Sur veiller à défaut de veiller sur

Jacques Dufresne


Quatre- vingt- deux pour cent (82%) des Canadiens semblent approuver le projet de loi C-51, l’un des plus critiqués par les experts de toute l’histoire politique du Canada. Même si le sondage en question est d’une qualité douteuse, il faut reconnaître que, dans cette affaire, les citoyens canadiens font preuve, majoritairement, d’un manque de lucidité inquiétant. Inquiétant, parce que le déni du risque lié aux atteintes à la vie privée est lui-même le signe d’une démission qui est la première étape du pire des scénarios.

 
La compagnie Target m’a ouvert les yeux : si elle peut découvrir que telle jeune fille est enceinte en analysant les traces laissées par ses cartes de crédit, elle peut tout savoir sur moi. Comme j’ai tout lieu de croire que les agences de sécurité, le SCRS au Canada et le NSA aux États-Unis, en savent encore plus sur moi que la compagnie Target, je suis un livre que peuvent ouvrir tous ceux qui ont les moyens d’acheter mes données. Je suis à vendre. Et je me mets moi-même aux enchères en étalant ma vie privée dans les médias sociaux et en racontant mon histoire personnelle par l’usage que je fais de mes cartes de crédit.


«Qu’importe puisque je n’ai rien à cacher!» Par l’unanimité dont il est l’objet, cet argument est la caution des prédateurs de données. Il résulte d’un mélange d’illusion, de naïveté et de mépris de soi. Oui, vous avez quelque chose à cacher : vous-même. Vos cellules souches, ce qu’il y a de plus précieux dans votre corps, sont cachées à l’intérieur de votre moelle osseuse. Ce qui fait de vous un être unique, la source toujours la même et sans cesse renouvelée de votre identité doit elle aussi rester cachée. C’est sa dimension nocturne, son mystère qui fait sa fécondité. Si ce que vous êtes se réduisait à une formule chimique claire, vous n’auriez bientôt plus d’identité. C’est ce qui explique pourquoi dans nos actes les plus personnels, nous nous réfugions dans des lieux secrets reflétant notre identité. Pour faire ses confidences, on cherche un lieu et un moment qui soient à leur hauteur. On ne fait pas l’amour n’importe où, du moins si l’amour est de l’amour, s’il comporte une dimension affective et spirituelle. Et puisque votre amour est unique, les lieux qui ont été les témoins doivent rester uniques eux aussi. «Tu te souviens, c’est ici que…» Ce sont là des mots qui doivent rester dans le trésor secret des amants.


La vie privée est sacrée parce qu’elle est la vie d’un être dans ce qu’il a d’unique. Elle n’est pas un droit individuel auquel on peut renoncer, elle est un besoin fondamental.


Le mal commence par la perte du respect pour le caractère unique et irremplaçable d’un être. Hitler et Lénine ont l’un et l’autre utilisé le mot insecte 1 à propos des êtres qu’ils s’apprêtaient à exterminer, comme pour rappeler que ces êtres avaient perdu tout caractère unique à leurs yeux. Une fois cette réduction à l’insecte opérée par le tyran, il n’était même plus nécessaire de porter une accusation pour assassiner quelqu’un.


Une fausse philosophie de la transparence incite en ce moment les gens à renoncer eux-mêmes à leur vie privée. C’est faire la partie vraiment trop belle aux détenteurs du pouvoir en mal de tyrannie. Encore une fois, il n’est pas nécessaire de craindre d’être inscrit sur une liste noire pour s’indigner contre les atteintes à la vie privée, mais si cette crainte est fondée, elle devient une raison de redoubler d’ardeur au combat. Et fondée, elle l’est, il n’est plus permis d’en douter depuis la publication des documents d’Edward Snowden.


Quant au projet de loi canadien C-51, il conviendrait d’y voir une excellente raison d’ajouter à la constitution un article précisant qu’il est interdit de modifier le code criminel en période électorale ou à un moment où la population est étranglée par la peur. Nous renvoyons ici nos lecteurs aux articles de Jocelyn Giroux et d’Andrée Mathieu; sans négliger un aspect de cette question que tout le monde semble ignorer : l’appartenance du Canada à l’Alliance 5 yeux, fruit encore bien vivant d’une vieille coopération entre les pays à majorité anglo-saxonne : le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Dans un article remontant à juin 2013, le magazine The Atlantic a montré comment cette alliance pouvait contribuer à accroître les pouvoirs des agences de sécurité des pays membres. «Supposons que vous êtes la NSA. Certains types d’espionnage auprès des Américains vous sont interdits. Les lois sont toutefois différentes dans les autres pays membres de l’Alliance. Dans certains cas, les agences d’espionnage américaines ont les coudées plus franches chez les britanniques; dans d’autres cas, les agences britanniques ont la partie plus facile aux États-Unis. En un mot, les agences nationales de sécurité ont intérêt à être complices des agences étrangères espionnant leurs propres citoyens.» On apprenait récemment que la Nouvelle-Zélande espionne les pays vulnérables de sa région au bénéfice des Américains.

 
Je vois dans tout cela un processus de déshumanisation, une déshumanisation consistant à veiller de moins en moins sur les gens et à les sur veiller de plus en plus. Telle semble être l’orientation prise par de nombreux pays libres, à commencer par le Canada, soit disant pour contrer la menace terroriste. La criminalité connaît-elle donc une hausse inquiétante? Non. Ce qui augmente, par contre, c’est la solitude et une inégalité qui dans une ville comme Vancouver rend l’accès à la propriété très difficile même pour la classe moyenne. Ce qui augmente aussi c’est le nombre de rapports avec des machines par opposition au nombre et à la qualité des rapports avec d’autres humains. La disparition des facteurs dans les villes canadiennes illustre bien ce phénomène.

1- Voir Paul Johnson, A History of the Modeern World, Weidenfeld and NIcholson, London, 1983, p.70. Dans son décret de janvier 1918 Lénine donne cette consigne à ses agents: «Purge the Russian land of all kinds of  harmfull insects.»

 

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