Pourquoi cette fascination actuelle pour le drone ?
Dans les heures qui ont suivi la catastrophe ferroviaire du lac Mégantic, l’inconscient technologique de notre époque s’est dévoilé. En effet, les premiers bulletins de nouvelles, à Radio-Canada notamment, évoquaient, comme cause possible de l’accident, « un train sans conducteur », et le sens qu’on donnait à cette expression était clairement celui de « train télécommandé », de « train robot ». D’ailleurs, un des journalistes affectés à la couverture de l’événement a montré à l’écran certaines des locomotives automatisées que possédait la compagnie impliquée dans la catastrophe. Ce qui bien sûr, par la suite, s’est avéré faux. Il y a seulement dix ans, personne n’aurait même évoqué la possibilité d’un train robot. On aurait conclu immédiatement à un train fou, abandonné par inadvertance par son conducteur. Aujourd’hui, alors que dans tous les domaines de l’activité humaine, les robots commencent à occuper le terrain, ce n’est manifestement plus aussi évident.
Une fascination, et même une obsession
Les robots en général fascinent notre époque technophile qui vit sous la menace des prédictions inquiétantes du transhumanisme. Le sujet a d’ailleurs été fréquemment traité dans cette encyclopédie. Et, parmi ces objets robotisés, le drone occupe, depuis plusieurs mois, une place à part dans l’actualité tant politique, que technologique et culturelle. J’oserais même parler véritablement d’une obsession à son sujet. Une recherche du mot « drone » dans la section Actualités de Google nous renvoie au moins 183 000 résultats. « Ces derniers jours, le drone a le vent en poupe : émissions, documentaires, débats, pléthore d’articles. », ainsi que le clame le site RAGEMAG. Une publication conservatrice américaine a pour sa part trouvé une comparaison judicieuse permettant de décrire cet engouement : « Dans l'esprit américain, si Apple faisait des armes, ce seraient sans doute des drones, ces avions téléguidés qui ont un tel succès médiatique ici. Ils ont généralement été loués comme s'ils étaient les plus gracieux des iPhone armés de missiles.» (1)
Obsession tant négative que positive, puisque le drone fait peur, par certains côtés, tout en étant, pour d’autres raisons, un objet de désir pour bien des gens. Cette obsession se reflète dans la couverture médiatique qui en est faite, tant dans les magazines que dans les journaux, dans les livres qui paraissent et lui sont consacrés (par exemple, Théorie du drone, de Gérard Chamayou), dans des films (Elysium, Oblivion) et autres productions culturelles où il est au premier plan.
Pourquoi le drone fascine-t-il à ce point aujourd’hui? « Pourquoi spécialement aujourd’hui ?, demande d'ailleurs RAGEMAG. « Mystère, mais c’est un peu comme si la révolution n’avait été remarquée qu’après le coup d’État de Napoléon ; car le drone n’est ni une idée neuve, ni une technologie nouvelle. » Effectivement, puisque, nous le verrons plus loin, les première tentatives de conception d’un drone remontent à… la Première Guerre mondiale. On peut par ailleurs se demander si cet engouement actuel est quelque chose de totalement nouveau, quelque chose d’inédit. En verité, on tenait, en 1997, à peu près le même discours qu’aujourd’hui sur le sujet. Dans la présentation d’un colloque tenu cette année-là en France, on peut lire en effet : « Les drones n'en finissent pas d'accaparer le devant de la scène ces dernières années: Salon aéronautique de Berlin, Conférence sur les engins sans pilote à Paris en 1996 ; les drones ont figuré parmi les vedettes du salon aéronautique du Bourget en Juin 1997 et nous avons consacré une journée de réflexion sur ce thème au Sénat le 10 janvier 1997 : "Quel avenir pour les drones? ". Cet ouvrage reprend les actes de ce colloque. Cette actualité va de pair - c'est l'évidence - avec le développement d'une véritable et puissante industrie des drones. N'a-t-on pas recensé aujourd'hui quelque 900 projets de drones dans le monde? » On pourrait dire exactement la même chose 15 ans plus tard.
Alors, qu’en est-il donc de la spécificité de la situation présente ? Je pense que celle-ci s’inscrit bien dans le prolongement de ce qui existait déjà en 1997, mais qu’en plus, il faut ajouter deux autres dimensions, nouvelles celles-là, sur lesquelles je reviendrai dans les autres parties de cette étude : les révélations concernant la politique américaine d’assassinats ciblés dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, qui plongent la question des drones au cœur de l’actualité politique la plus brûlante, et la démocratisation du drone, l’expansion du drone civil, qui diffuse, au sein de la population en général, un intérêt qui jusque-là n’y était pas à un tel niveau.
Un essai de définition
Mais, sans doute, faudrait-il, au préalable, définir ce qu’il faut entendre par drone.
En anglais, le terme drone signifie « faux bourdon », le mâle de l’abeille. On a déjà là la connotation d’un animal qui pique, qui attaque... Les Pachtouns du Waziristan, au Pakistan, qui vivent quotidiennement sous les drones militaires américains, désignent le bruit qu'ils font sous le terme "bhungana" ("le bourdonnement des abeilles"). Fait à noter, on ne trouve pas le mot « drone » dans le Trésor de la langue française informatisé.
L’acception la plus courante du mot réfère à des avions de petite taille, sans pilote, téléguidés. Pour le Larousse, il s’agit d’un « petit avion télécommandé utilisé pour des tâches diverses (missions de reconnaissance tactique à haute altitude, surveillance du champ de bataille et guerre électronique » C’est la définition la plus courante du drone, qui pose certains problèmes et appelle, de ce fait, un certain nombre d'éclaircissements.
Dans ces définitions, le drone, c’est le drone volant, le drone aérien. Les choses sont en fait plus complexes. Les militaires américains, ainsi que l’industrie qui fabrique ces objets technologiques, plutôt que de parler simplement de drone, vont privilégier une terminologie technique. On distinguera donc, parmi ses véhicules qui se meuvent sans pilote ou conducteur humain, les UAV/UAS (unmanned air vehicle / unmanned aircraft system, véhicule/système aérien non piloté); mais il y a aussi les USV/USS (Unmanned surface vehicle / system, à la surface de l’eau), les UUV/UUS (unmanned undersea vehicle / system, drones sous-marins) et les UGC/UGS (Unmanned ground vehicle / system – les robots terrestres).
Pour certains critiques, une telle terminologie a pour effet de banaliser, de « neutraliser » la dimension guerrière du phénomène « drone » sous une appellation quasi bureaucratique. L’argument inverse est par ailleurs invoqué par l’industrie, qui cherche à promouvoir son produit en l’extrayant de son contexte militaire : « Pour la personne ordinaire, celle qui marche dans la rue, et même pour celle qui est intelligente et bien informée, le mot «drone» rime avec « militaire », « hostilité », « armement »; pour elle, c'est un objet de grande dimension et qui est autonome », a déclaré à Breaking Defense Michael Toscano, président l'Association for Unmanned Vehicle Systems. » (2)
Selon Wikipedia, « L’usage du mot drone pour décrire un véhicule ou robot terrestre, de surface ou sous-marins dotés d’autonomie est une particularité française. » Pourtant, une simple recherche sur Google fait voir que l’expression « terrestrial drone », ou « ground drone », existe, pour désigner les « Unmanned ground vehicles ». Idem pour les drones sous-marins et de surface, que nous avons évoqués plus haut. Les trains dirigés à distance de la compagnie MMA (impliquée dans la catastrophe du lac Mégantic) pourraient donc sans doute être considérés comme des trains-drones.
Pour en revenir à la définition du Larousse, précisions qu’un drone peut être téléguidé, radioguidé mais aussi qu’il peut être partiellement voire complètement autonome, donc potentiellement sans guidage humain de quelque sorte que ce soit. Pour ce qui est des drones volants, « On fera la différence entre ceux qui sont « télépilotés » par un opérateur au sol et ceux qui sont autonomes, pilotés par les algorithmes de leur intelligence artificielle.
Parmi les « télépilotés », on fera également la distinction entre ceux qui sont pilotés « en vue » de l’opérateur au sol, et ceux qui sont pilotés « hors vue », grâce à la retransmission des données de vol et éventuellement l’image filmée par une caméra embarquée. Évidemment, on recourt le plus souvent à un mélange entre autonomie et télépilotage, les automatismes s’occupant de la conduite du vol, pour que l’opérateur se concentre sur la navigation et la conduite de la mission. (3)
Je viens de parler d’automatisme et d’autonomie. On associe souvent les mots « drone » et « robot ». Mais un drone est-il véritablement un robot? Armin Krishnan, dans Killer Robots, propose de celui-ci cette défintion : « D'une manière générale (...), un robot peut être défini comme une machine qui est capable de percevoir son environnement, qui est programmée et qui est capable de manipuler ou d'interagir avec cet environnement. Il reproduit donc les capacités humaines générales de perception, de pensée et d’action. » (4) Le véritable robot doit en quelque sorte s’« adapter » à son environnement, interagir avec lui.
Pour Krishman, «Donc, à proprement parler, un appareil qui est uniquement télécommandé n'est pas un robot. Un robot doit avoir un certain degré d'autonomie, même s’il s’agit d’une autonomie très partielle. Actuellement, l’armée utilise deux principaux types de machines « robots »: elles peuvent être soit contrôlée à distance (télécommandée), soit autonome (self-directed). Dans le cas des machines télécommandées, l'opérateur humain prend en charge les tâches de perception et de « pensée » et il est en plein contrôle des actions de la machine. Toutefois, un robot doit effectuer au moins certaines fonctions de manière autonome, même si, la plupart du temps, il reste télécommandé, afin d’être considéré comme un véritable robot. En d'autres termes, ils doivent d’une certaine manière être programmables et être en mesure d’agir, à certains moments, sans le contrôle direct de l’opérateur. C'est en effet habituellement le cas des robots militaires actuels, même s’il ne s’agit parfois que d’être en mesure de retourner de sa propre initiative à sa base de départ en cas de perte de communication avec l’opérateur. Dans l’avenir, les robots seront plus « intelligent » et donc plus à même de prendre leurs propres décisions, par exemple concernant le choix d’un itinéraire choisir ou la meilleure façon d'atteindre un objectif donné. » (5)
Le drone, ou la décentralisation technologique
Je pose à nouveau la question : pourquoi donc cette fascination actuelle pour le drone ? Peut-être en partie parce qu’il semble aujourd’hui à la portée de tout le monde. Les armes militaires classiques, comme le sous-marin ou le missile, sont dans une catégorie bien différente de celle de nos objets quotidiens. Elles sont bien loin de notre vie. Mais le drone militaire, si sophistiqué soit-il, s’inscrit dans un continuum avec sa version civile, moins complexe techniquement. En fait, ce dernier, surtout dans les variétés qui sont destinées au grand public, a ce côté familier, rassurant de l’avion téléguidé que bien des jeunes ont eu dans leur enfance. Ce drone-là, il est à notre échelle.
Drone civil professionnel
Auteur : Data Drone, 16 mai 2012. Source en ligne : Wikimedia Commons. Disponible selon les termes de la licence Creative Commons paternité – partage à l’identique 3.0 (non transposée)
De plus, comme l’a écrit si souvent Philippe Muray, ces nouvelles technologies nous sont apportées au nom du Bien, pour notre plus grand bonheur. Même si ceux qui mettent de l’avant le drone admettent certaines utilisations discutables ou criticables de celui-ci, ils n’en font pas moins ressortir les immenses bienfaits de cette technologie. Ce fut le cas du téléphone cellulaire "classique", il y a de cela plusieurs années, puis, tout récemment, du iPad et autres tablettes électroniques. Nous sommes à l’ère de l’emballement technologique.
Et puis le drone, comme les robots en général, est un polymorphe, il s’applique à tout : prenez un sujet quelconque et vous verrez qu’il concerne, d’une manière ou d’une autre, le drone. Il me fait penser à ces créatures, dans les films de science-fiction, qui se transforment en tout et en n’importe quoi. Vous vous intéressez au pétrole ? On parle ici de drones pour surveiller les pipe-lines. À l’alimentation ? On utilise des drones pour livrer les pizzas et autres mets préparés. À l’agriculture ? Des drones permettent de diffuser la quantité adéquate de pesticides sur les récoltes de riz et de céréales. À l’archéologie ? Au Pérou, des drones sont utilisés pour observer cultures et sites archéologiques. Aux médias ? Le drone est utilisé aujourd'hui dans le journalisme professionnel ou citoyen (voir l’exemple de ce militant turc, Jen K., qui, ayant conçu son propre drone, a été en mesure de diffuser des vidéos des manifestations récentes à Istanbul).
Drone "livreur de pizzas" - Source en ligne
Vous vous mariez? Pourquoi ne pas faire apporter vos alliances par un drone, comme l’a fait ce couple aux États-Unis. Vous êtes à un concert et désirez boire une bière ? Un drone vous la livrera bientôt sur place. Le drone « nous veut du bien », comme le dit le titre d'un fil sur un forum de discussion. Et tout cela est en grande partie facilité par le côté ludique que peut avoir son utilisation. Pour l’« adulescent » d’aujourd’hui, il devient aussi séduisant que le jeu vidéo…
Toutes ces belles réalisations nous sont, le plus souvent, présentées dans un discours « béat ». On s’émerveille des nombreuses applications du drone, qu’on trouve « le fun », qui est « cool ». On badine aisément à son sujet. Ça ne porte pas à conséquence, voyons. Tout le monde aura un jour son drone, entend-on fréquemment. Youpi !
Mais très peu de commentateurs, dans les médias de première ligne, réfléchissent aux conséquences réelles de cette expansion de l’utilisation des drones. Par exemple, aux pertes d’emplois qu’elle ne manquera pas d’occasionner dans les secteurs des services, de l’agriculture, etc. Très peu se rappellent pas, ou connaissent même, les sombres prédictions du transhumaniste Ray Kurzweil, dans son livre The Age of Spiritual Machines (1999).. : après 2029, il n’y aura « (…) pour ainsi dire plus d'être humains qui travailleront dans les secteurs de la production, de l'agriculture et des transports » (6) Le travail sera fait par des robots et des drones.
On rigole, sur bien des sites Web, du fait que le livreur de pizza sera bientôt remplacé par un drone. Mais personne ne semble s’émouvoir de ce que celui-là, qui n’a peut-être pas la formation scolaire ou professionnelle pour se reconvertir, perdra son emploi. Personne non plus ne paraît troublé du fait que la notion de progrès mise de l’avant aujourd’hui semble impliquer, de facto, la disparition de tout intermédiaire humain. Comme dans les banques, comme dans un nombre croissant d’entreprises. En ce qui me concerne, le drone peut bien garder sa pizza et rebrousser chemin… Qu’on me ramène mon livreur…!
Notes
(1) Traduction libre de : « In the American mind, if Apple made weapons, they would undoubtedly be drones, those remotely piloted planes getting such great press here. They have generally been greeted as if they were the sleekest of iPhones armed with missiles. » - http://www.theamericanconservative.com/articles/remotely-piloted-war/
(2) Traduction libre de : « ‘The average person on the street, and even intelligent and informed people, when they think of the word ‘drone,’ they think of the military, they think hostile, they think weaponized, they think large and they think autonomous’, Michael Toscano, president of the Association for Unmanned Vehicle Systems, told Breaking Defense. » - http://www.huffingtonpost.com/2013/08/14/drone-convention-2013_n_3756641.html
(3) « Faut-il avoir peur des drones ? », dossier, Volez !, no 167 - http://ecole.ffaerostation.org/wp-content/uploads/120229__PRESSE_Article_Volez_167_-_Faut-il_avoir_Peur_des_Drones.pdf
(4) Armin Krishnan, Killer Robots. Legality and Ethicality of Autonomous Weapons, Ashgate Publishing, Ltd., 2009, p. 9. Traduction libre de : « Generally speaking (…), a robot can be defined as a machine, which is able to sense its environment, which is programmed and which is able to manipulate or interact with its environment. It therefore reproduces the general human abilities of perceiving, thinking and acting. »
(5) Ibid. Traduction libre de : « So strictly speaking a simple remote-controlled device is not a robot. A robot must exhibit some degree of autonomy, even if it is only very limited autonomy. Currently there are two basic types of ‘robotic’ machines that are in use by the armed forces: they can be remotely controlled (tele-operated) or self-directed (autonomous). In the case of tele-operated machines, the human operator takes over the tasks of perception and thinking for the machine and is in full control of its actions. However, normally a robot would have to carry out at least some functions autonomously, even when generally tele-operated, in order to deserve the label ‘robot’. In other words, they need to be in some form programmable and in some situations able to act without direct control of the operator. This is indeed usually the case with current military robots, although it might be just a ‘return home’ function in case they lose communication with their operator. In the future robots will become more intelligent and more capable of making their own decisions, for example which route to choose or how best to achieve a given objective. »
(6) « (…) almost no human employment in production, agriculture, and transportation ». Cité sur la page suivante : http://aworldchaos.wordpress.com/2013/06/21/new-matt-damon-movie-reveals-mankinds-transhumanist-destiny/