Migrants: le retour du boomerang colonial

Daniel Laguitton

Tous dans un même radeau


Le grand fleuve de l’évolution suit son cours et la vision individualiste du monde avec ses frontières artificielles entre « moi » et « le reste » cède lentement le pas à une vision plus universelle, tant au niveau interpersonnel qu’international. « Universel » signifie, à la lettre, « vers le UN » et — est-ce par hasard? — le sigle des Nations Unies s’écrit également « UN » en anglais.


L’esprit de clocher est un réflexe vieux comme le monde. Au fil des siècles, cités-États et empires se sont succédé jusqu’à l’émergence, dans la seconde moitié du 20e siècle, de la notion de « Village global », lorsque les progrès en matière de communication et d’exploration spatiale ainsi que les retombées négatives de l’industrialisation (pollution, extinction des espèces) ont amorcé une prise de conscience des limites d’une Terre perçue jusqu’alors comme inépuisable.

Invisibles de l’espace, les frontières nationales sont souvent le produit de tracés arbitraires ou de conquêtes guerrières. Un exemple nous en est fourni au Moyen-Orient où les anciennes puissances coloniales ont, en renonçant à leur tutelle politique, fait fi des structures ethniques et tribales des populations concernées et plaqué sur une mosaïque autrefois cimentée par l’Empire ottoman une cartographie plus ou moins aléatoire dont la viabilité reposait sur la « super colle » de dictatures avec lesquelles ces mêmes puissances, devenues financières et néocolonialistes, ont ensuite flirté tant qu’elles faisaient leur affaire (et, dans bien des cas, le font encore). La soif de pétrole et de nouveaux marchés ou, tout simplement, la recherche de boucs émissaires pour manipuler les masses alimente aujourd’hui un regain de conflits dans cette région où l’Ouest prétend vouloir exporter la démocratie et les droits de l’Homme.

La paille dans l’œil du voisin étant plus dérangeante que la poutre dans le sien, et les opérations militaires ayant pris des allures de jeux vidéo, plusieurs dictatures issues de la décolonisation se sont fait déboulonner sans que les gardiens autoproclamés de l’ordre international aient prévu que le découpage géopolitique qui avait rendu ces dictatures possibles, voire nécessaires, volerait aussi en éclat. Des entités nationales comme l’Irak, la Syrie, la Libye et autres « figures imposées » de l’ère coloniale se retrouvent donc dans un chaos comparable à ce qu’est la psychose sur le plan individuel, lorsque l’ego régulateur est culbuté. Cette déstabilisation, combinée à la prolifération des armes au sein des diverses factions, gracieuseté des « libérateurs », se traduit par une tragédie humanitaire et des déplacements de population d’ampleur historique. Le boomerang colonialiste rentre au pigeonnier en casse-tête pour les puissances qui l’avaient lancé.

À l’échelle planétaire, le tableau n’est pas plus reluisant et les violences ethniques et génocidaires se succèdent, alimentées par une course aux ressources naturelles et un raidissement idéologique défensif ou opportuniste devant le rouleau compresseur de la finance internationale : en Afrique (Rwanda, Congo, Soudan, Somalie, etc.), en Asie (persécution des Ouïgours, des Tibétains et des Rohingyas, etc.), en Amérique (génocide culturel envers les Autochtones des trois Amériques) et en Océanie (discrimination envers les Aborigènes d’Australie, de Papouasie-Nouvelle-Guinée, etc.).

L’émergence d’une conscience planétaire sera compromise tant que les ficelles de la mondialisation seront tirées par un capitalisme sauvage. La résurgence des nationalismes et des réflexes xénophobes qui en résulte est particulièrement évidente dans les spasmes d’une Europe concoctée par des technocrates avant que la lente coalescence socioculturelle des États-nations qui la composent ait eu le temps de mûrir. On sait la différence de goût entre une tomate mûrie au soleil et une tomate gonflée aux engrais chimiques et « botoxée » aux OGM pour taper dans l’œil du client. L’Europe fraternelle et harmonieuse imaginée devant les cendres de la Seconde Guerre mondiale est vite devenue une chasse à courre « économique » sur les terres de Sa Majesté l’Euro. On rêvait d’un village global et d’un glorieux vivre-ensemble, on a construit un hypermarché. Or les hypermarchés asphyxient, on le sait, la vitalité des villages.

La gestation du village planétaire est compromise par l’ivresse matérialiste et par le risque de fausse-couche qu’elle fait peser sur l’humanité. Le réveil de cette ivresse collective sera brutal… si réveil il y a, car le consumérisme inhibe jusqu’à l’instinct de survie. Les technocrates ivres de pouvoirs quasi pharaoniques et les masses qui marchent au son de leurs tambours semblent avoir oublié ce qu’un enfant de cinq ans sait déjà, à savoir que plus il mange rapidement les bonbons reçus pour l’Halloween ou pour son anniversaire, plus vite il atteindra le fond du sac. À l’échelle planétaire, le sac de bonbons se vide de plus en plus rapidement et le « jour du dépassement global », date où les ressources renouvelables de la planète ont été consommées pour l’année en cours, était, en 2015, le 13 août. Elle avance chaque année d’environ une semaine. Les dernières évaluations de la santé des océans confirment l’épuisement rapide du sac de bonbons puisque la population globale d’animaux marins a diminué de 49 % entre 1970 et 2012 alors que la surpêche et les autres causes de détérioration des océans (pollution et réchauffement climatique) continuent comme si de rien n’était. À ce rythme les espèces marines dites « commerciales » auront disparu dans 30 ans, horizon qui dépasse, malheureusement, la vision à court terme de la plupart des gouvernements et de ceux qui les élisent.

Du 30 novembre au 11 décembre 2015, la Conférence de Paris sur les changements climatiques mettra en scène un cocktail de bonnes intentions, d’engagements plus ou moins sincères, d’opportunismes variés, d’impuissance et de mauvaise foi. Quelle qu’en soit l’issue, c’est avant tout dans les comportements individuels quotidiens que réside le vrai pouvoir de changer de cap. La plus rapace des multinationales n’existerait pas sans clients et, comme l’a écrit Schiller, « les grands arrêteront de dominer quand les petits arrêteront de ramper ».

Que nous pratiquions l’engagement social et la solidarité tous azimuts, la politique de l’autruche et la bonne conscience des nantis, ou le racisme souriant d’une certaine bourgeoisie, nous sommes tous dans le même bateau, tous des « boat people » en quête d’une Terre de justice et de paix. Que les souhaits de « paix sur la Terre aux Hommes de bonne volonté » que nous échangeons lorsque renaît la lumière reflètent donc, bien au-delà de la brève euphorie de Noël, l’authentique réveil sans lequel le Titanic passera à l’histoire comme la répétition générale d’un naufrage à une échelle, cette fois, proprement titanesque.

Daniel Laguitton
Abercorn Qc

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