Que les aboiements cessent !
Plaidoyer en faveur de notre capacité à répondre intelligemment au terrorisme djihadiste
Je nous en prie ! Nous − citoyens français − ne nous laissons pas abuser par l’omniprésence des aboiements qui saturent l’espace public à la suite des attentats terroristes qui nous touchent depuis quelques temps. Cette sorte de concours pour aboyer le plus fort, pour montrer le regard le plus impitoyable, les crocs les plus menaçants, ce n’est pas vraiment nous, je veux dire, quoique nous disions, nous savons fort bien, quelque part en un endroit plus taiseux de nous-mêmes, que ce n’est pas de ce côté-là que se construira l’avenir, le monde que nous voulons laisser à nos enfants.
Il faut quand même le dire sans détour, et nous en sommes navrés, nos politiques − du moins ceux qui font du bruit (et les autres, où sont-ils ?) − se montrent aujourd’hui très bêtes. Face à une menace qu’ils peinent à penser, ils réagissent comme la meute canine qui se rassure d’autant qu’elle fait plus de vacarme dans une surenchère d’aboiements.
C’est très bête parce que nous faire aboyer, et semer la panique dans nos valeurs humanistes, c’était justement l’effet attendu par nos agresseurs.
C’est très bête parce que ces aboiements, vouloir faire peur le plus possible en retour à ceux qui nous font peur, n’est que pure logique animale, soit une logique de réaction. Or les comportements de réaction sont justement ceux qui sont toujours prévisibles (c’est pour cela qu’il est facile de piéger les animaux). Lorsqu’il s’agit d’une agression préméditée, les comportements de réaction sont ceux qui sont attendus par les agresseurs. Que nous versions dans des comportements d’inhumanité, n’est-ce pas précisément ce que veulent provoquer ceux qui, pour cela, dans leurs attentats, mettent scène la plus sordide inhumanité ?
C’est donc très bête de se déclarer solennellement en guerre suite à un attentat, et d’installer indéfiniment, outre le plus haut niveau du plan Vigipirate, l’état d’urgence dans tout le pays. C’est offrir à nos agresseurs la légitimité de leur agression, puisqu’ils s’affirment combattants d’une guerre sainte contre les « Croisés ».
C’est très bête de focaliser sur la répression, car celle-ci est finalement toujours impuissante contre des agresseurs qui choisissent de mourir en « martyrs » dans leurs attentats. En effet, elle amène nécessairement à réprimer préventivement, c’est-à-dire non pas sur des actes, mais sur des profils auxquels on associe des intentions. Ce qui ouvre largement la porte à l’arbitraire, car les actes ont l’objectivité des faits, alors que les intentions sont propres à chacun ce qui fait qu’autrui ne peut que les supposer. Dans le contexte d’une émotion collective propice à la surenchère répressive, la force publique va nécessairement profiler large, c’est-à-dire tourmenter, humilier, de nombreux citoyens soupçonnés d'intentions malveillantes sur des signes insuffisants, faisant ainsi de graves dégâts, et à long terme, dans la confiance de chacun en la République. D’autant que, par l’état d’urgence, les juges, qui pourraient modérer cet arbitraire sont mis hors-jeu dans de nombreuses actions policières. Au final, cette politique essentiellement répressive ne pourra que conforter l’agresseur au lieu de l’affaiblir ; elle laissera le tissu social de la nation dangereusement fragilisé, étrillé.
C’est très bête de vouloir masquer notre problème interne derrière un problème externe – soit de chercher compulsivement la main de l’autoproclamé État islamique après chaque attentat, en gommant le fait que ce sont bien des enfants de notre société, de notre éducation, de notre culture qui ont volontairement choisi d’être les meurtriers.
C’est très bête, après un nouvel attentat, devant le sérieux du problème collectif posé – la faillite de l’État dans son rôle fondamental de protection des citoyens contre la violence massive –, de se montrer incapable de se défaire de son problème particulier de compétition pour le pouvoir, par exemple en s’occupant à mieux flatter que ses rivaux les réactions émotionnelles de ses concitoyens.
Contre les agressions qui nous touchent aujourd’hui, la politique des aboiements est une politique impuissante, contre productive, sans espoir.
D’ailleurs n’est-ce pas le degré zéro de la politique que de traduire en mesures répressives, en états d’exception, les émotions collectives de réaction spontanée à d’horribles massacres ?
La politique, c’est la construction collective de l’avenir. Elle implique le passage de l’émotion collective à la réflexion collective. On perçoit, du côté des citoyens, de nombreux signes qui montrent que cette réflexion collective est engagée. Malgré les attentats et les aboiements qui les accompagnent, le racisme ne se propage pas ; par contre on voit beaucoup d’alarmes sur les déchirures de notre tissu social et beaucoup d’initiatives pour le consolider, le réparer.
Le peuple de France dans sa diversité apparaît plus sage que la classe politique qui prétend parler pour lui. Du côté de celle-ci, tout se passe comme s’il fallait annuler les événements pour reprendre comme avant la petite cuisine de l’économie au service des affairistes : croissance, emploi, etc. – « comme avant » ou presque, car les exigences de la prospérité des affaires impliquent quand même que des mesures de « modernisation » soient prises (comme la « loi travail » aujourd’hui) qui restreignent certaines exigences populaires. Il ne serait donc pas sans intérêt, du point de vue de l’élite politique, que l’on sorte de l’épisode attentats avec un arsenal répressif plus large et plus facile à déployer pour mettre au pas les contestataires.
Voilà la seule perspective d’avenir qui semble guider nos leaders politiques : le progrès dans l’affairisme économique – la croissance. Autrement dit, toujours la même chose.
Or, ce ne sera pas la même chose. Les attentats que nous subissons ne sont pas des événements contingents, liés à la rencontre d’une conjoncture internationale défavorable et de quelques illuminés-fous : changée la conjoncture (Daech vaincu ?), éliminés les fous, tout reprendrait comme avant. Les attentats que nous subissons sont d’abord un problème de notre société dont elle ne sortira qu’en le prenant en charge, c’est-à-dire en évoluant.
Le premier ministre, Manuel Valls, qui alors n’aboyait pas, affirmait, peu après les attentats de janvier 2015, qu’il existe en France un « apartheid territorial, social, ethnique ». Paroles fortes qui impliquaient des mesures fortes du côté d’une remise à plat de cette compartimentation de l’espace qui s’est développée ces dernières décennies avec le creusement des inégalités, produisant ces fameux « quartiers » où le sentiment d’exclusion va de pair avec la prévalence du chômage et des trafics pour que les valeurs de la République n’apparaissent plus de mise. Mais les mesures fortes ne sont jamais venues. Notre société est restée arcboutée à sa structuration toxique, en particulier en ce qui concerne l’occupation de l’espace.
On comprend qu’une politique post-attentats digne de ce nom – porteuse d’avenir – implique du courage. Or, c’est bien connu, les aboyeurs ne sont pas les courageux.
Une politique d’avenir serait une politique s’attaquant à ces problèmes structurels. Qui, par exemple, investirait dans la consolidation du tissu social ce qu’elle investit aujourd’hui dans la « surrépression ». On pourrait lui suggérer bien des choses, comme réglementer de façon très restrictive les ensembles résidentiels qui privatisent des portions de territoire, favoriser l’implantation d’activités et de services publics là où les gens en ont le plus besoin, réhabiliter l’espace public de la cité et sa vocation d’accueil contre son accaparement par des affairistes, investir dans un personnel d’accompagnement des familles en difficultés et des enfants en perdition, etc.
Mais une politique d’avenir serait d’abord une politique qui saurait rester sobre dans sa gestion d’un événement-attentat. Elle éviterait les postures martiales, les déplacements surmédiatisés toutes affaires cessantes, les proclamations définitives sur les lieux du drame, les interprétations hâtives, la mise en valeur médiatique déplacée des (présumés) auteurs, les indécentes mises en cause de la responsabilité des rivaux politiques. Elle s’abstiendrait des mesures spectaculaires immédiates, allant dans le sens des émotions, censées chambouler l’ordre juridique et la vie quotidienne pour nous défendre, et qui sont plutôt une consécration et un encouragement pour les terroristes.
C’est de tout cela que se détournerait une politique d’avenir prenant au sérieux la situation où la sécurité collective ne peut plus être assurée dans l’espace public. Une telle politique rassemblerait les ressources et les énergies de l’État pour se concentrer sur l’essentiel. À court terme, elle prendrait, discrètement, les mesures requises pour l’efficacité de l’enquête et l’amélioration de la sécurité, mais aussi elle s’occuperait du soin et de l’aide aux gens touchés par l’attentat. Pour le long terme elle mettrait en œuvre les réformes structurelles propres à retisser et renforcer le lien social.
Utopique ? Regardons juste à côté, chez nos voisins allemands qui ont connu trois attentats en une semaine dernièrement. Pas de déplacements médiatisés, de discours martiaux, d’états d’exception, de lois nouvelles, de mises en cause de quiconque autre que les meurtriers, etc., de la part de la chancelière Angela Merkel. Elle n’a même pas envisagé de reconsidérer sa politique d’accueil des réfugiés ! Car, explique-t-elle, « nous n’avons pas le droit de laisser détruire notre façon de vivre par des gens qui n’ont d’autre but que de nous faire peur et de briser notre vivre-ensemble », tout en s’engageant à ce que l’État fera tout son possible pour rétablir la confiance. Elle a dit l’essentiel. Rien de plus, rien de trop. Il reste à ce que l’engagement soit tenu.
Au moins a-t-elle montré la voie intelligente d’une politique post-attentats.