Qui peut garantir que dans les 50 ans à venir (pour tenir compte du monde où vivront nos enfants) il n’y aura aucun accident majeur ? Si l’ont tient compte de l’expérience des accidents passés, de la pression des intérêts économiques à court terme (voir par exemple l’intense campagne actuelle pour contrecarrer le projet d’arrêt des deux réacteurs de Fessenheim), de la faillibilité inhérente à la nature humaine (en particulier la perte tendancielle de la culture de sécurité lorsque s’allonge le temps sans accident grave), et de bien d’autres facteurs aléatoires (acte malveillant, tremblement de terre, etc.), il devrait être possible de quantifier assez précisément ce risque d’accident. Si on le chiffre à l’intérieur d’un intervalle de 0 (certitude qu’il n’y aura pas d’accident) à 1 (certitude qu’il y aura un accident), on peut être sûr que, même tenu compte de la marge d’incertitude, le chiffre sera supérieur à 0,5 : soit plus d’une chance sur deux ! A-t-on fait ce calcul prospectif ? Le cache-t-on ? Pourquoi ne l’aurait-on pas fait, alors qu’on le fait sur des thèmes tout aussi contingents que sont l’évolution du climat, de la population, de l’économie, etc. ? Pour ne pas voir la réalité en face ? Car, en effet, prendre ce risque est intolérable.
Indépendamment de l’éventualité de l’accident, l’industrie nucléaire a déjà accumulé des centaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs de longue durée, et n’a toujours pas trouvé de solution pour un confinement durable. La longue durée ici, c’est une nocivité supérieure à 1000 ans. Même si l’on trouvait enfin des solutions plus pérennes que l’entreposage en surface actuel, qui peut garantir, raisonnablement, un confinement sur un millier d’années ?
Symptomatique est le problème de la fin de vie des centrales nucléaires. Rien ne se passe comme prévu. Il y a, en France, une douzaine de réacteurs industriels arrêtés, certains depuis des décennies. Aucun n’est définitivement démantelé. Tout dément les annonces faites lors de leur construction : la difficulté du démantèlement vient de ce qu’elle exige d’infinies procédures de sécurité tout en générant d’énormes quantités de matériaux contaminés – car tout matériel qui sert à décontaminer devient radioactif lui-même, et ceci d’autant plus qu’on approche du cœur du réacteur. Il s’ensuit des surcoûts faramineux et des délais indéfiniment prolongés. Pratiquement, les sites des centrales nucléaires arrêtées semblent passer insensiblement vers le statut de sites indéfiniment gelés à toute vie humaine par une radioactivité inextirpable.
Bâtiment du réacteur de l'ancienne centrale nucléaire de Brennilis,
en attente de démantèlement depuis 1985.
Il faut cesser de produire de la radioactivité artificielle
Que soit dénoncé l’argument écologico–économique en faveur de la production nucléaire d’énergie qui la présente comme la source d’énergie « la plus propre et la moins chère » ! En réalité, elle est l’énergie la plus « sale » – au sens des dommages qu’elle peut provoquer dans l’espèce humaine et l’ensemble de la biosphère – et elle est infiniment dispendieuse, puisque la dette léguée à nos descendants devra être payée à perte de vue des générations à venir. Quant au fameux problème de l’énergie, il faudra bien se poser enfin les bonnes questions : Qui a besoin d’énergie ? Et pour quoi faire ?
L’utilisation industrielle de l’énergie nucléaire a fait entrer l’humanité dans un danger qu’elle ne peut pas maîtriser. Le souci des conditions de vie des générations futures a toujours été un élément fondamental des cultures humaines. Il faut constater que ce souci est contradictoire avec les puissants intérêts particuliers qui orientent l’organisation de la société. C’est aux citoyens d’imposer que ce souci soit pris en compte dans leur société. C’est ce qu’ont fait nos proches voisins allemands en renonçant à leur industrie nucléaire. Mais la contamination radioactive n’a pas de frontières. Leur décision n’a donc de sens que si les autres pays suivent, en particulier la France, le pays le plus nucléarisé au monde. Il faut imposer à nos gouvernants que cesse immédiatement la production industrielle de matériaux radioactifs. Il faut imposer la sortie du nucléaire !