Le Banquet - 1re partie

Platon
« Le sujet de ce dialogue est l'Amour.

Voici d'abord le préambule, dont aucune circonstance n'est indifférente. L’Athénien Apollodore fait à des personnages qui ne sont pas nommés le récit d’un souper donné, entre autres convives, à Socrate, à Phèdre, au médecin Eryximaque et au poëte comique Aristophane, par Agathon, lorsqu’il remporta le prix avec sa première tragédie. Apollodore n'a pas assisté lui-même à ce souper, mais il en a su les détails d’un certain Aristodème, l’un des convives, dont il a constaté la véracité par le témoignage de Socrate lui-même. Et ces détails sont d’autant plus présents à sa mémoire, qu’il a eu, depuis peu, l'occasion de les raconter. Les plus simples en apparence ont leur importance. - Les convives sont déjà réunis chez Agathon ; Socrate seul se fait attendre. On le voit se diriger tout pensif vers la maison d'Agathon, et s'arrêter longtemps à la porte, immobile et absorbé, malgré des appels réitérés, pendant que le souper commence. N’est-ce pas une image sensible de sa frugalité proverbiale, de son penchant décidé à la méditation plutôt qu’à cette activité extérieure qui distrait les autres hommes ? Il entre chez Agathon, sur la fin du souper, et sa venue imprime à la réunion un caractère de sobriété et de gravité inaccoutumées. Sur l'avis d'Eryximaque, les convives tombent d'accord de boire modérément, de renvoyer la joueuse de flûte et de lier quelque conversation. De quoi parlera-t-on ? de l’Amour. Voilà Platon dans son sujet. Quel art de préparer l'esprit à la théorie qui va se développer sans effort, bien qu’avec une suite logique, dans le discours que chacun des convives doit faire sur l'Amour ! Et quel soin de se prémunir contre la monotonie, en conservant à ces fins discoureurs la façon de penser et de dire convenable au caractère et à la profession de chacun ! Phèdre parle en jeune homme, mais en jeune homme dont l'étude de la philosophie a déjà purifié les passions ; Pausanias en homme mûr, à qui l’âge et la philosophie ont appris ce que ne sait pas la jeunesse. Eryximaque s'explique en médecin. Aristophane a l'éloquence du poëte comique, cachant sous des discours bouffons des pensées profondes. Agathon s'exprime en poëte ; enfin, après tous les autres, et quand la théorie s'est élevée par degrés, Socrate la complète et l'exprime dans le merveilleux langage d’un sage et d’un inspiré.

Phèdre prend le premier la parole pour faire de l'amour un éloge d'un caractère très-noble. Ce panégyrique est l'écho du sentiment de ce petit nombre d’hommes qu’une éducation libérale a rendus capables de juger l'amour en dehors de toute sensualité grossière et dans son action morale. L’amour est un dieu, et un dieu très­ancien, puisque ni les prosateurs, ni les poëtes n'ont pu nommer son père et sa mère ; ce qui signifie sans doute qu’il est malaisé sans étude d'expliquer son origine. - C’est le dieu qui fait le plus de bien aux hommes, parce qu’il ne souffre pas la lâcheté dans les amants, et qu’il leur inspire le dévouement. C’est comme un principe moral qui gouverne la conduite, en suggérant à tous les hommes la honte du mal et la passion du bien. « De sorte que si, par quelque enchantement, un État ou une armée pouvait n’être composée que d’amants et d'aimés, il n’y aurait point de peuple qui portât plus haut l’horreur du vice et l'émulation de la vertu. » Enfin, c'est un dieu qui fait le bonheur de l’homme, en ce qu’il le rend heureux sur la terre et heureux dans le ciel, où quiconque a fait le bien reçoit sa récompense. « Je conclus, dit Phèdre, que, de tous les dieux, l'Amour est le plus ancien, le plus auguste, et le plus capable de rendre l’homme vertueux et heureux durant la vie et après la mort. »

Pausanias est le second à parler. Il corrige d’abord ce qu’il y a d'excessif dans cet éloge enthousiaste. Puis il précise la question, et place la théorie de l’amour à l'entrée de sa vraie voie, la voie d’une recherche philosophique. L’Amour ne va pas sans Vénus, c'est-à-dire qu’il ne s’explique pas sans la beauté ; première indication de ce lien étroit qui sera mis dans un grand jour entre l'Amour et le Beau. Or, il y a deux Vénus, l’une ancienne, fille du Ciel, et qui n'a point de mère : c'est Vénus Uranie ou céleste ; l’autre plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné : c'est la Vénus populaire. Il y a donc deux Amours, correspondant aux deux Vénus : le premier, sensuel, brutal, populaire, ne s'adresse qu’aux sens ; c'est un amour honteux et qu’il faut éviter. Pausanias, après avoir, dès le début, marqué ce point oublié par Phèdre, satisfait de ces seuls mots, n’y revient plus dans la suite de son discours. L’autre amour s'adresse à l’intelligence, et par cela même, au sexe qui participe le plus de l'intelligence, au sexe masculin. Celui-là est digne d’être honoré de tous et recherché. Mais il demande, pour être bon et honnête, plusieurs conditions difficiles à réunir de la part de l’amant. - L'amant ne doit pas s’attacher à un ami trop jeune, ne pouvant pas prévoir ce que deviendront le corps et l'esprit de son ami : le corps peut se déformer en grandissant, et l'esprit se corrompre ; il est sage d’éviter ces mécomptes, en recherchant les jeunes hommes plutôt que les enfants. - L’amant doit se conduire à l'égard de son ami selon les règles de l’honnêteté : « Il est déshonnête d’accorder ses faveurs à un homme vicieux pour de mauvais motifs. » Il ne l’est pas moins de céder à un homme riche ou puissant, par désir de l'argent ou des honneurs. - L'amant doit aimer l’âme, et dans l’âme la vertu. L'amour alors est fondé sur un échange de services réciproques entre l’amant et l’ami, dans le but « de se rendre mutuellement heureux. » Ces réflexions de plus en plus relevées de Pausanias ont dégagé l’élément de la question, qui restera l’objet suivi de tous les autres discours, l’élément à la fois psychologique et moral, prêt à se transformer et à s'agrandir encore.

Le médecin Eryximaque, qui discourt le troisième, garde dans sa manière d'envisager l'amour, dans la nature des développements qu'il donne à sa pensée, et jusque dans sa diction, tous les traits familiers à sa savante profession. Il accepte d’abord la distinction des deux amours marquée par Pausanias. Mais il va plus loin que lui. Il se propose d’établir que l'amour ne réside pas seulement dans l’âme des hommes, mais qu’il est dans tous les êtres. Il le regarde comme l’union et l’harmonie des contraires ; et il prouve la vérité de sa définition par les exemples que voici : L'amour est dans la Médecine, en ce sens que la santé du corps résulte de l’harmonie des qualités qui constituent le bon et le mauvais tempérament. L'art d’un bon médecin, c'est d’être habile à ramener cette harmonie, quand elle est troublée, et à la maintenir. - L’amour est dans les éléments, puisqu’il faut l’accord du sec et de l’humide, du chaud et du froid, naturellement contraires, pour produire une température calme et mesurée. - N’y a-t-il pas aussi de l’amour dans la Musique, cette combinaison des sons opposés, du grave et de l’aigu, du plein et du ténu ? - De même dans la Poésie, dont le rhythme n’est dû qu'à l’union des brèves et des longues. - De même encore dans les Saisons, qui sont l’heureux tempérament des éléments entre eux, un accord d’influences dont la connaissance est l'objet propre de l'astronomie. - De même enfin dans la Divination et la Religion, puisque leur but est de maintenir dans une proportion convenable ce qu’il y a de bon et de vicieux dans la nature humaine, et de faire vivre en bonne intelligence les hommes et les dieux. L'amour est donc partout ; mauvais et funeste quand les éléments opposés se refusent à s'unir, et, prédominant l’un sur l'autre, échappent à l'harmonie ; bon et salutaire quand cette harmonie s'opère et se maintient. Il est aisé de voir que le trait saillant de ce discours, c'est la définition nouvelle de l’amour : l’union des contraires. La théorie s'est élargie ; et déjà elle ouvre devant l'esprit un horizon très-vaste, puisque du domaine de la psychologie, où elle était resserrée dans le principe, elle tend à embrasser l’ordre des choses physiques tout entier.

Aristophane, qui, au lieu de parler à son tour, avait cédé la parole à Eryximaque, sans doute parce que ce qu’il avait à dire de l'amour devait mieux se lier au langage du savant médecin, en venant après plutôt qu’avant, Aristophane entre dans un ordre d’idées qui semblent diamétralement opposées, et qui pourtant sont au fond concordantes. L'amour est, selon lui, l’union des semblables. Pour confirmer son sentiment et donner, à son tour, des preuves toutes nouvelles de l’universalité de l’amour, il imagine une mythologie au premier abord très-bizarre.

Primitivement, il y avait trois espèces d’hommes, les uns tout hommes, les autres tout femmes, les troisièmes homme et femme, les Androgynes, espèce tout à fait inférieure aux deux premières. - Ces hommes étaient tous doubles : deux hommes unis, deux femmes unies, un homme et une femme réunis. Ils étaient joints par la peau du ventre, et avaient quatre bras, quatre jambes, deux visages dans une seule tête opposés l'un à l’autre et tournés du côté du dos, les organes de la génération doubles et placés du côté du visage, au-dessous du dos. Les deux êtres ainsi unis, pleins d’amour l'un pour l'autre, engendraient leurs semblables, non pas en s'unissant, mais en laissant tomber la semence à terre, comme les cigales. - Cette race d’hommes était forte. Elle en devint orgueilleuse et hardie au point de tenter, comme les géants de la fable, d'escalader le ciel. Pour la punir et diminuer sa force, Jupiter résolut de diviser ces hommes doubles. Il commença par les couper en deux, et il chargea Apollon de guérir la plaie. Le dieu façonna le ventre et la poitrine, et, pour humilier les coupables, tourna le visage du côté où la séparation avait été faite, afin de leur mettre pour toujours sous les yeux le souvenir de leur mésaventure. - Les organes de la génération étaient restés du côté du dos, de sorte que quand les moitiés séparées, attirées par l'ardeur de l'amour, se rapprochaient l'une de l'autre, elles ne pouvaient engendrer : la race se perdait. Jupiter intervint, mit ces organes sur le devant, et rendit la génération et la reproduction possibles. Mais, dès lors, la génération se fit par l’union du mâle avec la femelle, et la satiété sépara l’un de l’autre les êtres du même sexe primitivement unis. Toutefois ils ont gardé, dans l'amour qu’ils éprouvent l'un pour l'autre, le souvenir de leur ancien état : les hommes nés des hommes doubles s’aiment entre eux, comme les femmes nées des femmes doubles s’aiment entre elles, comme les femmes nées des Androgynes aiment les hommes, et comme les hommes nés de ces mêmes Androgynes ont de l'amour pour les femmes.

Quel est l’objet de ce mythe ? C’est apparemment d’expliquer et de classer toutes les espèces de l'amour humain. Les conclusions qu'on en tire à ce double point de vue sont empreintes si profondément du caractère des moeurs grecques à l'époque de Platon, qu’elles sont en contradiction absolue avec les sentiments que l'esprit moderne et le christianisme ont fait prévaloir. Car, en prenant pour point de départ la définition d’Aristophane, que l’amour est l'union des semblables, on arrive à cette conséquence que l'amour de l’homme pour la femme et de la femme pour l’homme, est de tous le plus inférieur, puisqu’il est l’union de deux contraires. Il faut donc mettre au-dessus de lui l'amour de la femme pour la femme, recherché par les Tribades, et au-dessus de ces deux amours celui de l’homme pour l’homme, le plus noble de tous. Non-seulement il est plus noble, mais en lui-même il est le seul amour vrai et durable. Aussi quand les deux moitiés d'un homme double qui se cherchent sans cesse viennent à se rencontrer, elles partagent à l'instant le plus violent amour, et n'ont plus qu’un désir, celui d’une union intime et indissoluble qui les ramène à leur premier état. C’est ici que le sentiment d’Aristophane se rapproche du sentiment d’Eryximaque. Il y a entre eux, en effet, ce point commun, que l’amour, envisagé tour à tour comme l’harmonie des contraires et comme l’union des semblables, est, dans tous les cas, le désir de l’unité. C’est une idée qui entraîne la théorie, de la psychologie et de la physique, dans la métaphysique.

Agathon prend la parole à son tour. Il est poëte et rhéteur habile ; aussi son discours exhale-t-il un parfum d’élégance. Il annonce qu’il va compléter ce qui manque encore à la théorie de l'amour, en se demandant quelle est sa nature d'abord, et, d'après sa nature, ses effets. L’Amour est le plus heureux des dieux : il est donc de nature divine. Et pourquoi le plus heureux ? parce qu’il est le plus beau ; et le plus beau, parce qu’il est le plus jeune, échappant toujours à la vieillesse, et compagnon de la jeunesse. Il est le plus tendre et le plus délicat, puisqu’il ne choisit sa demeure que dans l’âme des hommes, ce qu’il y a de plus délicat et de plus tendre après les dieux. Il est le plus subtil aussi ; sans quoi il ne pourrait, comme il fait, se glisser partout, pénétrer dans tous les coeurs et en sortir de même ; et le plus gracieux, puisqu’il ne va jamais sans la beauté, fidèle au vieil adage qu’Amour et laideur sont en guerre. - L’Amour est le meilleur des dieux, comme étant le plus juste, puisqu’il n'offense jamais et n'est jamais offensé ; le plus tempérant, puisque la tempérance consiste à dominer les plaisirs, et qu’il n'est aucun plaisir supérieur à l’amour ; le plus fort, car il a vaincu Mars lui-même, le dieu de la victoire ; le plus habile enfin, parce qu’il fait à son gré les poëtes et les artistes, et qu’il est le maître d’Apollon, des Muses, de Vulcain, de Minerve et de Jupiter. Après cette ingénieuse peinture de la nature de l’Amour, Agathon veut, comme il se l'est promis, célébrer ses bienfaits. Il le fait dans une péroraison brillante, empreinte de cette élégance un peu maniérée qui caractérisait son talent, et dont Platon paraît avoir voulu donner une copie fidèle et légèrement ironique. « L’éloquence d’Agathon, va dire Socrate, m’a rappelé Gorgias. »

Tous les convives ont exprimé librement leurs idées sur l'amour ; Socrate est le seul qui n'ait pas rompu le silence. Ce n'est pas sans raison qu’il parle le dernier : évidemment il est l’interprète direct de Platon ; et c’est expressément dans son discours qu’il faut chercher la théorie platonicienne. Voilà pourquoi il se compose de deux parties : l'une critique, dans laquelle Socrate repousse ce qui lui paraît inadmissible dans ce qui précède, surtout dans le discours d'Agathon ; l'autre dogmatique, où il donne, en gardant la division d'Agathon, sa propre opinion sur la nature et sur les effets de l'amour. En voici l'analyse :

Le discours d’Agathon est très-beau, mais peut-être plus pénétré de poésie que de philosophie, plus mensonger que véridique. Il avance, en effet, que l'amour est dieu, qu’il est beau et qu’il est bon ; mais rien de tout cela n'est vrai. L’amour n'est pas beau, parce qu’il ne possède pas la beauté, par la raison qu’il la désire : on ne désire que ce qu’on n'a pas. Il n’est pas bon non plus, par la raison que toutes les bonnes choses sont belles, le bon étant de sa nature inséparable du beau. Il s'ensuit que l'amour n'est pas bon parce qu’il n'est pas beau. Reste à prouver qu’il n'est pas dieu. - Ici, par un artifice de composition qui ressemble à une sorte de protestation implicite contre le rôle si complètement sacrifié de la femme jusqu’à ce moment, dans cet entretien sur l’amour. Platon fait passer ses sentiments dans la bouche d’une femme, l’étrangère de Mantinée, avant que de les laisser exprimer à Socrate.

C’est donc de la bouche de Diotime, « savante en amour et sur beaucoup d'autres choses, » que Socrate déclare avoir appris tout ce qu’il sait sur l'amour. D’abord elle lui a fait entendre que l'amour n'est ni beau ni bon, comme il l'a prouvé, et par suite qu’il n'est pas dieu. S’il était dieu, en effet, il serait beau et bon, parce que les dieux, auxquels rien ne manque, ne peuvent être privés ni de bonté ni de beauté. Est-ce à dire que l'amour soit un être laid et mauvais ? Cela ne s’ensuit pas nécessairement, parce qu’il y a entre la beauté et la laideur, entre la bonté et la méchanceté, un milieu, comme il y en a un entre la science et l’ignorance. Qu’est-il donc enfin ? L'amour est un être intermédiaire entre le mortel et l’immortel, en un mot, un démon. La fonction d’un démon, c’est de servir d'interprète entre les dieux et les hommes, apportant de la terre au ciel les hommages et les voeux des mortels, et du ciel à la terre les volontés et les bienfaits des dieux. À ce titre, l'amour entretient l’harmonie entre la sphère humaine et la sphère divine, il rapproche ces natures contraires ; il est avec les autres démons le lien qui unit le grand tout. Cela revient à dire que c'est par l'effort de l'amour que l’homme s'élève à Dieu : c'est le fond pressenti de la vraie pensée de Platon ; mais il reste à la développer et à l’éclaircir.

À quoi servirait de connaître la nature et le rôle de l’amour, si l’on devait ignorer son origine, son objet, ses effets et sa fin suprême. Platon n'a garde de laisser ces questions dans le doute. L’Amour a été conçu le jour de la naissance de Vénus ; il est né du dieu de l'abondance, Poros, et de la pauvreté, Pénia : ceci explique à la fois sa nature semi-divine et son caractère. Il tient de sa mère d’être pauvre, maigre, défait, sans abri, misérable, et de son père d’être mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile et heureux, sans cesse à la piste des bonnes et belles choses. Il est passionné pour la sagesse, qui est belle et bonne par excellence, n'étant ni assez sage en lui-même pour la posséder, ni assez ignorant pour croire qu’il la possède. Son objet, en dernière analyse, c'est le beau et le bien, que Platon identifie sous un seul mot, la Beauté. Mais il faut bien entendre ce que c'est qu’aimer le beau : c'est désirer de se l'approprier et de le posséder toujours, pour être heureux. Et comme il n'est pas un homme qui ne soit à la recherche de son propre bonheur, il faut distinguer, entre tous, celui auquel s’applique cette poursuite du bonheur dans la possession du Beau. C’est l’homme qui aspire à la production dans la beauté selon le corps et selon l'esprit. Et comme il ne s’estime parfaitement heureux que si cette production doit se perpétuer sans interruption et sans fin, il s’ensuit que l'amour n'est rien autre chose, à vrai dire, que le désir même de l’immortalité. C’est même la seule immortalité qui soit possible à l'homme selon le corps. Elle se produit par la naissance des enfants, par la succession et la substitution d'un être jeune à un être vieux. Ce désir de se perpétuer est la raison de l'amour paternel, de cette sollicitude à s’assurer la transmission de son nom et de ses biens. Mais, au-dessus de cette production et de cette immortalité selon le corps, il y a celles qui se font selon l'esprit. Elles sont le propre de l'homme qui aime la beauté de l’âme, et qui cherche à produire dans une belle âme qui l’a séduit les traits inestimables de la vertu et du devoir. Celui-là perpétue la sagesse dont les germes étaient en lui, et par là il s’assure une immortalité bien supérieure à la première.

Les dernières pages du discours de Socrate sont consacrées à marquer la suite des efforts par lesquels l'amour s'élève de degré en degré jusqu’à sa fin suprême. L’homme possédé par l'amour s'attache d’abord à un beau corps, puis à tous les beaux corps, dont les beautés sont soeurs l'une de l'autre. C’est le premier degré de l’amour. Il s’éprend ensuite des belles âmes et de tout ce qui est beau en elles, les sentiments et les actions. Il franchit ce second degré pour passer de la sphère des actions à celle de l’intelligence. Là il se sent pris d'amour pour toutes les sciences, dont la beauté lui inspire avec une fécondité inépuisable les pensées supérieures et tous ces grands discours qui constituent la philosophie. Mais, entre toutes les sciences, il en est une qui enfin captive sans partage son âme tout entière, la science même du Beau, dont la connaissance est le comble et la perfection de l'amour. Et qu’est-ce que ce beau si désirable et si difficile à atteindre ? C’est la beauté en soi, éternelle, divine, seule beauté réelle, et dont toutes les autres ne sont que le reflet. Éclairé de sa pure et inaltérable lumière, l’homme rare auquel il est donné de la contempler à la fin sent naître en lui et engendre dans les autres toutes sortes de vertus ; celui-là est véritablement heureux, véritablement immortel.

Après le discours de Socrate, il semble que tout a été dit sur l'Amour et que le Banquet doit finir. Mais il a paru bon à Platon de mettre dans un relief inattendu l’élévation morale de sa théorie par son contraste avec la bassesse des attachements ordinaires des hommes. Voilà pourquoi on voit arriver tout d'un coup Alcibiade, à moitié ivre, la tête couronnée de lierre et de violettes, accompagné de joueuses de flûtes et d’une troupe de compagnons dans l’ivresse. Que veut dire cette orgie au milieu de ces philosophes ? Ne met-elle pas sous les yeux, selon les expressions de Platon, l'éternel contraste de la Vénus populaire et de la Vénus céleste ? Mais l'auteur ingénieux du Banquet en a tiré un autre effet puissant. L'orgie, qui menaçait déjà de devenir contagieuse, cesse par enchantement, à l’instant où Alcibiade a reconnu Socrate. Quelle image de la puissance à la fois et de la supériorité de cette morale de Socrate, dans le discours où Alcibiade fait comme malgré lui l’éloge le plus magnifique de cet enchanteur, et dévoile son attachement à la personne de Socrate, son admiration pour cette raison sereine et supérieure, et sa honte pour ses propres égarements !

Après qu’Alcibiade a fini de parler, la coupe recommence à circuler parmi les convives. Ils succombent tour à tour à l'excès de l’ivresse. Socrate seul invincible, parce que sa pensée, détachée de ces désordres, en préserve son corps, s’entretient de divers sujets avec ceux qui résistent jusqu’aux premières lueurs du jour. Alors, et quand tous les convives ont cédé au sommeil, il quitte la maison d'Agathon pour aller se livrer à ses occupations de tous les jours : dernière image de cette âme forte, que la philosophie avait rendue invulnérable aux passions. »

A. SAISSET, « Le Banquet. Argument » in Oeuvres complètes de Platon. Publiées sous la direction d' Émile Saisset. Tome cinquième. Dialogues dogmatiques. Paris, Charpentier, 1892, pp. 329-340.
    « Interlocuteurs :

    D’abord Apollodore, l’ami d’Apollodore ;
    Ensuite Socrate, Agathon, Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane, Alcibiade.


    APOLLODORE.

    Je crois que je suis assez bien préparé à vous faire le récit que vous me demandez ; car, tout dernièrement, comme je me rendais de ma maison de Phalère (1) à la ville, un homme de ma connaissance, qui venait derrière moi, m’aperçut, et m’appelant de loin : Homme de Phalère ! s'écria-t-il en badinant, Apollodore ! ne peux-tu ralentir le pas ? - Je m’arrêtai, et l’attendis. - Apollodore, me dit-il, je te cherchais justement ; je voulais te demander ce qui s’était passé chez Agathon, le jour où Socrate, Alcibiade et plusieurs autres y soupèrent. On dit que toute la conversation roula sur l’amour. J’en ai bien su quelque chose par un homme à qui Phénix, fils de Philippe, avait raconté une partie de leurs discours, mais cet homme ne put rien me dire de certain sur le détail de cet entretien ; il m'apprit seulement que tu le savais. Conte-le-moi donc ; aussi bien est-ce un devoir pour toi de faire connaître ce qu’a dit ton ami ; mais avant tout, dis-moi, étais-tu présent à cette conversation ? - Il paraît bien, lui répondis-je, que ton homme ne t’a rien dit de certain, puisque tu parles de cette conversation comme d’une chose arrivée depuis peu, et comme si j’avais pu y être présent. - Je le croyais. - Comment, lui dis-je, Glaucon, ne sais-tu pas qu’il y a plusieurs années qu’Agathon n'a mis le pied dans Athènes ? Pour moi, il n’y a pas encore trois ans que je fréquente Socrate et que je m'attache à étudier chaque jour toutes ses paroles et toutes ses actions. Avant ce temps-là j'errais de côté et d’autre, et, croyant mener une vie raisonnable, j'étais le plus malheureux de tous les hommes. Je m’imaginais, comme tu fais maintenant, qu’il n'était rien dont il ne fallût s’occuper plutôt que de philosophie. - Allons, ne raille point, mais dis-moi quand eut lieu cette conversation. - Nous étions bien jeunes, toi et moi : ce fut dans le temps qu'Agathon remporta le prix avec sa première tragédie, et le lendemain du jour où, en l’honneur de sa victoire, il sacrifia aux dieux entouré de ses choristes. - Tu parles de loin, ce me semble ; mais de qui tiens-tu ce que tu sais ? Est-ce de Socrate ? - Non, par Jupiter ! lui dis-je, mais de celui-là même qui l'a conté à Phénix : c'est un certain Aristodème du bourg de Cydathène, un petit homme qui va toujours nu-pieds. Il était présent, et, si je ne me trompe, c'était alors un des hommes le plus épris de Socrate. J'ai quelquefois interrogé Socrate sur des particularités que je tenais de cet Aristodème, et leurs récits étaient d'accord. - Que tardes-tu donc, me dit Glaucon, à me raconter l’entretien ? Pouvons-nous mieux employer le chemin qui nous reste d’ici à Athènes ? - J’y consentis, et nous causâmes de tout cela chemin faisant. Voilà comment, je vous le disais tout à l’heure, je suis assez bien préparé ; et il ne tiendra qu’à vous d'entendre ce récit. Aussi bien, outre le profit que je trouve à parler ou à entendre parler de philosophie, il n'y a rien au monde à quoi je prenne tant de plaisir ; tandis que je me meurs d’ennui, au contraire, quand je vous entends, vous autres riches et gens d'affaires, parler de vos intérêts. Je déplore votre aveuglement et celui de vos amis : vous croyez faire merveilles, et vous ne faites rien de bon. Peut­être vous aussi, de votre côté, me trouvez-vous fort à plaindre, et il me semble que vous avez raison ; mais moi, je ne crois pas que vous êtes à plaindre, je suis sûr que vous l’êtes.

    L’AMI D'APOLLODORE.

    Tu es toujours le même, Apollodore : toujours disant du mal de toi et des autres, et persuadé que tous les hommes, excepté Socrate, sont misérables, à commencer par toi. Je ne sais pas pourquoi on t'a donné le nom de Furieux ; mais je sais bien qu’il y a toujours quelque chose de cela dans tes discours. Tu es toujours aigri contre toi et contre tout le reste des hommes, excepté Socrate.

    APOLLODORE.

    Il te semble donc, mon cher, qu’il faut être un furieux et un insensé pour parler ainsi de moi et de tous tant que vous êtes ?

    L’AMI D’APOLLODORE.

    Ce n'est pas le moment, Apollodore, de disputer là-dessus. Rends-toi, sans plus tarder, à notre demande, et redis-nous les discours qui furent tenus chez Agathon.

    APOLLODORE.

    Les voici à peu près ; ou plutôt prenons la chose dès le commencement, comme Aristodème me l'a racontée.

    Je rencontrai Socrate, me dit-il, qui sortait du bain, et qui avait aux pieds des sandales, contre sa coutume. Je lui demandai où il allait si beau. Je vais souper chez Agathon, me répondit-il. J’ai refusé d'assister à la fête qu’il donnait hier pour célébrer sa victoire, parce que je craignais la foule ; mais je me suis engagé pour aujourd’hui, voilà pourquoi tu me vois si paré. Je me suis fait beau pour aller chez un beau garçon. Mais toi, Aristodème, serais-tu d’humeur à y venir souper aussi, quoique tu ne sois point prié ? - Comme tu voudras, lui dis-je. - Suis-moi donc, et changeons le proverbe en montrant qu’un honnête homme peut aussi aller souper chez un honnête homme sans en être prié. J’accuserais volontiers Homère (2) de n'avoir pas seulement changé ce proverbe, mais de s’en être moqué, lorsque après nous avoir représenté Agamemnon comme un grand guerrier, et Ménélas comme un assez faible combattant, il fait venir Ménélas au festin d'Agamemnon sans être invité, c'est-à-dire un inférieur à la table d’un homme qui est très-au-dessus de lui. - J'ai bien peur, dis-je à Socrate, de n’être pas tel que tu voudrais, mais plutôt, selon Homère, l’homme médiocre qui se rend à la table du sage sans être invité. Au surplus, c'est toi qui me conduis, c'est à toi de me défendre, car pour moi je n’avouerai pas que je viens sans invitation ; je dirai que c'est toi qui m'as prié. - Nous sommes deux (3), répondit Socrate, et nous trouverons l’un ou l’autre ce qu’il faudra dire. Allons seulement.

    Nous nous dirigeâmes vers le logis d'Agathon, en nous entretenant de la sorte. Mais, pendant le trajet, Socrate, devenu tout pensif, demeura en arrière. - Je m'arrêtai pour l'attendre, mais il me dit d'aller toujours devant. Arrivé à la maison d'Agathon, je trouvai la porte ouverte ; et il m'arriva même une assez plaisante aventure. Un esclave d’Agathon me mena sur-le-champ dans la salle où était la compagnie, qui était déjà à table, et qui attendait que l’on servît. Agathon, aussitôt qu’il me vit : O Aristodème, s'écria-t-il, sois le bienvenu, si tu viens pour souper ! Si c'est pour autre chose, nous en parlerons un autre jour. Je t’ai cherché hier pour te prier d’être des nôtres, mais je n'ai pu te trouver. Et Socrate, pourquoi ne nous l’amènes-tu pas ? - Là-dessus je me retourne, et je vois que Socrate ne m’a pas suivi. Je suis venu avec lui, leur dis-je, c'est lui-même qui m'a invité. - Tu as bien fait, reprit Agathon ; mais lui, où est-il ? - Il marchait sur mes pas, et je ne conçois pas ce qu’il peut être devenu. - Enfant, dit Agathon, va voir où est Socrate, et amène-le-nous. Et toi, Aristodème, mets-toi à côté d’Éryximaque. Enfant, qu’on lui lave les pieds, afin qu’il prenne place. Cependant un autre esclave vint annoncer qu’il avait trouvé Socrate debout sur le seuil de la maison voisine ; mais qu’on avait beau l'appeler, il ne voulait point venir. Voilà une chose étrange ! dit Agathon. Retourne et ne le quitte point qu’il ne soit entré. - Non, non, dis-je alors, laissez-le. Il lui arrive assez souvent de s’arrêter ainsi en quelque lieu qu’il se trouve. Vous le verrez bientôt, si je ne me trompe. Ne le troublez donc pas, laissez-le. - Si c'est là ton avis, dit Agathon, à la bonne heure. Et vous, enfants, servez-nous. Apportez-nous ce que vous voudrez, comme si vous n’aviez personne ici pour vous donner des ordres, car c'est un soin que je n’ai jamais pris. Regardez-nous, moi et mes amis, comme des hôtes que vous auriez vous-mêmes invités. Faites de votre mieux, et tirez-vous-en à votre honneur.

    Nous commençâmes à souper, et Socrate ne venait point. À chaque instant, Agathon voulait qu’on l'envoyât chercher ; mais j'empêchais toujours qu’on ne le fît. Enfin Socrate entra, après nous avoir fait attendre quelque temps, selon sa coutume, et comme on avait à moitié soupé. Agathon, qui était seul sur un lit au bout de la table, le pria de se mettre auprès de lui. - Viens, dit-il, Socrate, que je m'approche de toi le plus que je pourrai pour tâcher d’avoir ma part des sages pensées que tu viens de trouver ici près ; car j'ai la certitude que tu as trouvé ce que tu cherchais ; autrement tu serais encore à la même place. - Quand Socrate se fut assis : Plût aux dieux, dit-il, que la sagesse, Agathon, fût quelque chose qui pût couler d’un esprit dans un autre, quand deux hommes sont en contact, comme l'eau coule, à travers un morceau de laine, d’une coupe pleine dans une coupe vide ! Si la pensée était de cette nature, ce serait à moi de m'estimer heureux d’être auprès de toi : je me remplirais, ce me semble, de cette bonne et abondante sagesse que tu possèdes ; car pour la mienne, c'est quelque chose de médiocre et d’équivoque, c'est un songe, pour ainsi dire. La tienne, au contraire, est une sagesse magnifique et riche des plus belles espérances, témoin le vif éclat qu'elle jette dès ta jeunesse et les applaudissements que plus de trente mille Grecs viennent de lui donner. - Tu es un railleur, reprit Agathon ; mais nous examinerons tantôt quelle est la meilleure, de ta sagesse ou de la mienne, et Bacchus sera notre juge. Présentement ne songe qu’à souper.

    Socrate s'assit, et quand lui et les autres convives eurent achevé de souper, on fit les libations, on chanta un hymne en l’honneur du dieu, et après toutes les autres cérémonies ordinaires, on parla de boire. Pausanias prit alors la parole :

    Voyons, dit-il, comment nous boirons sans nous faire de mal. Pour moi, je déclare que je suis encore incommodé de la débauche d’hier, et j’ai besoin de respirer un peu, ainsi que la plupart de vous, je pense ; car hier vous étiez des nôtres. Avisons donc à boire modérément. - Pausanias, dit Aristophane, tu me fais grand plaisir de vouloir qu’on se ménage ; car je suis un de ceux qui se sont le moins épargnés la nuit dernière. - Que je vous aime de cette humeur ! dit Éryximaque, fils d'Acumène. Mais il reste un avis à prendre : Agathon se trouve-t-il en état de bien boire ? - Pas plus que vous, répondit-il. - Tant mieux pour nous, reprit Éryximaque, pour moi, pour Aristodème, pour Phèdre et pour les autres, si vous, les braves, vous êtes rendus : car nous sommes toujours de pauvres buveurs. Je ne parle pas de Socrate, il boit comme on veut ; peu lui importe donc le parti qu'on prendra. Ainsi, puisque je ne vois personne ici en humeur de bien boire, j'en serai moins importun si je vous dis quelques mots de vérité sur l’ivresse. Mon expérience de médecin m'a parfaitement prouvé que l'excès du vin est funeste à l'homme. Je l’éviterai toujours tant que je pourrai ; et jamais je ne le conseillerai aux autres, surtout quand ils se sentiront encore la tête pesante d'une orgie de la veille. - Tu sais, lui dit Phèdre de Myrrhinos en l’interrompant, que je suis volontiers de ton avis, surtout quand tu parles médecine ; mais tu vois que tout le monde est raisonnable aujourd’hui.

    Il n’y eut qu'une voix : on résolut d’un commun accord de ne point faire de débauche, et de ne boire que pour son plaisir. - Puisqu’il est convenu, dit Eryximaque, qu’on ne forcera personne, et que chacun boira comme il voudra, je suis d'avis que l'on renvoie premièrement cette joueuse de flûte. Qu’elle aille jouer pour elle, ou, si elle veut, pour les femmes dans l’intérieur. Quant à nous, si vous m'en croyez, nous lierons ensemble quelque conversation. Je vous en proposerai même le sujet, si bon vous semble. - Chacun d'applaudir et de l'engager à entrer en matière. - Éryximaque reprit donc : Je commencerai par ce vers de la Mélanippe d’Euripide : Ce discours n'est pas de moi, mais de Phèdre. Car Phèdre me dit chaque jour, avec une espèce d’indignation : O Éryximaque, n'est-ce pas une chose étrange que, de tant de poëtes qui ont fait des hymnes et des cantiques en l’honneur de la plupart des dieux, aucun n'ait fait l'éloge de l'Amour, qui est pourtant un si grand dieu ? Vois les sophistes habiles : ils composent tous tous les jours de grands discours en prose à la louange d’Hercule et des autres demi-dieux, témoin le fameux Prodicus ; et cela n'est pas surprenant. J’ai même vu un livre qui portait pour titre : l'Éloge du sel, où le savant auteur exagérait les merveilleuses qualités du sel et les grands services qu’il rend à l'homme. En un mot, tu ne verras presque rien qui n'ait eu son panégyrique. Comment donc peut-il se faire que, dans cette grande ardeur de louer tant de choses, personne, jusqu’à ce jour, n’ait entrepris de célébrer dignement l'Amour, et qu’on ait oublié un si grand dieu ? Pour moi, continua Éryximaque, j’approuve l'indignation de Phèdre. Je veux donc payer mon tribut à l'Amour, et me le rendre favorable. Il me semble en même temps qu’il siérait très-bien à une compagnie telle que la nôtre d’honorer ce dieu. Si cela vous plaît, il ne faut point chercher d'autre sujet de conversation. Chacun improvisera de son mieux un discours à la louange de l'Amour. On fera le tour de gauche à droite. Ainsi Phèdre parlera le premier ; d’abord parce que c'est son rang, ensuite parce qu’il est l'auteur de la proposition que je vous fais. - Je ne doute pas, Éryximaque, dit Socrate, que ton avis ne passe tout d’une voix. Ce n’est pas moi, du moins, qui le combattrai, moi qui fais profession de ne savoir que l'amour. Ce n'est pas non plus Agathon, ni Pausanias, ni Aristophane assurément, lui qui est tout dévoué à Bacchus et à Vénus. Je puis également répondre du reste de la compagnie, quoique, à dire vrai, la partie ne soit pas égale pour nous autres, qui sommes assis les derniers. En tout cas, si ceux qui nous précèdent font bien leur devoir et épuisent la matière, nous en serons quittes pour donner notre approbation. Que Phèdre commence donc sous d’heureux auspices, et qu’il loue l'Amour.

    Le sentiment de Socrate fut unanimement adopté. Vous rendre ici mot pour mot tous les discours que l’on prononça, c'est ce que vous ne devez pas attendre de moi ; Aristodème, de qui je les tiens, n’ayant pu me les rapporter si parfaitement, et moi-même ayant laissé échapper quelque chose du récit qu’il m'en a fait : mais je vous redirai l’essentiel. Voici donc à peu près, selon lui, quel fut le discours de Phèdre :

    « C'est un grand dieu que l'Amour, bien digne d’être honoré parmi les dieux et parmi les hommes pour mille raisons ; mais surtout pour son ancienneté ; car il n’y a point de dieu plus ancien que lui. Et la preuve, c'est qu’il n’a ni père ni mère. Aucun poëte, aucun prosateur ne lui en attribue. Selon Hésiode (4), le Chaos exista d’abord ; ensuite la Terre au large sein, base éternelle et inébranlable de toutes choses, et l'Amour. Hésiode, par conséquent, fait succéder au Chaos la Terre et l'Amour. Parménide parle ainsi de son origine :

    L’Amour est le premier dieu qu’ il conçut (5).

    Acusilas (6) a suivi le sentiment d’Hésiode. Ainsi, d’un commun accord, l'Amour est le plus ancien des dieux. C'est aussi de tous les dieux celui qui fait le plus de bien aux hommes. Car je ne connais pas de plus grand avantage pour un jeune homme que d’avoir un amant vertueux, et pour un amant que d’aimer un objet vertueux. Naissance, honneurs, richesses, rien ne peut aussi bien que l'amour inspirer à l’homme ce qu’il faut pour mener une vie honnête : je veux dire la honte du mal et l'émulation du bien. Sans ces deux choses, il est impossible qu’un particulier ou un État fasse jamais rien de beau ni de grand. J’ose même dire que si un homme qui aime avait commis une mauvaise action, ou enduré un outrage sans le repousser, il n’y aurait ni père, ni parent, ni personne au monde devant qui cet homme eût autant de honte de paraître que devant celui qu’il aime. Et nous voyons qu’il en est de même de celui qui est aimé ; car il n'est jamais si confus que lorsqu’il est surpris en quelque faute par son amant. De sorte que si, par quelque enchantement, un État ou une armée pouvait n’être composé que d'amants et d’aimés, il n’y aurait point de peuple qui portât plus haut l’horreur du vice et l’émulation de la vertu. Des hommes ainsi unis, quoiqu’en petit nombre, pourraient en quelque sorte vaincre le monde entier. Car s’il est quelqu’un de qui un amant ne voudrait pas être vu quittant son rang ou jetant ses armes, c'est celui qu’il aime ; il préférerait mourir mille fois, surtout plutôt que d'abandonner son bien-aimé en péril et de le laisser sans secours : car il n'est point d’homme si lâche que l'amour n'enflammât alors du plus grand courage, et ne rendît semblable à un héros. Ce que dit Homère (7), que les dieux inspirent de l'audace à certains guerriers, on peut le dire de l'Amour plus justement que d'aucun des dieux. Ce n'est que parmi les amants qu'on sait mourir l’un pour l’autre. Et non-seulement des hommes, mais des femmes même ont donné leur vie pour sauver ce qu'elles aimaient. La Grèce en a vu l’éclatant exemple dans Alceste, fille de Pélias : il ne se trouva qu'elle qui voulût mourir pour son époux, quoiqu’il eût son père et sa mère. L'amour de l'amante surpassa de si loin leur amitié, qu'elle les déclara, pour ainsi dire, des étrangers à l’égard de leur fils ; il semblait qu’ils ne fussent ses proches que de nom. Et, quoiqu’il se soit fait dans le monde beaucoup de belles actions, il n'en est qu’un très-petit nombre qui aient racheté des enfers ceux qui y étaient descendus ; mais celle d'Alceste a paru si belle aux hommes et aux dieux, que ceux-ci, charmés de son courage, la rappelèrent à la vie. Tant il est vrai qu’un amour noble et généreux se fait estimer des dieux mêmes !

    « Ils n'ont pas ainsi traité Orphée, fils d’Æagre. Ils l'ont renvoyé des enfers, sans lui accorder ce qu’il demandait. Au lieu de lui rendre sa femme, qu’il venait chercher, ils ne lui en ont montré que le fantôme, parce qu’il avait manqué de courage, comme un musicien qu’il était. Plutôt que d’imiter Alceste, et de mourir pour ce qu’il aimait, il s'était ingénié à descendre vivant aux enfers. Aussi les dieux indignés l'ont puni de sa lâcheté, en le faisant périr par la main des femmes. Ils ont honoré, au contraire, Achille, fils de Thétis, et ils l'ont récompensé en le plaçant dans les îles des bienheureux, parce que sa mère lui ayant prédit que s’il tuait Hector il mourrait aussitôt après, mais que s’il voulait ne le point combattre, il reviendrait dans la maison de son père pour y mourir après une longue vieillesse, Achille ne balança point, préféra la vengeance de Patrocle à sa propre vie, et voulut non-seulement mourir pour son ami, mais même mourir sur le corps de son ami (8). Aussi les dieux l'ont honoré par-dessus tous les autres hommes, dans leur admiration pour son dévouement à celui dont il était aimé. Eschyle se moque de nous, quand il nous dit que c'était Patrocle qui était l’aimé. Achille était plus beau non-seulement que Patrocle, mais que tous les autres héros. Il était encore sans barbe et beaucoup plus jeune, comme dit Homère (9). Et véritablement, si les dieux approuvent ce qu’on fait pour ce que l'on aime, ils estiment, ils admirent, ils récompensent tout autrement ce que l'on fait pour celui dont on est aimé. En effet, celui qui aime est quelque chose de plus divin que celui qui est aimé ; car il est possédé d’un dieu. De là vient qu’Achille a été encore mieux traité qu'Alceste après sa mort dans les îles des bienheureux. Je conclus que, de tous les dieux, l'Amour est le plus ancien, le plus auguste, et le plus capable de rendre l’homme vertueux et heureux durant sa vie et après sa mort. »

    Phèdre finit de la sorte. Aristodème passa par-dessus quelques autres, dont il avait oublié les discours, et il vint à Pausanias, qui parla ainsi :

    « Je n’approuve point, Ô Phèdre ! la simple proposition qu'on a faite de louer l'Amour. Cela serait bon s’il n’y avait qu’un amour ; mais, comme il y en a plus d’un, il eût été mieux de dire avant tout quel est celui qu’on doit louer. C’est ce que je vais essayer de faire. Je dirai d’abord quel est l'amour qui mérite d’être loué, puis je le louerai le plus dignement que je pourrai. Il est constant que Vénus ne va point sans l'amour : s’il n’y avait qu’une Vénus, il n’y aurait qu'un amour ; mais, puisqu’il y a deux Vénus, il faut nécessairement qu’il y ait aussi deux amours. Qui doute qu’il y ait deux Vénus ? L'une plus âgée, fille du Ciel, et qui n'a point de mère : nous la nommons Vénus céleste ; l’autre, plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné : nous l’appelons Vénus populaire. Il s'ensuit que, des deux amours qui sont les ministres de ces deux Vénus, il faut nommer l'un céleste, l'autre populaire. Or, tous les dieux sans doute sont dignes d’être honorés ; mais distinguons bien les fonctions de ces deux amours.

    « Toute action en elle-même n'est ni belle ni laide : ce que nous faisons présentement, boire, manger, discourir, rien de tout cela n'est beau en soi, mais peut le devenir par la manière dont on le fait ; beau si on le fait selon les règles de l’honnêteté, et laid si on le fait contre ces règles. Il en est de même d'aimer. Tout amour, en général, n'est ni beau ni louable, mais seulement celui qui est honnête. L’amour de la Vénus populaire est populaire aussi, et n'inspire que des actions basses : c’est l’amour qui règne parmi les gens du commun. Ils aiment sans choix, non moins les femmes que les jeunes gens, plutôt le corps que l’âme ; plus on est déraisonnable, plus ils vous recherchent : car ils n’aspirent qu’à la jouissance ; pourvu qu’ils y parviennent, peu leur importe par quels moyens. De là vient qu’ils s'attachent à tout ce qui se présente, bon ou mauvais : car leur amour est celui de la Vénus la plus jeune, qui est née du mâle et de la femelle. Mais la Vénus céleste n’étant pas née de la femelle, mais du mâle seul, l’amour qui l’accompagne ne recherche que les jeunes gens. Attaché à une déesse plus âgée, et qui, par conséquent, n’a pas les sens fougueux de la jeunesse, ceux qu’il inspire n'aiment que le sexe masculin, naturellement plus fort et plus intelligent. Voici à quelles marques on pourra reconnaître les véritables serviteurs de cet amour : ils ne s’attachent point à une trop grande jeunesse, mais aux jeunes gens dont l’intelligence commence à se développer, c'est-à-dire dont la barbe paraît déjà. Car leur but n'est pas, selon moi, de mettre à profit l’imprudence d’un trop jeune ami, et de le séduire pour le laisser aussitôt après, et, riant de leur victoire, courir à quelque autre ; mais ils se lient dans le dessein de ne plus se séparer, et de passer toute leur vie avec ce qu’ils aiment. Il serait vraiment à souhaiter qu’il y eût une loi par laquelle il fût défendu d'aimer de trop jeunes gens, afin qu'on ne donnât point son temps à une chose si incertaine ; car qui sait ce que deviendra un jour cette jeunesse, quel pli prendront et le corps et l'esprit, de quel côté ils tourneront, vers le vice ou vers la vertu ? Les gens sages s'imposent eux-mêmes une loi si juste. Mais il faudrait la faire observer rigoureusement par les amants populaires dont nous parlions, et leur défendre ces sortes d’engagements, comme on les empêche, autant qu’il est possible, d'aimer les femmes de condition libre. Ce sont eux qui ont déshonoré l'amour, au point qu’ils ont fait dire qu’il était honteux d'accorder ses faveurs à un amant. C’est leur amour intempestif et injuste de la trop grande jeunesse qui seul a donné lieu à une semblable opinion, tandis que rien de ce qui se fait par des principes de sagesse et d’honnêteté ne saurait être blâmé justement.

    « Il n'est pas difficile de comprendre les lois qui règlent l'amour dans les autres pays, car elles sont précises et simples. Il n’y a que les villes d'Athènes et de Lacédémone où la coutume soit sujette à explication. Dans l’Élide, par exemple, et dans la Béotie, où l'on est peu habile dans l’art de parler, on dit simplement qu’il est bon d'accorder ses faveurs à qui nous aime ; personne ne le trouve mal, ni jeune ni vieux. Il faut croire que dans ces pays on a ainsi autorisé l’amour pour en aplanir les difficultés, et afin qu’on n’eût pas besoin pour se faire aimer de recourir à des artifices de langage dont les habitants ne sont pas capables. Mais ce commerce est déclaré infâme dans l’Ionie et dans tous les pays soumis à la domination des Barbares ; on y proscrit également la philosophie et la gymnastique : c'est qu’apparemment les tyrans n’aiment point à voir qu’il se forme parmi leurs sujets de grands courages ou des amitiés et des liaisons vigoureuses ; or, c'est ce que l'amour sait très-bien faire. Les tyrans d’Athènes en firent autrefois l’expérience : l'amour d'Aristogiton et la fidélité d’Harmodius renversèrent leur domination. Il est donc visible que, dans les États où il est honteux d’accorder ses faveurs à qui nous aime, cette sévérité vient de l’iniquité de ceux qui l'ont établie, de la tyrannie des gouvernants et de la lâcheté des gouvernés ; mais que, dans les pays où l’on dit simplement qu’il est bien d'accorder ses faveurs à qui nous aime, cette indulgence est une preuve de grossièreté. Tout cela est bien plus sagement ordonné parmi nous. Mais, comme je l’ai dit ; il n'est pas facile de comprendre nos principes à cet égard : d’un côté on dit qu’il est mieux d'aimer aux yeux de tout le monde que d'aimer en secret, et qu’il faut aimer de préférence les hommes les plus généreux et les plus vertueux, alors même qu’ils seraient moins beaux que d'autres. Il est étonnant comme tout le monde s’intéresse au succès d’un homme qui aime : on l'encourage ; ce qu’on ne ferait point si l'on croyait qu’il ne fût pas honnête d'aimer ; on l'estime quand il a réussi dans son amour, on le méprise quand il n’a pas réussi. La coutume permet à l'amant d'employer des moyens merveilleux pour parvenir à son but : et il n’y a pas un seul de ces moyens qui ne fût capable de le perdre dans l'estime des sages, s’il s'en servait pour toute autre chose que pour se faire aimer. Car si un homme, dans le dessein de s'enrichir ou d’obtenir un emploi, ou de se faire quelque autre établissement de cette nature, osait avoir pour quelqu’un la moindre des complaisances qu’un amant a pour ce qu’il aime, s’il employait les supplications, s’il joignait les larmes aux prières, s’il faisait des serments, s’il couchait à sa porte, s’il descendait à mille bassesses où un esclave aurait honte de descendre, il n’aurait ni un ennemi ni un ami qui ne l'empêchât de s'avilir à ce point. Les uns lui reprocheraient de se conduire en flatteur et en esclave ; les autres en rougiraient et s'efforceraient de l'en corriger. Cependant tout cela sied merveilleusement à un homme qui aime : non-seulement on souffre ses bassesses sans y attacher de déshonneur, mais on l'estime comme un homme qui fait très-bien son devoir : et ce qu’il y a de plus étrange, c'est qu'on veut que les amants soient les seuls parjures que les dieux ne punissent point ; car on dit que les serments n'engagent point en amour ; tant il est vrai que dans nos moeurs les hommes et les dieux permettent tout à un amant. Il n’y a donc personne qui là-dessus ne demeure persuadé qu’il est très-louable en cette ville, et d’aimer et de payer de retour ceux qui nous aiment. Et d’un autre côté cependant, si l'on considère avec quel soin un père met auprès de ses enfants un gouverneur qui veille sur eux, et que le plus grand devoir de ce gouverneur est d'empêcher qu’ils ne parlent à ceux qui les aiment ; que leurs camarades même, s’ils les voient entretenir de pareils commerces, les accablent de railleries ; que les gens plus âgés ne s’opposent point à ces railleries et ne blâment pas ceux qui s’y livrent : à examiner cet usage de notre ville, ne croirait-on pas que nous sommes dans un pays où il y a de la honte à former de pareilles liaisons ? Voici comment il faut accorder cette contradiction : l'amour, comme je disais d’abord, n’est de soi-même ni beau ni laid. Il est beau si l’on aime selon les règles de l’honnêteté ; il est laid si l'on aime contre ces règles. Or, il est déshonnête d'accorder ses faveurs à un homme vicieux et pour de mauvais motifs ; il est honnête de se rendre pour de bons motifs à l'amour d'un homme qui a de la vertu. J’appelle homme vicieux cet amant populaire qui aime le corps plutôt que l’âme ; car son amour ne saurait avoir de durée, puisqu’il aime une chose qui ne dure point. Dès que la fleur de la beauté qu’il aimait est passée, vous le voyez qui s’envole ailleurs, sans se souvenir de ses discours et de toutes ses promesses. Mais l'amant d’une belle âme reste fidèle toute la vie, car ce qu’il aime est durable. Ainsi donc la coutume, parmi nous, veut qu'on examine bien avant de s’engager, qu’on se rende aux uns et qu'on fuie les autres ; elle encourage à s’attacher à ceux-ci et à éviter ceux-là, parce qu’elle discerne et juge de quelle espèce est celui qui aime comme celui qui est aimé. Il s'ensuit qu’il y a de la honte à se rendre promptement ; et qu'on exige l’épreuve du temps qui fait mieux connaître toutes choses. Il est encore honteux de céder à un homme riche ou puissant ; soit qu'on succombe par crainte ou par faiblesse, ou qu’on se laisse éblouir par l’argent ou par l'espérance d'entrer dans les emplois : car, outre que des raisons de cette nature ne peuvent jamais former une amitié généreuse, elles portent d'ailleurs sur des fondements peu solides et peu durables. Reste un seul motif pour lequel, dans nos moeurs, on peut avec honnêteté favoriser un amant ; car, de même que la servitude volontaire d’un amant envers l'objet de son amour ne passe point pour de l’adulation et ne lui est point reprochée, de même il y a une autre espèce de servitude volontaire qui ne peut jamais être blâmée : c'est celle où l'on s'engage pour la vertu. On estime chez nous que si un homme s'attache à en servir un autre dans l'espérance de se perfectionner, grâce à lui, dans une science ou dans quelque partie de la vertu, cette servitude volontaire n'est point honteuse et ne s'appelle point de l'adulation. Il faut que l'amour se traite comme la philosophie et la vertu, et que leurs lois tendent au même but, si l'on veut qu’il soit honnête de favoriser celui qui nous aime ; car si l'amant et l'aimé s'aiment tous deux à ces conditions, savoir, que l’amant, en reconnaissance des faveurs de celui qu’il aime, sera prêt à lui rendre tous les services que l'équité lui permettra de rendre, que l'aimé, de son côté, pour reconnaître le soin que son amant aura pris de le rendre sage et vertueux, aura pour lui toutes les complaisances convenables ; et si l'amant est véritablement capable de donner science et vertu à ce qu'il aime, et que l’aimé ait un véritable désir d'acquérir de l'instruction et de la sagesse ; si, dis-je, toutes ces conditions se rencontrent, c'est alors uniquement qu’il est honnête d'accorder ses faveurs à qui nous aime. L’amour ne peut être permis pour quelque autre raison que ce soit : et alors il n'est point honteux d’être trompé. Partout ailleurs il y a de la honte, qu'on soit trompé ou qu'on ne le soit point ; car si, dans une espérance de gain, on s'abandonne à un amant que l’on croyait riche, et si l'on vient à reconnaître que cet amant est pauvre en effet, et qu’il ne peut tenir parole, la honte n'est pas moins grande : car on a montré qu’en vue du gain on pouvait tout faire pour tout le monde, et cela n'est guère beau. Au contraire, si, après avoir favorisé un amant que l'on avait cru honnête, dans l'espérance de devenir meilleur par le moyen de son amitié, on vient à reconnaître que cet amant n'est point honnête, et qu’il est lui-même sans vertu, il est beau d’être trompé de la sorte, car on a fait voir le fond de son coeur : on a montré que, pour la vertu et dans l'espérance de parvenir à une plus grande perfection, on était capable de tout entreprendre ; et il n’y a rien de plus glorieux. Il est donc beau d’aimer pour la vertu. Cet amour est celui de la Vénus céleste ; il est céleste lui-même, utile aux particuliers et aux États, et digne d’être l'objet de leur principale étude, puisqu’il oblige l'amant et l'aimé à veiller sur eux-mêmes et à s’efforcer de se rendre mutuellement vertueux. Tous les autres amours appartiennent à la Vénus populaire. Voilà, Phèdre, tout ce que je puis improviser pour toi sur l'amour. »

    Pausanias ayant fait ici une pause (et voilà un de ces jeux de mots (10) que nos sophistes enseignent), c’était à Aristophane à parler ; mais il en fut empêché par un hoquet qui lui était survenu, soit pour avoir trop mangé, soit pour toute autre raison. Il s'adressa donc au médecin Éryximaque, auprès duquel il était, et lui dit : Il faut, Éryximaque, ou que tu me délivres de ce hoquet, ou que tu parles pour moi jusqu’à ce qu’il ait cessé. - Je ferai l'un et l'autre, répondit Éryximaque, car je vais parler à ta place, et tu parleras à la mienne, quand ton incommodité sera passée. Elle le sera bientôt si tu veux retenir quelque temps ton haleine pendant que je parlerai ; sinon, il faut te gargariser la gorge avec de l'eau. Si le hoquet est trop violent, prends quelque chose pour te chatouiller le nez ; l’éternuement s'ensuivra, et, si tu fais cela une ou deux fois, le hoquet cessera infailliblement, quelque violent qu’il puisse être. - Commence toujours, dit Aristophane, je vais suivre ton ordonnance.

    Alors Éryximaque s’exprima ainsi :

    « Pausanias a très-bien commencé son discours ; mais la fin ne me paraissant pas suffisamment développée, je crois devoir la compléter. J’approuve fort la distinction qu’il a faite des deux amours ; mais je crois avoir découvert par mon art, la médecine, que l’amour ne réside pas seulement dans l’âme des hommes où il a pour objet la beauté, mais qu’il a bien d'autres objets, qu’il se rencontre dans bien d'autres choses, dans les corps de tous les animaux, dans les productions de la terre, en un mot, dans tous les êtres ; et que la grandeur et les merveilles du dieu éclatent en tout, dans les choses divines comme dans les choses humaines. Je prendrai dans la médecine mon premier exemple, afin d’honorer mon art.

    « La nature corporelle contient les deux amours. Car les parties du corps qui sont saines et celles qui sont malades constituent nécessairement des choses dissemblables, et le dissemblable aime le dissemblable. L’amour qui réside dans un corps sain est autre que celui qui réside dans un corps malade ; et la maxime que Pausanias vient d’établir, qu’il est beau d’accorder ses faveurs à un ami vertueux, et honteux de se rendre à celui qui est animé d’une passion déréglée, cette maxime est applicable au corps : il est beau et même nécessaire de céder à ce qu’il y a de bon et de sain dans chaque tempérament, et c'est en cela que consiste la médecine ; au contraire, il est honteux de complaire à ce qu’il y a de dépravé et de malade ; et il faut même le combattre, si l'on veut être un habile médecin. Car, pour le dire en peu de mots, la médecine est la science de l'amour dans les corps, par rapport à la réplétion et à l’évacuation ; et le médecin qui sait le mieux discerner en cela l'amour réglé d'avec le vicieux doit être estimé le plus habile ; et celui qui dispose tellement des inclinations du corps, qu’il peut les changer selon le besoin, introduire l’amour là où il n’existe pas et où il est nécessaire, et le retrancher là où il est vicieux, celui-là est un excellent praticien : car il faut qu’il sache établir l'amitié entre les éléments les plus ennemis et leur inspirer un amour mutuel. Or, les éléments les plus ennemis, ce sont les plus contraires, comme le froid et le chaud, le sec et l'humide, l’amer et le doux, et les autres de la même espèce. C’est pour avoir trouvé le moyen de mettre l'amour et la concorde entre ces contraires qu’Esculape, le chef de notre famille, a, comme le disent les poëtes, et comme je le crois moi-même, inventé la médecine. J’ose donc assurer que l'amour préside à la médecine, ainsi qu’à la gymnastique et à l’agriculture. Avec la moindre attention, on reconnaîtra de même sa présence dans la musique ; et c'est ce qu’Héraclite a peut-être voulu dire, quoiqu’il se soit mal expliqué. L’unité, dit-il, qui s’oppose à elle-même s’accorde avec elle-même : elle produit, par exemple, l’harmonie d’un arc ou d’une lyre. C’est une grande absurdité de dire que l’harmonie est une opposition, ou qu’elle consiste en des éléments opposés ; mais apparemment Héraclite entendait que c'est d’éléments d'abord opposés, comme le grave et l'aigu, et ensuite mis d'accord, que l'art musical tire l’harmonie. En effet, l’harmonie n'est pas possible tant que le grave et l'aigu restent opposés ; car l’harmonie est une consonnance, la consonnance un accord, et il ne peut y avoir d'accord entre des choses opposées tant qu’elles demeurent opposées : ainsi les choses opposées qui ne s’accordent pas ne produisent point d’harmonie. C’est encore de cette manière que les longues et les brèves, qui sont opposées entre elles, composent le rhythme lorsqu’elles sont accordées. Et ici c'est la musique, comme plus haut c'est la médecine, qui produit l’accord en établissant l'amour et la concorde entre les contraires. La musique est donc la science de l’amour relativement au rhythme et à l’harmonie. Il n'est pas difficile de reconnaître la présence de l'amour dans la constitution même du rhythme et de l’harmonie ; là ne se trouvent pas deux amours : mais lorsqu’il s’agit de mettre le rhythme et l'harmonie en rapport avec les hommes, soit en inventant, ce qui s'appelle composition musicale, soit en se servant à propos des airs et des mesures déjà inventés, ce qui s’appelle éducation, il faut alors une grande attention et un artiste habile. C'est ici le lieu d’appliquer la maxime établie plus haut : qu’il faut complaire aux hommes modérés et à ceux qui sont en voie de le devenir, et encourager leur amour, l'amour légitime et céleste, celui de la muse Uranie. Mais pour celui de Polymnie, qui est l'amour vulgaire, on ne doit le favoriser qu’avec une grande réserve, en sorte que l’agrément qu’il procure ne puisse jamais porter au déréglement. La même circonspection est nécessaire dans notre art pour régler l’usage des plaisirs de la table dans une si juste mesure qu’on puisse en jouir sans nuire à la santé. Nous devons donc distinguer soigneusement ces deux amours, dans la musique, dans la médecine et dans toutes les choses divines et humaines, puisqu’il n’y en a aucune où ils ne se rencontrent. Ils se trouvent aussi dans la constitution des saisons qui composent l’année ; car toutes les fois que les éléments dont je parlais tout à l’heure, le froid, le chaud, l’humide et le sec, contractent les uns pour les autres un amour réglé, et composent une harmonie juste et tempérée, l’année devient fertile et salutaire aux hommes, aux plantes et à tous les animaux, sans leur nuire en rien. Mais lorsque c'est l'amour intempérant qui prévaut dans la constitution des saisons, il détruit et ravage presque tout ; il engendre la peste et toutes sortes de maladies qui attaquent les animaux et les plantes : les gelées, la grêle, la nielle proviennent de cet amour désordonné des éléments. La science de l'amour dans les mouvements des astres et les saisons de l'année s’appelle astronomie. De plus, les sacrifices, l'emploi de la divination, c'est-à-dire toutes les communications des hommes avec les dieux ; n'ont pour but que d’entretenir ou de guérir l’amour ; car toute notre impiété vient de ce que nous recherchons et honorons dans toutes nos actions, non pas le meilleur amour, mais le pire, vis-à-vis des vivants, des morts et des dieux. Le propre de la divination est de surveiller et d'entretenir ces deux amours. La divination est donc l'ouvrière de l’amitié qui existe entre les dieux et les hommes, parce qu’elle sait tout ce qu’il y a de saint ou d’impie dans les inclinations humaines. Ainsi il est vrai de dire, en général, que l'amour est puissant, et même que sa puissance est universelle ; mais c’est quand il s’applique au bien et qu’il est réglé par la justice et la tempérance, tant à notre égard qu’à l’égard des dieux, qu’il manifeste toute sa puissance et nous procure une félicité parfaite, nous faisant vivre en paix les uns avec les autres, et nous conciliant la bienveillance des dieux, dont la nature est si relevée au-dessus de la nôtre. J’omets peut-être beaucoup de choses dans cet éloge de l'amour, mais ce n’est pas volontairement. C'est à toi, Aristophane, de suppléer à ce qui m'aurait échappé. Si, pourtant, tu as le projet d'honorer le dieu autrement, fais-le ; et commence, puisque ton hoquet a cessé. »

    Aristophane répondit : Il a cessé, en effet ; mais ce n’a pu être que par l’éternuement, et j’admire que, pour rétablir l'ordre dans l'économie du corps, il soit besoin d’un mouvement comme celui-là, accompagné de bruits et d'agitations ridicules. Car l’éternuement a fait cesser le hoquet sur-le-champ. - Fais attention, mon cher Aristophane, dit Éryximaque : sur le point de prendre la parole, tu railles ; et lorsque tu pouvais discourir en paix, tu me forces à te surveiller pour voir si tu ne diras rien qui prête à rire. - Tu as raison, Éryximaque, répondit Aristophane en souriant. Prends donc que je n’ai rien dit, et ne va pas me surveiller ; car je crains, non pas de faire rire avec mon discours, ce qui est le but de ma muse et deviendrait un triomphe pour elle, mais de dire des choses ridicules. - Après avoir lancé la flèche, reprit Éryximaque, tu penses m'échapper ? Fais bien attention à ce que tu vas dire, Aristophane, et parle comme devant rendre compte de chacune de tes paroles. Peut-être, si bon me semble, te traiterai-je avec indulgence. - Quoi qu’il en soit, Éryximaque, je me propose de parler autrement que vous avez fait, Pausanias et toi.

    « Il me semble que jusqu’ici les hommes ont entièrement ignoré la puissance de l’Amour ; car, s’ils la connaissaient, ils lui élèveraient des temples et des autels magnifiques, et lui offriraient de somptueux sacrifices : ce qui n'est point en pratique, quoique rien ne fût plus convenable ; car c'est celui de tous les dieux qui répand le plus de bienfaits sur les hommes, il est leur protecteur et leur médecin, et les guérit des maux qui empêchent le genre humain d’atteindre au comble de la félicité. Je vais donc essayer de vous faire connaître la puissance de l'Amour, et vous enseignerez aux autres ce que vous aurez appris de moi. Mais il faut commencer par dire quelle est la nature de l’homme et les modifications qu'elle a subies.

    « Jadis la nature humaine était bien différente de ce qu'elle est aujourd’hui. D’abord il y avait trois sortes d’hommes : les deux sexes qui subsistent encore, et un troisième composé de ces deux-là ; il a été détruit, la seule chose qui en reste c'est le nom. Cet animal formait une espèce particulière et s’appelait androgyne, parce qu’il réunissait le sexe masculin et le sexe féminin ; mais il n’existe plus, et son nom est en opprobre. En second lieu, tous les hommes présentaient la forme ronde ; ils avaient le dos et les côtes rangés en cercle, quatre bras, quatre jambes, deux visages attachés à un cou orbiculaire, et parfaitement semblables ; une seule tête qui réunissait ces deux visages opposés l’un à l’autre ; quatre oreilles, deux organes de la génération, et le reste dans la même proportion. Ils marchaient tout droits, comme nous, et sans avoir besoin de se tourner pour prendre tous les chemins qu’ils voulaient. Quand ils voulaient aller plus vite, ils s’appuyaient successivement sur leurs huit membres, et s’avançaient rapidement par un mouvement circulaire, comme ceux qui, les pieds en l’air, font la roue. La différence qui se trouve entre ces trois espèces d’hommes vient de la différence de leurs principes. Le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre ; et celui qui est composé des deux autres par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de ces principes leur forme et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et vigoureux et leurs courages élevés ; ce qui leur inspira l’audace de monter jusqu’au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu’Homère l'écrit d’Éphialtès et d’Otus (11), Jupiter examina avec les dieux le parti qu’il fallait prendre. L'affaire n'était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas anéantir les hommes, comme autrefois les géants, en les foudroyant, car alors le culte et les sacrifices que les hommes leur offraient auraient disparu ; mais, d’un autre côté, ils ne pouvaient souffrir une telle insolence. Enfin, après de longues réflexions, Jupiter s’exprima en ces termes : « Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c’est de diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux par là, ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, ce sera d’augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et si, après cette punition, ils conservent leur audace impie et ne veulent pas rester en repos, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur des outres à la fête de Bacchus.

    « Après cette déclaration, le dieu fit la séparation qu’il venait de résoudre ; et il la fit de la manière que l’on coupe les oeufs lorsqu'on veut les saler, ou qu’avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite a Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage et la moitié du cou du côté où la séparation avait été faite : afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon mit le visage du côté indiqué, et ramassant les peaux coupées sur ce qu’on appelle aujourd’hui le ventre, il les réunit à la manière d’une bourse que l'on ferme, n’y laissant au milieu qu’une ouverture qu’on appelle nombril. Quant aux autres plis, qui étaient en très-grand nombre, il les polit, et façonna la poitrine avec un instrument semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir le cuir des souliers sur la forme, et laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de l’ancien châtiment. Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle dont elle avait été séparée ; et, lorsqu’elles se trouvaient toutes les deux, elles s’embrassaient et se joignaient avec une telle ardeur, dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu'elles périssaient dans cet embrassement de faim et d’inaction, ne voulant rien faire l’une sans l’autre. Quand l’une des deux moitiés périssait, celle qui subsistait en cherchait une autre, à laquelle elle s'unissait de nouveau, soit que ce fût la moitié d'une femme entière, ce que nous appelons maintenant une femme, soit que ce fût une moitié d’homme : et ainsi la race allait s’éteignant. Jupiter, ému de pitié, imagine un autre expédient : il met par-devant les organes de la génération, car auparavant ils étaient par derrière : on concevait et l'on répandait la semence, non l’un dans l'autre, mais à terre, comme les cigales. Jupiter mit donc les organes par-devant, et, de cette manière, la conception se fit par la conjonction du mâle et de la femelle. Alors si l’union se trouvait avoir lieu entre l’homme et la femme, des enfants en étaient le fruit, et, si le mâle venait à s’unir au mâle, la satiété les séparait bientôt, et les renvoyait à leurs travaux et aux autres soins de la vie. De là vient l’amour que nous avons naturellement les uns pour les autres : il nous ramène à notre nature primitive, il fait tout pour réunir les deux moitiés et pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Chacun de nous n'est donc qu’une moitié d’homme qui a été séparée de son tout de la même manière qu'on coupe une sole en deux. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui proviennent de la séparation de ces êtres composés qu'on appelait androgynes aiment les femmes ; et la plupart des adultères appartiennent à cette espèce, à laquelle appartiennent aussi les femmes qui aiment les hommes et violent les lois de l’hymen. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées vers les femmes : à cette espèce appartiennent les tribades. De même, les hommes qui proviennent de la séparation des hommes primitifs recherchent le sexe masculin. Tant qu’ils sont jeunes, ils aiment les hommes : ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras : ils sont les premiers parmi les adolescents et les adultes, comme étant d’une nature beaucoup plus mâle. C'est bien à tort qu’on les accuse d’être sans pudeur, car ce n'est pas faute de pudeur qu’ils agissent ainsi ; c'est parce qu’ils ont une âme forte, un courage mâle et un caractère viril qu’ils recherchent leurs semblables : et ce qui le prouve, c'est qu’avec l’âge ils se montrent plus propres que les autres à servir l’État. Devenus hommes, à leur tour ils aiment les jeunes gens ; et s’ils se marient, s’ils ont des enfants, ce n'est pas que la nature les y porte, c'est que la loi les y contraint. Ce qu’ils aiment, c'est de passer leur vie les uns avec les autres dans le célibat. Que les hommes de ce caractère aiment ou soient aimés, leur unique but est de se réunir à qui leur ressemble. Lorsqu’il arrive à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié, la sympathie, l’amitié, l’amour les saisit l’un et l'autre d’une manière si merveilleuse qu’ils ne veulent plus en quelque sorte se séparer, fût-ce pour un moment. Ces mêmes hommes, qui passent toute la vie ensemble, ils ne sauraient dire ce qu’ils veulent l’un de l'autre ; car, s’ils trouvent tant de douceur à vivre de la sorte, il ne paraît pas que les plaisirs des sens en soient la cause. Évidemment leur âme désire quelque autre chose qu’elle ne peut exprimer, mais qu'elle devine et qu’elle donne à entendre. Et quand ils sont couchés dans les bras l’un de l'autre, si Vulcain, leur apparaissant avec les instruments de son art, leur disait : « O hommes, qu’est-ce que vous demandez réciproquement ? » et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi : « Ce que vous voulez, n’est-ce pas d’être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l’un sans l'autre ? Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous mêler de telle façon que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule, et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d’une vie commune, comme une seule personne, et que, quand vous serez morts, là aussi, dans la mort, vous serez réunis de manière à ne pas faire deux personnes, mais une seule. Voyez donc encore une fois si c’est là ce que vous désirez, et ce qui peut vous rendre parfaitement heureux ? » oui, si Vulcain leur tenait ce discours, il est certain qu’aucun d'eux ne refuserait ni ne répondrait qu’il désire autre chose, persuadé qu’il vient d'entendre exprimer ce qui de tout temps était au fond de son âme : le désir d'être uni et confondu avec l’objet aimé de manière à ne plus former qu’un seul être avec lui. La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions un tout complet. On donne le nom d'amour au désir et à la poursuite de cet ancien état. Primitivement, comme je l'ai déjà dit, nous étions un ; mais depuis, en punition de notre iniquité, nous avons été séparés par Jupiter, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens (12). Nous devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute contre les dieux, de peur d’être exposés à une seconde division et de devenir comme ces figures représentées de profil dans les bas-reliefs, qui n'ont qu'une moitié de visage, ou comme des dés coupés en deux (13). Il faut donc que tous tant que nous sommes nous nous exhortions mutuellement à honorer les dieux, afin d'éviter un nouveau châtiment et de revenir à notre unité primitive, sous les auspices et la conduite de l'Amour. Que personne ne se mette en guerre avec l'Amour ; or, c'est se mettre en guerre avec lui que de s’attirer la haine des dieux. Tâchons donc de mériter la bienveillance et la faveur de ce dieu, et il nous fera retrouver l’autre partie de nous-mêmes, bonheur qui n’arrive aujourd’hui qu’à très-peu de gens. Qu’Éryximaque ne s’avise pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles faisaient allusion à Pausanias et à Agathon ; car peut-être sont-ils de ce petit nombre, et appartiennent-ils l’un et l'autre à la nature masculine. Quoi qu’il en soit, je suis certain que nous serons tous heureux, hommes et femmes, si, grâce à l'Amour, nous retrouvons chacun notre moitié, et si nous retournons à l'unité de notre nature primitive. Or, si cet ancien état est le meilleur, nécessairement celui qui en approche le plus est, dans ce monde, le meilleur : c’est de posséder un bien-aimé selon ses désirs. Si donc nous devons louer le dieu qui nous procure ce bonheur, louons l'Amour, qui non-seulement nous sert beaucoup en cette vie en nous conduisant à ce qui nous est propre, mais encore nous donne les plus puissants motifs d'espérer que, si nous rendons fidèlement aux dieux ce qui leur est dû, il nous rétablira dans notre première nature après cette vie, guérira nos infirmités et nous donnera un bonheur sans mélange. Voilà, Éryximaque, mon discours sur l'amour. Il diffère du tien ; mais je t'en conjure encore une fois, ne t'en moque pas, afin que nous puissions entendre les autres ou plutôt les deux autres, car Agathon et Socrate sont les seuls qui n'aient pas encore parlé. »

    « Je t'obéirai, dit Éryximaque, et d'autant plus volontiers que ton discours m'a charmé, mais à un tel point que, si je ne connaissais combien sont éloquents Socrate et Agathon en matière d'amour, je craindrais fort qu’ils ne demeurassent court, le sujet paraissant épuisé par tout ce qui a été dit jusqu’à présent. Cependant j’attends encore beaucoup d’eux.

    « Tu t'es fort bien tiré d’affaire, dit Socrate ; mais si tu étais à ma place en ce moment, Éryximaque, et surtout lorsque Agathon aura parlé, tu serais tout aussi tremblant, tout aussi embarrassé que moi. - Tu veux me jeter un sort, dit Agathon à Socrate, et me troubler en me faisant accroire que l’assemblée est dans une grande attente, comme si je devais dire de belles choses. - J’aurais bien peu de mémoire, Agathon, reprit Socrate, si t'ayant vu monter avec tant d'assurance et de calme sur la scène, entouré de comédiens, et réciter tes vers sans la moindre émotion, en regardant en face une si nombreuse assemblée, je pensais que tu vas maintenant te troubler devant quelques auditeurs. - Ah ! répondit Agathon, ne crois pas, Socrate, que je sois tellement enivré des applaudissements du théâtre que j’ignore combien, pour un homme sensé, le jugement d’un petit nombre de sages est plus redoutable que celui d’une multitude de fous. - Je serais bien injuste, Agathon, si j’avais une aussi mauvaise opinion de toi ; je suis persuadé que si tu te trouvais avec un petit nombre de personnes qui te paraîtraient sages, tu les préférerais à la foule : mais peut-être ne sommes-nous pas de ces sages ; car enfin nous étions aussi au théâtre et nous faisions partie de la foule. Mais, supposé que tu te trouvasses avec d’autres qui fussent des sages, ne craindrais-tu pas de faire quelque chose qu’ils pussent désapprouver ? qu’en penses-tu ? - Tu dis vrai, répondit Agathon. - N’aurais-tu pas la même crainte à l'égard de la foule, si tu croyais faire quelque chose de honteux ? - Là-dessus Phèdre prit la parole et dit : - Mon cher Agathon, si tu continues de répondre à Socrate, il ne se mettra plus en peine du reste, car il est content pourvu qu’il ait avec qui causer, surtout si son interlocuteur est beau. Sans doute j'aime à entendre Socrate ; mais je dois veiller à ce que l'Amour reçoive les louanges que nous lui avons promises, et à ce que chacun de nous paye son tribut. Quand vous vous serez acquittés envers le dieu, vous pourrez reprendre votre entretien. - Tu as raison, Phèdre, dit Agathon, et rien n'empêche que je parle, car je pourrai une autre fois rentrer en conversation avec Socrate. Je vais donc établir d'abord le plan de mon discours, puis je commencerai.

    « Il me semble que tous ceux qui ont parlé jusqu’ici ont moins loué l'Amour que félicité les hommes du bonheur que ce dieu leur procure ; mais quel est l'auteur de tant de biens ? personne ne l'a fait connaître. Et cependant la seule bonne manière de louer, c'est d'expliquer la nature de la chose en question et de développer les effets qu'elle produit. Ainsi, pour louer l'Amour, il faut dire d’abord quel il est, et parler ensuite de ses bienfaits. Je dis donc que, de tous les dieux, l'Amour, s’il est permis de le dire sans crime, est le plus heureux, parce qu’il est le plus beau et le meilleur. Il est le plus beau, car premièrement, Phèdre, il est le plus jeune des dieux ; et lui­même prouve bien ce que j’avance, puisque dans sa course il échappe à la vieillesse, bien qu'elle coure assez vite, comme on le voit, plus vite au moins qu’il ne le faudrait pour nous. L'Amour la déteste naturellement et s'en éloigne le plus possible ; mais il accompagne la jeunesse et se plaît avec elle, car l'ancienne maxime dit avec vérité que le semblable s'attache toujours à son semblable. Ainsi, tout en étant d’accord avec Phèdre sur beaucoup d'autres points, je ne saurais convenir avec lui que l'Amour soit plus ancien que Saturne et Japet. Je soutiens, au contraire, qu’il est le plus jeune des dieux, et qu’il est toujours jeune. Ces vieilles querelles des dieux que nous racontent Hésiode et Parménide, si tant est qu’elles soient vraies, ont eu lieu sous l'empire de la Nécessité, et non sous celui de l'Amour : car il n’y aurait eu parmi les dieux ni mutilations, ni chaînes, ni tant d'autres violences, si l'Amour eût été avec eux ; mais la paix et l'amitié les auraient unis comme maintenant, depuis que l'Amour règne sur eux. Il est donc certain qu’il est jeune, et de plus il est délicat. Mais il faudrait un poëte tel qu’Homère pour exprimer la délicatesse de ce dieu. Homère dit qu’Até est déesse et délicate :

    « Ses pieds, dit-il, sont délicats ; car elle ne les pose jamais à terre, mais elle marche sur la tête des hommes (14). »

    C'est, je pense, prouver assez la délicatesse d’Até que de nous dire qu’elle ne s’appuie pas sur ce qui est dur, mais sur ce qui est doux. Je me servirai d’une preuve semblable pour montrer combien l'Amour est délicat. Il ne marche ni sur la terre ni sur des têtes, qui d’ailleurs ne présentent pas un point d'appui fort doux ; mais il marche et se repose sur les choses les plus tendres, car c'est dans les coeurs et dans les âmes des dieux et des hommes qu’il fait sa demeure. Et encore n’est-ce pas dans toutes les âmes, car il s'éloigne des coeurs durs et ne se repose que dans les coeurs tendres. Or, comme jamais il ne touche du pied ou de toute autre partie de son corps que la partie la plus délicate des êtres les plus délicats, il faut nécessairement qu’il soit d'une délicatesse extrême. Il est donc le plus jeune et le plus délicat des dieux. Il est en outre d'une essence subtile ; car il ne pourrait s’étendre de tous côtés, ni se glisser inaperçu dans toutes les âmes, et en sortir de même, s’il était d’une substance solide : et ce qui fait surtout reconnaître en lui une essence subtile et tempérée, c'est la grâce qui, de l’aveu commun, le distingue éminemment ; car l’amour et la laideur sont toujours en guerre. Comme il vit parmi les fleurs, on ne saurait douter de la fraîcheur de son teint. Et en effet l'Amour ne s’arrête jamais dans ce qui n'a point de fleurs ou dans ce qui n'en a plus, que ce soit un corps, ou une âme, ou tout autre chose, mais là où il trouve des fleurs et des parfums il se pose et demeure. On pourrait apporter beaucoup d'autres preuves de la beauté de ce dieu, mais celles-ci suffisent. Parlons de sa vertu. Le plus grand avantage de l'Amour, c'est qu’il ne peut recevoir aucune offense de la part des hommes ou des dieux, et que ni dieux ni hommes ne sauraient être offensés par lui ; car s’il souffre ou fait souffrir, c'est sans contrainte, la violence étant incompatible avec l'amour. C’est volontairement qu'on se soumet à l'Amour ; or, tout accord conclu volontairement, les lois, reines de l’État, le déclarent juste. Mais l'Amour n'est pas seulement juste, il est encore de la plus grande tempérance ; car la tempérance consiste à triompher des plaisirs et des passions : or est-il un plaisir au-dessus de l’Amour ? Si donc tous les plaisirs et toutes les passions sont au-dessous de l’Amour, il les domine ; et s’il les domine, il faut qu’il soit d'une tempérance incomparable. Quant à sa force, Mars lui-même ne peut l’égaler ; car ce n'est pas Mars qui possède l'Amour, mais l'Amour qui possède Mars, l'Amour de Vénus, disent les poëtes : or celui qui possède est plus fort que celui qui est possédé ; et surmonter celui qui surmonte les autres, n'est-ce pas être le plus fort de tous ? Après avoir parlé de la justice, de la tempérance et de la force de ce dieu, reste à prouver son habileté. Tâchons, autant que possible, de ne pas être en défaut de ce côté. Pour honorer mon art, comme Éryximaque a voulu honorer le sien, je dirai que l'Amour est un poëte si habile qu’il rend poëte qui bon lui semble. On le devient en effet, fût-on auparavant étranger aux Muses, sitôt qu'on est inspiré par l'Amour ; ce qui prouve que l'Amour excelle à faire tous les ouvrages qui sont du ressort des Muses : car on n'enseigne point ce qu'on ignore, comme on ne donne point ce qu'on n'a pas. Pourrait-on nier que tous les êtres vivants ne soient l'ouvrage de l'Amour, sous le rapport de leur production et de leur naissance ? Et ne voyons-nous pas que, dans tous les arts, quiconque a reçu des leçons de l'Amour devient habile et célèbre, tandis qu'on demeure obscur quand on n'est pas inspiré par ce dieu ? C'est sous la conduite de l'Amour et de la passion qu'Apollon a découvert l'art de tirer de l'arc, la médecine et la divination : en sorte qu'on peut dire qu’il est le disciple de l'Amour, ainsi que les Muses pour la musique ; Vulcain, pour forger les métaux ; Minerve, pour l’art de tisser ; et Jupiter, pour l’art de gouverner les dieux et les hommes. Si donc la concorde a été rétablie parmi les dieux, il faut l’attribuer à l’Amour, c'est-à-dire à la beauté, car l'Amour ne s'attache pas à la laideur. Avant l'Amour, comme je l'ai dit au commencement, il s'était passé entre les dieux beaucoup de choses déplorables sous le règne de la Nécessité. Mais aussitôt que ce dieu naquit, de l'amour du beau jaillirent toutes sortes de biens sur les dieux et sur les hommes. Voilà pourquoi, Phèdre, il me semble que l'Amour est très-beau et très-bon, et que de plus il communique aux autres ces mêmes avantages. Je terminerai par un hommage poétique : c'est l'Amour qui donne

    « La paix aux hommes, le calme à la mer, le silence aux vents, un lit et le sommeil à la douleur. »

    C’est lui qui rapproche les hommes, et les empêche d’être étrangers les uns aux autres ; principe et lien de toute société, de toute réunion amicale, il préside aux fêtes, aux choeurs, aux sacrifices. Il remplit de douceur et bannit la rudesse. Il est prodigue de bienveillance et avare de haine. Propice aux bons, admiré des sages, agréable aux dieux, objet des désirs de ceux qui ne le possèdent pas encore, trésor précieux pour ceux qui le possèdent, père du luxe, des délices, de la volupté, des doux charmes, des tendres désirs, des passions, il veille sur les bons et néglige les méchants. Dans nos peines, dans nos craintes, dans nos regrets, dans nos paroles, il est notre conseiller, notre soutien et notre sauveur. Enfin, il est la gloire des dieux et des hommes, le maître le plus beau et le meilleur ; et tout mortel doit le suivre et répéter en son honneur les hymnes dont il se sert lui-même pour répandre la douceur parmi les dieux et parmi les hommes. À ce dieu, ô Phèdre, je consacre ce discours, que j’ai entremêlé de propos légers et sérieux, aussi bien que j'ai pu le faire. »

    Le Banquet - 2e partie


    Notes

    1. Port distant de vingt stades environ d’Athènes.

    2. Voir l'Iliade, liv. II, v. 408.

    3. Iliade, liv. X, v. 224.

    4. Théogonie, v. 116, 117, 120.

    5. Voir les Fragments de Parménide, par Füllerborn.

    6. Très-ancien historien. « Eumèle et Acusilas, dit Clément d’Alexandrie, mirent en prose les vers d'Hésiode, et les publièrent comme leur propre ouvrage. » Strom., VI, ch. II.

    7. Iliade, liv. XI, v. 482 ; et liv. XV, v. 262.

    8. Homère, Iliade, XVIII, v. 94.

    9. Ibid., XI, v. 786.

    10. Dans le texte : Παυσανίου δὲ παυσαμένου.

    11. Odyssée, liv. XI, v. 307.

    12. Les Lacédémoniens envahirent l'Arcadie, détruisirent les murs de Mantinée et en déportèrent les habitants dans quatre ou cinq endroits. Xénoph., Hellen., v. 2.

    13. Les dés dont les hôtes gardaient chacun une partie, en souvenir de l’hospitalité.

    14. Iliade, liv. XIX, v. 92.

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