L’homme-mesure
L’« homme-mesure » exprime l’anthropologie sophiste telle qu’elle est formulée par Protagoras : «
L'homme est la mesure de toutes choses » (cf Platon,
Théétète 151e). Il en précise ainsi le sens : « …
chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, (…) un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. » (Platon,
Théétète 166d).
Il y a ici une vision du monde très simple : toute la réalité est dans l’apparence. Il n’y a pas d’être stable caché derrière la multiplicité des apparences. Et comme les apparences sont ce qu’il y a de plus variable, les choses sont toujours différentes, non seulement entre l’espèce humaine et les autres espèces, mais aussi entre chaque homme, et même entre chaque perception d’un même homme.
Les Sophistes partent du principe, partagé par de nombreux penseurs de l’Antiquité, que toute connaissance se fonde sur l’expérience sensible. Et ils en tirent les conséquences. Car l’expérience sensible est toujours déterminée, non seulement par l’objet senti, mais aussi par les paramètres du sujet qui éprouve, lesquels sont d’abord sa conformation physiologique, mais aussi sa situation dans le temps et dans l’espace, et les conditions physico-psychiques de son expérience. Ce qui fait que l’expérience sensible – et donc l’apparence des choses – est toujours changeante et nouvelle. Les Sophistes se réclament d’Héraclite qui écrivait, quelques décennies plus tôt, « On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve » Dès lors toute connaissance des choses est relative aux expériences singulières de chacun – il n’y a aucune réalité durable sur laquelle on puisse s’appuyer. Tout est relatif. Il ne saurait y avoir de vérité partagée, et encore moins universelle. À chacun sa vérité changeante. Tel est le sens vertigineux de la pensée de l’homme-mesure.
Son paradoxe
Si l’on accepte cette primauté de l’expérience sensible, ne faut-il pas admettre que les Sophistes ont raison ? Que l’homme-mesure exprime l’anthropologie juste ? Mais on voit tout de suite le paradoxe : que peuvent valoir des propositions comme « Les Sophistes ont raison », « Toutes nos connaissances reposent sur l’expérience sensible » ou « L'homme est la mesure de toutes choses » dans le contexte d’une pensée qui exclut toute vérité universelle ? Socrate a beau jeu de répondre (par la plume de Platon) : « Protagoras (…) admettant comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent qu'elle est fausse » (Platon, Théétète 170a). Car s’il n’y a pas de vérité absolue, il n’y a que des opinions relatives.
Mais voit-on véritablement l’abîme en lequel la thèse sophistique nous précipite ? Car les mots mêmes que nous employons tombent en déliquescence s’ils ne sont pas assurés de désigner une réalité qui puisse être partagée. Le langage a en effet une dimension essentielle de désignation par laquelle il se rapporte à une réalité unique qu’il fait partager ; cette réalité, il a vocation à en rendre compte fidèlement, c’est pourquoi il n’est rendu possible que par l’existence d’une vérité universelle, tout comme le bateau n’est rendu possible qu’appuyé sur l’eau. On est toujours ébahi et désolé lorsqu’on entend des interlocuteurs, souvent imbus de philosophie contemporaine, nous affirmer, très fiers de leur audace, que «
La vérité, ça n’existe pas ! ». Il est sûr qu’il n’y a là plus rien à débattre, on eût simplement aimé, pour eux, qu’ils se soient tus
1.
Son nihilisme
Si les mots ne peuvent plus renvoyer à une vérité universelle pour le Sophiste, ils ne peuvent cependant que faire croire à son existence : la proposition « À chacun sa vérité ! » est une proposition catégorique, c’est-à-dire qui, dans sa forme, se présente comme vraie pour tous. Autrement dit, le Sophiste qui propage sa pensée ment constamment : il fait passer pour vraies des propositions auxquelles il ne peut pas adhérer. C’est bien pourquoi le grand Sophiste Gorgias écrivit un Traité du non-être en lequel il affirmait que tout n’est que mensonge.
Mais dire « mensonge » est encore trop dire puisque cela implique l’existence de la vérité. La seule réalité qu’il reste dans le monde sophistique est toute subjective. C’est celle de la sensibilité propre à un individu et des opinions qu’il en tire. La sensibilité désigne tout ce qu’on éprouve. Elle ne se réduit donc pas aux sensations – sensibilité externe – mais inclut aussi les sentiments – sensibilité interne – et tout particulièrement les désirs. Et l’histoire nous a appris la puissance des désirs humains orientés vers autrui sur le mode de l’envie et de la rivalité. Si bien que la parole-mensonge du Sophiste ne peut être autre chose qu’une arme « sophistiquée » (le mot s’impose !), particulièrement fourbe, pour dominer autrui afin de mieux satisfaire ses désirs. Les Sophistes grecs ne se sont-ils pas à peu près tous faits remarquer par leur insolente réussite sociale ?
Cette conséquence a été très abruptement soulignée par Platon qui fait ainsi parler le Sophiste Calliclès : «
…pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu'à ces passions, quelque fortes qu'elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent. »
2 (
Gorgias, 491e). Ainsi les désirs de chacun sont l’unique source de valeur dans le monde sophiste.
L’homme-mesure est tout simplement l’homme qui mesure toute réalité, et donc tout choix de comportement,
à l’aune de ses propres désirs. C’est donc un homme qui ne poursuit que son intérêt propre et refuse toute contrainte imposée de l'extérieur. Il s’oppose ainsi à toute valeur qui prétendrait régler ses désirs. Ces dernières valeurs sont les valeurs transcendantes à l’individu, telles la moralité, la vérité, la justice, le respect, etc. On appelle
nihilisme cette position de pensée qui récuse toute valeur transcendante. On en voit le danger : chacun étant mené par ses propres passions et celles-ci ne pouvant que se heurter à celles des autres, les rapports humains deviennent des rapports de force et débouchent sur la violence. Mais les Sophistes croient justement être prémunis contre cette perspective par le pouvoir de leur parole. Ils pensent en effet posséder la bonne technique – ce qu’on appelle la
rhétorique – pour manipuler autrui par la parole de manière à le persuader que son bien est à chercher justement dans ce qui correspond à leur propre intérêt.
Humanisme et bestialisme
L’idée commune que les Sophistes soient les inventeurs de l’humanisme procède donc d’une
confusion entre leur nihilisme et l’humanisme. La possibilité de cette confusion pourrait bien être dans le mouvement similaire du rejet de l’idée traditionnelle que seul le recours à un domaine divin peut donner sens à l’existence humaine, et donc leur commun recentrement sur le fait humain. Mais ce recentrement prend un sens totalement différent pour l’humanisme. Car l’humanisme,
comme cela été expliqué dans un précédent article, s’appuie sur l’existence de qualités universelles proprement humaines pour justifier que des valeurs transcendantes s’imposent à l’individu et règlent ses désirs (tel le respect d’autrui). Bien au contraire rien ne distingue quant au sens de son existence, l’homme des Sophistes du loup de la meute : la réussite, c’est bien toujours d’avoir suffisamment de puissance pour se servir avant les autres comme le montre la citation de Calliclès ci-dessus.
La sophistique est donc clairement aux antipodes de l’humanisme : elle verserait plutôt du côté d’un « bestialisme ». Elle aligne l’individu humain dans une même compétition que l’animal : celle de l’accès à la jouissance. Alors que l’humanisme n’a de sens que parce qu’il reconnaît des fins proprement humaines, irréductibles à la vie animale.
L’homme-mesure contemporain
Mais il n’est peut-être pas sans signification que ce soit en notre époque contemporaine que se réalise cette confusion entre le nihilisme sophistique et l’humanisme. On peut en effet remarquer combien notre société, mise en forme de façon toujours plus poussée selon les intérêts marchands, produit un profil humain proche de l’idéal sophiste.
Il y a identité de finalité. Le fameux « bonheur » que propose, comme Souverain Bien – but auquel tous les autres doivent être subordonnés –, l’idéologie dominante de nos sociétés marchandes consiste dans l’accumulation maximale de sensations positives. Un tel « bonheur » est-il vraiment différent de l’idéal décliné par Calliclès ci-dessus de donner satisfaction à toutes ses passions ? Il appelle en tous cas la même logique de comportement qui est de mesurer toute réalité aux possibilités de jouissance qu’elle peut apporter. Notre société marchande promeut donc le même homme-mesure que les Sophistes. Et, conséquemment, elle opère la même réduction de l’humanité dans l’animalité. Cela se traduit par la même prééminence des désirs d’envie et de rivalité qui sont les véritables ressorts du dynamisme de nos sociétés.
Enfin le plus sûr index que c’est bien l’homme-mesure qui doit aujourd’hui prévaloir est la priorité constamment donnée à l’apparence sur la nature réelle des choses. En société marchande, la valeur sociale d’un bien est toute entière ramassée dans sa valeur d’échange car c’est la seule qui profite au marchand ; et cette valeur d’échange est fonction de la demande. Or pour que la demande soit à la hauteur des ambitions marchandes, elle doit excéder les désirs spontanés des individus, autrement dit, elle doit être découplée de la valeur d’usage du bien – laquelle est déterminée par ses qualités intrinsèques – la composition du bien consommable, les fonctionnalités de l’outil, etc. Comment réaliser ce découplage ? En attachant prioritairement le jugement de l’individu à l’apparence d’un bien plutôt qu’à ses caractères intrinsèques. Et comment réalise-t-on cet attachement ? En actionnant les leviers irrationnels de l’intérêt humain. Ceux-ci peuvent être aussi bien les lois de la perception (couleur des emballages, emplacement des messages, etc.) que l’appui sur les imaginaires sociaux, le plus souvent inconscients – lesquels peuvent être soit profondément enfouis dans l’histoire culturelle (l’automobile valorisée comme symbole de dominance), soit déterminés par l’idéologie présente comme effets de mode (l’encombrant smartphone après le téléphone mobile ultra miniaturisé). Cette tyrannie de l’apparence apparaît régulièrement dans le fait que les effets de design d’un bien deviennent contre-productifs pour ses fonctionnalités (sa valeur d’usage)
3.
On retrouve ainsi dans l’usage marchand de l’apparence le principe des procédés rhétoriques mis au point par les Sophistes : appel à l’imaginaire et à l’émotion pour court-circuiter la raison critique. Mais la puissance de la rhétorique marchande va bien au-delà puisqu’elle s’appuie à la fois sur le développement des sciences psychologiques, et sur les progrès techniques, lesquels apportent en particuliers des possibilités quasiment infinies dans le modelage et la duplication des images
4.
Enfin, comme la logique mercatocratique veut qu’il n’y ait pas d’autre valeur sociale que la valeur marchande, tout ce qui veut exister socialement – l’œuvre d’un créateur, une association d’intérêt public, etc. –, doit assurer sa visibilité sur le marché par rapport à ses concurrents, autrement dit se « vendre » en cultivant son apparence, en dépit des qualités réelles qui peut le rendre socialement précieux. De là vient l’importance de la « communication » dans nos sociétés qui n’est autre qu’un travail de rehaussement de l’apparence. C’est ainsi que la société contemporaine a pu être caractérisée dès 1967 par Guy Debord comme « La société du spectacle », titre d’un ouvrage qui déclarait d’emblée que « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles » ; le spectacle étant l’investissement fasciné – c’est-à-dire oublieux de la réalité – de l’apparence.
S’il y a donc une philosophie de notre société marchande, il faut aller la chercher vingt-cinq siècles plus tôt : c’est la sophistique. Rappelons que la logique sociale prônée par les Sophistes avait été stoppée net par l’exécution de Socrate, en 399 avant J.-C., suite à son engagement sans concession pour les combattre. Aujourd’hui les Sophistes ont leur revanche car nos sociétés contemporaines font exister comme jamais cet homme-mesure – celui qui n’aborde la réalité qu’en fonction de son intérêt propre – qu’ils appelaient de leurs voeux.
Certes, nos sociétés ont des différences flagrantes avec la conception antique. Les Sophistes misaient sur le « logos » – comprendre ici : la parole
apparemment argumentée de façon convaincante – pour faire valoir les apparences ; notre société, grâce aux techniques dont elle dispose, privilégie l’image, toujours plus efficace que le langage car elle touche directement la sensibilité – dans l’Antiquité l’image était difficile et rare, alors qu’aujourd’hui elle devenue facile et surabondante. La société du spectacle est une société qui nous immerge dans les images. J’écrivais à ce propos, il y a plusieurs années : «
La vraie catastrophe, du point de vue des groupes dominants, ce n'est pas les contaminations radioactives sauvages, les virus nouveaux qui apparaissent et ne se laissent pas contrôler, la dissémination des armes nucléaires, le carnage de Tchétchénie ou d'ailleurs — non — le cauchemar, c'est que les écrans s'éteignent !°»
L’imagination, outil de libération ? – juin 2000.
L’autre grande différence est dans la conception des rapports sociaux. L’idéal humain des Sophistes était orienté vers le tyran, c’est-à-dire celui qui pourrait tout se permettre parce qu’il s’est imposé comme dominant sur ses congénères et possède la totalité du pouvoir. Leur vision sociale était brutale : se référant à la loi de la nature, ils considéraient qu’il est dans l’ordre des choses qu’une infime minorité jouisse de l’opulence alors que la grande majorité vit dans la misère. De nos jours on considère qu’il n’est pas bon que la promotion de l’homme-mesure mène à de telles situations. Car l’intérêt marchand bien compris c’est la conclusion de contrats à moyen et long terme qui permettent d’anticiper les échanges et donc de maximiser les gains. Or cet investissement sur l’avenir n’est plus possible si, les tensions sociales étant trop fortes, le feu de la violence destructrice et incontrôlable menace.
La sophistique modernisée
Nous séparent en effet des Sophistes de l’Antiquité de longs siècles de violences, mais aussi le décollage d’un progrès scientifique et technique. On peut raisonnablement estimer que l’esprit des Sophistes grecs se retrouverait pleinement dans cette version du XXIe siècle de l’homme-mesure qui est peut-être bien marchande parce qu’elle a tiré les leçons de l’histoire. En effet la situation de pouvoir qui est le but du Sophiste, reste toujours instable si la violence sociale n’est pas prévenue ou tout au moins contrôlée ; d’autre part l’ouverture d’un accès populaire aux biens de consommation grâce au progrès technique permet d’impliquer positivement le peuple dans la conservation de l’état social.
Mais cela n’est possible qu’à la condition que l’état social selon les principes sophistes n’apparaisse jamais tel qu’il est en vérité, c’est-à-dire fonctionnant sur la base des inclinations animales de chacun. C’est ainsi que l’on peut comprendre la confusion du nihilisme sophistique avec un humanisme dans les idées dominantes. Cette confusion apporte en effet un double bénéfice idéologique. Elle valorise la sophistique, et donc l’homme-mesure sur lequel la mercatocratie veut prospérer et, en même temps, elle masque son caractère inhumain. De fait, en nos sociétés marchandes, l’homme est bien au centre. Mais il l’est dans son animalité, et non dans son humanité.
* * *
On l’a vu, un monde sophiste est par nature un monde mensonger. Que le nôtre, mis en forme pour que se répande la marchandise, se dise « humaniste », peut être considéré comme son mensonge inaugural. La vérité, c’est que de
la dure confrontation entre Calliclès et Socrate, c’est bien aujourd’hui Calliclès qui triomphe en son bestial pouvoir de jouissance, et Socrate qui est de nouveau mis au silence. Finalement c’est l’humain qui se perd. C’est pourquoi
les délires transhumanistes d'un bien-être sans restrictions par abolition des limites liées à la condition humaine grâce aux progrès techniques peuvent se formuler, et même commencer à être entrepris. Car d’une posture animale on ne peut produire que de l’inhumain. Ce dont nous manquons, c’est d’un (ou de) nouveau(x) « Socrate » ; mais sont-ils possibles aujourd’hui, dans la Cité où sont si marginalisés ce qu’il reste d’espaces publics en lesquels on peut s’interpeller de vive voix sur les valeurs en fonction desquelles on prétend vivre ?