Le rêve de la Terre

Daniel Laguitton

En septembre 2021, les maisons d’édition Novalis au Canada et Salvator en France annonçaient la publication simultanée du livre Le rêve de la Terre, traduction de The Dream of the Earth de Thomas Berry, un classique de la pensée écologiste. Initialement publiée aux États-Unis par Sierra Club Books 1988, cette collection d’essais de l’historien des cultures et des civilisations qu’était Thomas Berry (1914-2009), présente un nouveau cadre intellectuel et éthique fondé sur le principe que le bien-être de la planète est l’aune à laquelle doit se mesurer toute activité humaine. Cette synthèse du livre, chapitre par chapitre, vise à faire ressortir les grands axes du regard novateur qu’il propose sur la science, la technologie, la politique, la religion, l’écologie et l’éducation.

Thomas Berry le « géologien »[1]

« Géologien » est probablement l’attribut le plus concis qu’on puisse imaginer pour exprimer le rôle qu’a joué Thomas Berry de son vivant et qu’il continue de jouer à titre posthume par ses écrits et par les élèves qu’il a formés. Néologisme calqué sur « théologien », ce mot exprime non seulement l’importance capitale que Thomas Berry attribue à la relation entre les humains et la Terre, mais également le fait qu’il nous invite à reconnaître la Terre comme une véritable théophanie. Au lieu de spéculer au sujet d’un « théos » abstrait, il nous parle concrètement de « Gaïa », la Terre mère, avec la révérence due à la révélation qu’elle constitue du numineux sous ses innombrables manifestations.

Publié en 1988, The Dream of the Earth s’est imposé comme référence pour la pensée écologiste à composante spirituelle. En puisant aussi bien dans la sagesse philosophique occidentale, la pensée asiatique et les traditions des autochtones d’Amérique, que dans la physique contemporaine et la biologie évolutive, Thomas Berry nous montre pourquoi il est important que nous réinventions notre rapport à la Terre en nous libérant de l’envoûtement collectif qui nous piège dans une conception totalement absurde du progrès. Ce n’est qu’en remplaçant cet envoûtement anthropocentrique par une véritable passion envers la Terre, suggère-t-il, que nous pourrons entrer dans l’ère écologique dont il entrevoit des signes prometteurs, mais qui ne se réalisera pas sans un effort gigantesque et généralisé de notre part pour passer d’une relation d’agression à une relation mutuellement bénéfique entre les humains et la Terre, et contribuer ainsi à la guérison d’une biosphère traumatisée par des siècles d’assaut brutal et d’indifférence.

Historique de la traduction

C’est en 2008, un an avant sa mort, que je proposais à Thomas Berry de traduire son dernier livre (Evening Thoughts [Pensées du soir], San Francisco : Sierra Club, et Berkeley : University of California Press, 2006), une collection d’essais qui me semblait bien résumer l’ensemble de sa vision et de son œuvre à laquelle j’avais été familiarisé principalement par les écrits et les conférences de Matthew Fox. Bien que favorable à ma proposition, Thomas Berry me suggéra qu’au lieu de commencer par ce que je considérais comme le « dessert », il serait préférable que je commence par traduire les deux plats principaux qu’il avait proposés aux convives de la maison commune, The Dream of the Earth (1988) et The Great Work (1999). Je me suis donc mis au travail sans réaliser les difficultés qui allaient surgir dès que je présentai ma traduction à diverses maisons d’édition. Je dus vite me rendre à l’évidence que l’intégration de la spiritualité à l’écologie dérangeait énormément. Il a fallu attendre 2015 pour que les choses commencent à changer avec la publication largement acclamée de l’encyclique Laudato Si qui popularisait la notion de « maison commune » et insistait sur l’éthique sociale comme composante incontournable d’une écologie bien comprise.

Rétrospectivement, les difficultés rencontrées pour faire publier Le rêve de la Terre en français n’étaient qu’une réflexion de « l’esprit du temps ». L’urgence climatique se faisant plus pressante, la publication de traductions en français de plusieurs ouvrages clés traitant de l’écologie est devenue de plus en plus fréquente, même si leur publication initiale datait souvent de plusieurs décennies. Quelques exemples : Le classique L’homme et la terre, de Ludwig Klages, pionnier de l’écologie allemande, initialement publié en 1913 sous le titre Mench und Erde, n’est paru en français qu’en 2018, soit 105 ans plus tard ! Le non moins classique Silent Spring de Rachel Carson, considéré comme le coup d’envoi du mouvement écologiste actuel, initialement publié en 1962, avait bien connu une première publication en français en 1968, mais ce n’est que plus récemment qu’il a été largement diffusé dans cette langue comme monument emblématique du mouvement écologiste avec sa réédition préfacée par Al Gore (Wildproject, 2019). Parmi les dizaines de titres publiés par le philosophe Murray Bookchin (1921-2006), fondateur du courant de « l’écologie sociale », Remaking Society et Post Scarcity Anarchism initialement publiés en anglais respectivement en 1989 et en 1971, ne sont disponibles en version française que depuis quelques années (Une société à refaire, Écosociété, 2011, et Au-delà de la rareté : l’anarchisme dans une société d’abondance, Écosociété, 2016). Le Rêve de la Terre, publié en français 33 ans après sa publication originelle, n’a donc pas échappé à la tendance et sa traduction tardive signale, elle aussi, qu’après des décennies marquées par l’assaut le plus destructif que la Terre ait connu de la part des humains, la récréation est terminée, et l’urgence s’impose de s’informer, dans toutes les langues, au sujet de la crise écologique actuelle en étudiant les écrits des précurseurs qui l’ont vue venir et ont proposé diverses mesures correctives. Le mot « récréation », bien que teinté d’ironie, caractérise en effet le comportement humain pendant les 50 années écoulées depuis l’alarme lancée en 1972 par le rapport Meadows intitulé Halte à la croissance ? : c’est comme si, au lieu de prendre une pause pour réfléchir aux conséquences de leur voracité, les convives humains de la maison commune, redoutant la fermeture des cuisines s’étaient au contraire précipités vers le cellier et le garde-manger pour s’empiffrer à qui mieux mieux.

Le rêve de la Terre : de quel rêve s’agit-il et quel est son contenu ?

Dès le chapitre d’introduction, Thomas Berry répond à ces deux questions par une référence anticipée au chapitre 15 éponyme du livre : « L’essai intitulé Le rêve de la Terre revêt évidemment une importance particulière. Je ne m’y penche pas sur une terre relevant d’un rêve humain, mais sur la Terre elle-même et sur le pouvoir inhérent qu’elle possède de déployer un éventail de beauté aussi varié que merveilleux. Ce spectacle est tellement bouleversant pour la conscience humaine que nous pourrions aussi bien l’imaginer comme relevant du rêve. Nos propres rêves d’un mode d’existence plus viable pour nous-mêmes et pour la planète ne peuvent être que des échos lointains de cette source primordiale de l’univers, tant dans sa dimension spatiale que dans la longue séquence temporelle de son évolution ». Au chapitre 15, il clarifiera sa pensée en nous invitant à dépasser l’horizon conceptuel du Logos, le Verbe identifié au « commencement » dans le prologue de l’évangile de Jean et ira jusqu’à dire « Au commencement était le Rêve ». Ludwig Klages, auteur de De l’Eros Cosmogonique et pourfendeur du logocentrisme n’aurait sans doute pas désavoué cette apologie du rêve en tant qu’Éros originel précédant tout acte de création. Sans Éros, en effet, comment imaginer un Logos ?

Le titre étant expliqué, venons-en au contenu : 16 chapitres, une introduction de l’auteur, une préface du mathématicien et professeur de cosmologie évolutive Brian Swimme, co-auteur avec Thomas Berry de The Universe Story (Harper, San Francisco, 1992), une préface à l’édition française par François Euvé, agrégé de physique et docteur en théologie, et une note liminaire du traducteur qui présente, comme un camée résumant l’esprit du livre, un vibrant poème écrit par Thomas Berry en 1983 après une célébration du solstice d’hiver dans la cathédrale Saint-Jean-le-Théologien, du quartier Morningside de Manhattan « […] Les voûtes de la cathédrale ont pris La courbure de la gorge tendue du loup Elles se lamentent sur notre sort actuel Et supplient l’humanité De ramener le soleil De laisser les prairies se garnir de fleurs Et les rivières courir entre les collines Et de laisser la Terre Et toutes les formes de vie qui l’habitent Vivre leur vie Sauvage Ardente Sereine Et abondante… Si seulement les humains pouvaient l’entendre… »

Chapitre 1 : Retour aux sources

Tout est dit ou presque dès les premières lignes : « Nous sommes sur un chemin qui nous ramène à nos origines après une longue absence, et nous y retrouvons tous les membres de notre famille planétaire. Cette errance a duré trop longtemps, grisés que nous étions par un monde industriel de câbles, de rouages, de béton et d’acier, et par un réseau routier presque illimité où nous allons et venons comme dans une transe. » Cette évocation du chemin qui ramène à son point de départ semble faire écho à ces quatre vers de T.S. Eliot dans Four Quartets (Tétralogie : Quatre quatuors, Écrits des Forges, 2015) : « Nous continuerons le voyage, et au bout de l’exploration, touchant l’originel rivage, d’un savoir neuf le connaîtrons ».

Pour Thomas Berry, le temps est venu de mettre fin à la période de désintégration engendrée par l’envoûtement de l’ère industrielle en réintégrant la communauté planétaire dont il dit ailleurs qu’elle n’est pas une collection d’objets, mais une communion de sujets. Apprenons à la servir plutôt que de la croire à notre service.

Chapitre 2 : La communauté planétaire

Thomas Berry évoque dans ce chapitre une rencontre qui lui avait laissé une impression durable et qui illustre ce qu’il entend par « communauté planétaire » : « Il y a quelques années, c’était en 1975, se tenait en la cathédrale Saint-Jean-le-Théologien, à New York, un débat public au sujet du rapport entre technologie et monde naturel. Edgar Mitchell, l’astronaute, Eldo Roshi, le maître zen, et Lame Deer, de la nation sioux, étaient présents. Lorsque vint le tour de Lame Deer de prendre la parole, le calumet de la paix à la main, il commença par s’incliner en direction des quatre points cardinaux. Après avoir pris le temps d’explorer des yeux l’immense cathédrale, il s’adressa à l’auditoire et fit remarquer à quel point l’endroit était de nature à favoriser la communication avec le divin. Il expliqua ensuite que les membres de sa communauté communiquaient avec le Grand Esprit dans un tout autre contexte, les pieds en contact direct avec la terre, enveloppés par le chant des oiseaux et le bruissement des insectes, sous la voûte du ciel, devant un horizon de montagnes et au milieu d’arbres frissonnant dans le vent. Il ajouta que, au-delà des différences de contexte, l’expérience des Sioux était si profonde qu’il doutait qu’ils puissent jamais se sentir totalement à l’aise ou capables de faire l’expérience du divin de manière satisfaisante dans d’autres contextes ».

Réhabiliter notre regard sur la cathédrale du monde naturel et inclure le grand livre de la Terre dans nos religions du livre est une tâche critique à l’heure où l’extinction des espèces tant animales que végétales constitue à la fois une forme de biocide et de suicide. Dès ce chapitre, on entrevoit le rôle de gardiens de la communauté planétaire encore assumé par les peuples autochtones de quelque continent qu’ils soient, en dépit de l’assaut meurtrier qu’ils ont subi.

Chapitre 3 : La présence humaine

Le thème central de ce chapitre est l’intimité qu’il nous faut retrouver avec la Terre sous tous ses aspects. « Notre relation avec la Terre met en jeu autre chose qu’une utilisation pragmatique, une compréhension théorique ou une appréciation esthétique. Ce qu’il nous faut, c’est une véritable intimité avec elle ainsi qu’avec l’ensemble du monde naturel. Nos enfants devraient pouvoir être familiarisés de manière satisfaisante avec le monde où ils vivent, avec les arbres, les herbes, les fleurs, les oiseaux, les insectes et tous les animaux qui peuplent la Terre, ainsi qu’avec tous les phénomènes de la nature. »

Comme exemple d’intimité préservée entre l’homme et la nature en dépit d’un génocide trop souvent oublié ou nié, Thomas Berry décrit certains aspects des rituels autochtones d’Amérique : « Une telle intimité s’observe dans la Nation Omaha. Quand un enfant y vient au monde, la tribu l’annonce à tout l’univers. Elle commence par s’adresser au soleil, à la lune, aux étoiles et à tous les êtres célestes en disant : “Un nouvel être vivant vient d’arriver parmi vous. Consentez, nous vous en supplions, à ce qu’il vive ! Aplanissez ses voies afin qu’il puisse atteindre le sommet de la première colline”. Elle s’adresse ensuite au monde aérien, aux vents, aux nuages, à la pluie, aux brumes et à tout ce qui se meut dans les airs, puis aux collines, aux vallées, aux rivières, aux lacs, aux arbres et aux herbes. Et pour finir, elle déclare : “Oiseaux grands et petits, ô vous qui sillonnez l’azur, et vous, animaux grands et petits qui peuplez la forêt, insectes qui rampez entre les herbes et nichez dans le sol, nous vous prions ardemment d’écouter notre supplique. Consentez tous à ce qu’il vive ! Aplanissez ses voies et il ira au-delà des quatre collines”. »

Thomas Berry de poursuivre : « Un tel réenchantement de nos rapports avec la Terre en tant que réalité vivante est indispensable si nous voulons sauver la planète de la destruction à laquelle conduit notre attitude actuelle. Pour ce faire, il nous faut en quelque sorte réinventer l’humain en tant qu’espèce au sein de la communauté des autres formes de vie. Le sens que nous avons du réel et nos valeurs doivent faire l’objet d’une transition consciente d’un système normatif anthropocentrique à un système biocentrique. L’anthropocentrisme actuel résulte en grande partie de notre incapacité à reconnaître l’humanité en tant qu’espèce. Nous préférons nous considérer en tant que nation, groupe ethnique, culture, bassin linguistique ou économique. Il est rare que nous nous percevions en tant qu’espèce entourée d’autres espèces. Nous en parlons parfois en biologie, mais, dans la vie de tous les jours, cela n’a jamais eu tellement d’importance. Le temps est venu d’une profonde introspection ».   
 

Chapitre 4 : L’énergie créative

« La prise de conscience d’une énergie mystérieuse et omniprésente manifestée dans la variété infinie des phénomènes naturels semble être l’expérience fondamentale de l’homme lorsqu’il s’éveille à un univers prodigieux et rempli de mystère. L’énergie ne constitue pas seulement notre expérience première, elle est aussi, dans ses multiples manifestations, le principal objet d’étude de la physique moderne et sa référence suprême pour décrire la réalité la plus fondamentale de l’univers. »

Par ces quelques mots d’introduction, Thomas Berry met la table pour un historique des rapports de l’humanité avec l’énergie créative : « La croyance en un principe personnel d’énergie créative constitue le fondement de la tradition spirituelle occidentale. Le Credo , par exemple, commence par l’évocation de la puissance en tant qu’attribut propre au principe créateur du ciel, de la Terre et de toutes choses. Malheureusement, les traditions religieuses de l’Occident se sont tellement préoccupées de la rédemption d’un monde défectueux qu’elles ont eu tendance à ignorer l’expérience de la création telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il en est résulté, pour l’Occident moderne, une scission fondamentale entre une communauté scientifique séculière s’intéressant aux énergies en jeu dans la création et une communauté religieuse tellement obsédée par la guérison rédemptrice qu’une fois guéris nous sommes en quête d’encore plus de guérison et parvenons rarement à assumer un rôle concret dans le cadre des intentions créatives de l’univers ».

L’humilité fidèle à ses racines étymologiques qui évoquent l’humus dont a émergé l’humanité, est l’attitude qu’il nous faut cultiver pour pleinement apprécier le déploiement extraordinaire d’énergie créative dans le cosmos et en particulier sur notre planète : « Nous devons en tant qu’humains reconnaître les limites de notre capacité à répondre à ces questions globales portant sur le fonctionnement de la planète. Tant que nous entretenons l’illusion de savoir ce qui est le mieux pour la planète et pour nous, nous resterons sur la même trajectoire, avec les conséquences désastreuses que l’on sait pour la communauté planétaire dans son ensemble. La meilleure approche pourrait bien être de prendre acte du fait que ce n’est pas d’une réponse humaine à un problème relevant de la Terre que nous avons besoin, mais d’une réponse de la Terre elle-même à un problème qui la concerne. La Terre réglera ses problèmes et peut-être même les nôtres si nous la laissons fonctionner à sa manière. Il nous suffit d’écouter ce qu’elle a à nous dire ». 

Chapitre 5 : L’ère écologique

« Il ne s’agit pas seulement de survivre physiquement, mais de survivre de manière spécifiquement humaine, de survivre en devenant des êtres intelligents, affectueux, pourvus d’imagination, capables d’apprécier l’univers qui nous entoure, vivant en communion profonde les uns avec les autres et doués d’importantes facultés d’expression littéraire et artistique. Ce qui est en cause est la richesse intérieure de notre personnalité, la vision commune qu’il nous est possible de partager ainsi qu’une bienveillance envers toute créature animée ou non à la surface de la Terre, et même, d’une certaine manière, envers les lointaines étoiles du firmament. »

Thomas Berry, dont la thèse de doctorat portait sur la philosophie de l’histoire de Giambattista Vico, aborde dans ce chapitre le thème récurrent du millénarisme et de l’impact psychique de la révolution industrielle. C’est en effet sous l’influence d’une aspiration millénariste remontant aux temps bibliques et laissant miroiter un aboutissement glorieux de l’aventure humaine que « l’Occident a alors vu émerger une nouvelle capacité de compréhension et de contrôle de la dynamique planétaire. À la différence des civilisations antérieures qui nous ménageaient une place glorieuse dans le cadre des rythmes naturels de la Terre et situaient les centres spirituels aux points de rencontre du divin, du naturel et de l’humain, la nouvelle tendance amorcée aux seizième et dix-septième siècles, avec les travaux de Francis Bacon, Galilée et Isaac Newton, se préoccupait moins de ce genre d’énergies psychiques que des forces physiques en jeu dans l’univers et de la manière dont nous pourrions nous en prévaloir pour assurer notre bien-être. »

S’est alors amorcé un envoûtement matérialiste directement lié aux attentes millénaristes : « Toutefois, bien que la méthode ait changé, l’aspiration millénariste selon laquelle l’Occident attendait un millénaire de béatitude terrestre restait inchangée. Les moyens, par contre, avaient changé, et l’effort humain avait remplacé la grâce divine comme instrument de cette réalisation paradisiaque. Scientifiques, inventeurs, banquiers et magnats du commerce étaient les saints de ce nouvel ordre. La force motrice de l’ère technologique était en marche, et la révolution énergétique en cause ne concernait pas seulement les énergies physiques mises à notre disposition, mais aussi les énergies psychiques. Le degré de turbulence et de transformation du monde pour atteindre sur la Terre une sorte de salut et se prévaloir du type de puissance qu’on avait jusque-là considéré comme l’apanage du monde naturel et du divin était sans précédent. »

Cette médaille de la course vers l’âge d’or avait toutefois un revers : « Comme c’est le cas chaque fois que l’on a affaire à une illusion, le réveil peut être lent et douloureux, et s’accompagner de réactions exagérées. Notre réveil actuel de l’enchantement technologique a été particulièrement douloureux. Nous avons irréversiblement modifié la Terre et la vie humaine de multiples manières, parfois de manière créative et utile, la plupart du temps de manière incroyablement destructive. Nous entrons aujourd’hui dans une autre période historique que nous pourrions appeler l’“âge écologique”. J’utilise ici le terme “écologique” dans son sens premier de relation entre un organisme et son environnement, mais également pour souligner l’interdépendance de tous les systèmes vivants ou non de la planète. Cette vision d’une planète intégrée du point de vue spatial ainsi que dans son évolution temporelle est d’une importance fondamentale en tant qu’assise de la puissance psychique requise pour subir les transformations psychiques et sociales qui nous attendent. De telles transformations requièrent l’apport de la planète tout entière, et les forces propres à l’humanité n’y suffiraient pas. En douter serait une preuve d’illusion concernant l’ordre de grandeur du défi auquel nous faisons face ».

Chapitre 6 : La technologie et la guérison de la Terre

« La question la plus fondamentale à laquelle nous devons répondre aujourd’hui est à mon avis celle de la relation entre les humains et la Terre. Nous devons également répondre à une multitude de questions concernant les relations humaines à l’échelle nationale aussi bien qu’internationale, mais la menace qu’elles représentent pour notre survie est probablement moindre que celle de la détérioration continue des systèmes biologiques de base de la planète. Le vingtième siècle a éliminé la terreur associée aux zones ténébreuses de la nature en dévastant la nature elle-même. »

Thomas Berry se penche sur le rapport essentiel entre les humains et la Terre et y voit quatre modes principaux d’interaction qu’il caractérise en les nommant respectivement : Les nouveaux entrepreneurs, les critiques humanistes de la technologie, les défenseurs de l’intégrité de la nature, et les agents de guérison de la Terre.

Au sujet des nouveaux entrepreneurs, il écrit « Le premier groupe, qui est également, de loin, le groupe dominant, est possédé par l’idée de progrès continu, sinon vers un pays des merveilles, tout au moins vers une amélioration constante de la condition humaine grâce à nos procédés scientifiques industriels. Ce groupe est pratiquement insensible à la détérioration de la planète au cours du vingtième siècle, particulièrement à celle qui a eu lieu durant les années d’après-guerre, depuis que les sciences appliquées dans les domaines du génie chimique, de l’électronique, du nucléaire, de l’aéronautique, de l’aérospatiale et de l’agronomie ont pris le contrôle de l’Amérique du Nord et de tout ce qui vit sur ce continent ».

Comme exemple de critique humaniste de la technologie, Thomas Berry cite l’auteur du livre Le système technicien, Jacques Ellul, qui dénonce « l’infiltration de méthodes technocratiques dans toutes les phases de la vie humaine et la superposition d’une technosphère à la biosphère et même à la psychosphère, phénomène qui s’accompagne d’une dévitalisation et d’une déshumanisation progressives de la vie ».

Le groupe des défenseurs de l’intégrité de la nature est représenté par les pionniers de la préservation des espaces naturels que furent notamment Henry Thoreau (1817-1862) et John Muir (1838-1914), et plus récemment des mouvements militants comme Greenpeace et Earth First!. Thomas Berry se penche à ce propos, sur l’évolution des mouvements de protection de l’environnement, les conférences et ententes internationales pour la protection de la nature.

Les agents de guérison de la Terre, le quatrième groupe examiné dans ce chapitre, « admettent que des affrontements du type de ceux auxquels Greenpeace, Sea Shepherd et Earth First ! ont recours sont nécessaires, mais ils mettent l’accent sur la mise en place de nouveaux programmes. Ils voudraient proposer des modèles fonctionnels de relations entre les humains et la nature qui seraient susceptibles de remédier aux modèles industriels dysfonctionnels. Les plus efficaces de ces nouveaux modèles sont en place dans les secteurs de la production alimentaire, de l’énergie, de l’habitation, de l’architecture, des arts et métiers, du traitement des déchets, de l’assainissement, de la santé et de la foresterie ». 

Il est alors question de changements en profondeur, notamment de changements d’échelle au niveau des modes de production en s’inspirant de sept grands principes :

  1. Les technologies humaines devraient fonctionner en relation intégrale avec les technologies de la planète.
  2. Nous devons avoir une idée claire de l’ordre de grandeur des changements requis.
  3. Le progrès durable doit bénéficier à la communauté planétaire tout entière.
  4. Nos technologies doivent être intégrales. Elles doivent gérer leurs propres résidus.
  5. Une cosmologie fonctionnelle est nécessaire, c’est-à-dire une cosmologie qui suscite la fascination à partir de laquelle une présence intégrante des humains et de la planète devient possible.
  6. La nature est à la fois violente et bienveillante. Nos technologies doivent assurer un rôle défensif.
  7. Nos nouvelles technologies de guérison doivent fonctionner à l’échelle biorégionale et pas seulement à l’échelle nationale ou mondiale.

Chapitre 7 : L’économie en tant que question religieuse

Écrit presque trente ans avant l’encyclique Laudato Si et son insistance sur l’urgence de développer une « écologie environnementale, économique et sociale », ce chapitre du livre de Thomas Berry aurait pu y figurer dès sa première phrase : « Il y a plusieurs façons d’aborder l’économie en tant que question religieuse. Par exemple, on peut commencer par la quête de justice propre à l’attitude religieuse et donner une importance particulière à ce que le bien-être social soit réparti entre tous et, spécialement, à ce que les besoins de base des moins bien nantis soient satisfaits. Une telle approche met en relief la responsabilité sociale et politique que nous avons de veiller à ce que les plus faibles et les moins doués ne soient pas exploités par les plus forts et les plus talentueux ».

Thomas Berry approfondit cette approche socio-économique en disséquant l’économie telle qu’elle est aujourd’hui pour mieux mettre en évidence les conséquences désastreuses de sa manière de fonctionner : « Les difficultés surviennent lorsque le mode industriel sur lequel repose notre économie perturbe les processus naturels et que les technologies humaines se mettent à détruire les technologies de la planète ». Il nous présente un système planétaire acculé au déficit par une exploitation irresponsable que certains organismes ont rendu plus imagée en développant les notions d’empreinte écologique et de « jour du dépassement de la dette écologique ». Ce dernier, en 2021, était le 29 juillet alors que lorsque Thomas Berry publiait The Dream of the Earth, il était le 15 octobre, ce qui représente un accroissement de 78 jours, soit plus de 21 % d’augmentation de la dette annuelle !

« Dans sa nature extrême, ce déficit ne porte pas seulement sur les ressources, mais il représente la mort d’un processus vivant, et pas seulement la mort d’un processus vivant spécifique, mais celle du processus vivant, ce processus vivant qui, selon nos connaissances actuelles, n’existe que sur la planète Terre. C’est en cela que nous faisons face à une situation fondamentalement différente de celle de toute autre génération, de quelque tradition ethnique, culturelle, politique ou religieuse qu’elle soit, ou de toute autre période historique. Nous déterminons pour la première fois de manière globale et irréversible l’avenir de la planète. Le danger immédiat ne réside pas dans une possible guerre nucléaire, mais dans le saccage bien réel auquel se livre l’industrie. »

Thomas Berry insiste sur l’importance de développer des biorégions, « qui peuvent être définies comme des zones géographiques identifiables où interagissent des biosystèmes relativement autonomes dans le contexte de renouvellement incessant des processus naturels. Au fur et à mesure que nous nous affranchissons du contexte industriel global actuel, avec ses infrastructures non autorenouvelables, nous devons intégrer nos collectivités humaines aux communautés biorégionales sans cesse renouvelées de l’endroit où nous vivons ».

Chapitre 8 : L’université américaine à l’ère écologique

« L’éducation est un processus continu opérant sur plusieurs plans : univers, Terre et humanité. On ne saurait discuter adéquatement d’aucun aspect particulier du développement de ce processus sans le situer dans ce contexte global. »

C’est précisément ce que fait Thomas Berry dans ce chapitre où il se fait critique d’un enseignement supérieur qui éloigne le diplômé d’une relation intime avec la Terre pour en faire un rouage productif du système économique dominant. Sans un changement important de la manière dont sont formés des décideurs, les cadres et les citoyens des sociétés de demain, l’ère écologique restera un vœu sans lendemain. « L’éducation doit être une expérience de vie globale. La manière dont est structurée l’éducation doit donc être convertie de manière à pouvoir offrir un contexte permettant d’y intégrer la dynamique globale de la vie. Ce n’est que de cette manière que nous serons en mesure de préserver la continuité historique requise pour que l’ère écologique puisse se développer de manière intégrale. »

Pour Thomas Berry, la Terre doit être reconnue comme établissement d’enseignement primordial ou université première et « la difficulté que nous avons à reconnaître la communauté planétaire en tant qu’éducateur principal provient de notre manque de compréhension et de sensibilité par rapport au monde naturel pris globalement. Lorsqu’il est question de vraies valeurs, nous semblons privilégier le monde spirituel ou l’humanité. Nous abordons le monde naturel sous un angle utilitaire ou comme un objet susceptible de satisfaire notre curiosité intellectuelle ou nos sentiments esthétiques. Il est particulièrement urgent que nous développions sans plus attendre une compréhension de la Terre et de sa signification profonde, car les diverses branches de la science ont édifié un immense corpus concernant les aspects physiques du monde naturel et un pouvoir de contrôle qui va de pair.

La planète reste perçue comme un amas quantitatif de matière. La vie et la conscience n’ont jusqu’à récemment suscité que peu d’intérêt et de gratitude, sauf en tant que phases de pointe d’un processus mécanique. De ce fait, la communauté humaine, qui constitue la composante psychique de la Terre,

s’est trouvée aliénée par rapport aux grandes dynamiques de la planète et a donc subi une perte de sens. Lorsque la confusion règne dans notre rapport à l’humanité, elle découle du flou de notre rapport à la Terre ».

Dans cette optique, Thomas Berry propose une refonte des programmes d’enseignement supérieur afin que le projet universitaire dans son ensemble puisse être compris comme « une démarche par laquelle l’étudiant acquiert la capacité de saisir l’histoire fantastique de l’univers et son propre rôle dans la mise en place de la phase suivante de cette histoire ».

C’est dans ce chapitre que l’on voit émerger un des grands thèmes de la vision proposée par Thomas Berry, à savoir que l’ensemble des savoirs développé par les diverses branches de la science moderne constitue la base d’un nouveau récit de l’univers, c’est-à-dire d’une nouvelle cosmologie : « La mission sublime qui revient à l’éducation moderne est de révéler la véritable importance de ce récit et sa portée sur l’ensemble des activités humaines et planétaires […]Toutefois, ce dont nous avons besoin, c’est que le récit correspondant aux dimensions physiques de l’univers soit complété en tenant compte également de ses dimensions numineuse et psychique. La radiation qui émane des particules originelles transmet tout autant l’intelligibilité et le mystère insondable que l’énergie physique inhérente à leur structure. »

Lui-même enseignant universitaire chevronné, Thomas Berry propose alors six types de cours qui devraient avoir priorité dans la formation des diplômés universitaires et faire en sorte que ces derniers puissent, quels que soient leur spécialité et leur domaine d’activité professionnelle, être des agents d’harmonie entre les humains et la biosphère plutôt que des agresseurs. Autre retombée positive de cette transformation des programmes d’éducation : « La profonde antipathie qui sépare les sciences pures et les sciences humaines pourrait disparaître. L’étonnante découverte du récit cosmique par la science devrait être reconnue comme une réalisation humaniste de premier ordre et comme assise permettant l’expansion de toutes les cultures humanistes traditionnelles ».

En filigrane dans ces pages, on comprend le sens étymologique du mot « université » qui signifie « tourné vers le UN ».

Chapitre 9 : la spiritualité chrétienne dans le contexte américain

Dans ce chapitre, le géologien Thomas Berry se penche sur trois courants spirituels distincts : la spiritualité chrétienne traditionnelle, la spiritualité américaine plus récente et la spiritualité émergente,dont la génération actuelle doit relever le défi.

Le lien est immédiatement établi entre la dimension spirituelle de l’existence humaine et le nouveau récit des origines élaboré par la science : « Bien que notre discussion se situe dans le cadre d’une spiritualité publique, j’aimerais préciser que toute discussion réaliste de ce sujet doit également se situer dans le contexte de l’événement historique suprême de notre temps, c’est-à-dire de la découverte d’un nouveau récit de nos origines, l’histoire de l’univers en tant que processus évolutif en émergence depuis une quinzaine de milliards d’années, une histoire qui nous permet de nous situer dans le contexte global de l’expansion de l’univers. La nouvelle conscience que nous avons acquise au sujet de l’univers et de la planète Terre peut être assimilée à une véritable révélation dont la portée est universelle pour la communauté humaine et pour toutes les phases d’activité humaine ». L’importance de ce nouveau récit ne saurait être sous-estimée, car « en dépit du monde magique que nous avons développé ou découvert, nous ne disposons d’aucune cosmologie fonctionnelle capable de nous orienter et de réguler l’usage que nous faisons de tout ce savoir, de toutes ces habiletés et de toutes ces ressources énergétiques ».

Aussi audacieux qu’un Teilhard de Chardin qui avait osé énoncer des vérités scientifiques qui ébranlaient certains canons de l’Église, Thomas Berry affirme sans détours que les traditions spirituelles de l’Occident portent une part importante de responsabilité pour l’assaut dévastateur qu’a subi la Terre depuis les grandes découvertes géographiques et scientifiques. Cette responsabilité a ses racines dans la structure d’un culte centré sur un pacte entre l’humanité et une entité qui transcende la nature. L’effet en est une dévalorisation du monde naturel qui n’est plus perçu comme lieu de convergence des dimensions numineuse et humaine ou, pour reprendre un mot popularisé par l’historien des religions Mircea Eliade, comme une « théophanie ». « Le monde naturel perd alors sa capacité à communiquer la présence du divin, et on peut dès lors le concevoir comme une simple entité externe. »

« Une autre difficulté vient de notre insistance à considérer l’humain comme un être spirituel ayant une destinée éternelle dépassant celle des autres membres de la création et lié au divin par un pacte particulier. […] Croyant élever ainsi l’humanité, nous assurions en fait son aliénation par rapport au seul contexte où la vie humaine trouve un sens satisfaisant. »

La pensée millénariste déjà dénoncée au chapitre 5 est de nouveau au centre de la réflexion développée dans ce chapitre : « Tout comme la doctrine de la transcendance divine éliminait du monde naturel une présence divine généralisée, la vision millénariste d’un futur merveilleux se traduisait par un statut dégradé de toutes les modalités d’existence présentes. L’imperfection devint généralisée, et tout devait donc être transformé. Cela signifiait aussi que tout ce qui n’avait pas été utilisé devait l’être pour que sa raison d’être s’accomplisse. Rien n’était acceptable dans son état naturel ».

Devant ce constat, Thomas Berry insiste sur la nécessité pour les traditions religieuses de se transformer : « Ce qu’il importe de comprendre ici, c’est que les traditions doivent sans cesse dépasser les formulations diverses auxquelles elles donnent lieu pour faire place à de nouveaux modes d’expression ».

L’impératif du changement est d’autant plus évident que « nous commençons aujourd’hui à réaliser […] que la planète Terre ne supportera pas plus longtemps le mépris dont elle fait l’objet ni le fait d’être ignorée dans son être le plus intrinsèque, que ce soit par les scientifiques, les technologues ou les saints ».

« Pour la première fois de son histoire, la communauté humaine dispose d’une histoire commune de ses origines, qui lui confère une identité propre dans le vaste contexte de l’espace et du temps. Le besoin le plus pressant aujourd’hui est d’achever le récit dont les dimensions physiques nous sont dictées par la science en y ajoutant un compte rendu plus intégral prenant en considération le numineux et la conscience dans l’univers émergeant depuis l’instant primordial. Cela fait, l’éventail complet des activités humaines de l’ère écologique se situera dans un univers qui aura un sens et disposera d’une cosmologie fonctionnelle. »

On pourrait établir un tableau synoptique qui mettrait en évidence les correspondances entre la vision de Thomas Berry et celle que développe le pape François dans l’encyclique Laudato Si. Un point notable les distingue cependant lorsqu’au paragraphe 118 de Laudato Si on lit : « Un anthropocentrisme dévié ne doit pas nécessairement faire place à un “bio-centrisme”, parce que cela impliquerait d’introduire un nouveau déséquilibre qui, non seulement ne résoudrait pas les problèmes, mais en ajouterait d’autres. On ne peut pas exiger de l’être humain un engagement respectueux envers le monde si on ne reconnaît pas et ne valorise pas en même temps ses capacités particulières de connaissance, de volonté, de liberté et de responsabilité ». Sous la plume de Thomas Berry, on lit au chapitre 12, qui porte sur les biorégions : « Le changement requis consiste à passer d’un anthropocentrisme profiteur à un biocentrisme de participation ».

Le lecteur intéressé spécifiquement à cet aspect de la pensée de Thomas Berry pourra consulter la collection d’essais (en anglais) intitulée The Christian Future and the Fate of Earth (edited by Mary Evelyn Tucker and John Grim, Maryknoll, NY: Orbis Books, 2009).

Chapitre 10 : Le nouveau récit

Quand Voltaire écrit que « la fable est la sœur aînée de l’histoire », il souligne la synonymie entre « histoire » et « récit ». On peut aussi à ce sujet paraphraser Socrate en affirmant qu’une vie sans histoire ne vaut pas la peine d’être vécue. Dès les premières lignes de ce chapitre, Thomas Berry nous rappelle que « Tout est une question de récit. Les problèmes que nous éprouvons aujourd’hui découlent du fait qu’il nous manque un bon récit. Nous sommes actuellement entre deux récits. L’ancien récit, celui qui rendait compte des origines du monde et de la manière dont nous en faisons partie, a cessé d’être efficace sans que nous ayons encore acquis le nouveau ».

Le récit fondamental dont il est question ici est une cosmogonie fonctionnelle, c’est-à-dire un récit de la création (gonos) du cosmos. « Nous avons besoin d’un équivalent contemporain de ce que nous trouvions autrefois dans le récit religieux traditionnel. Pour atteindre cet objectif, il nous faut commencer là où tout commence chez les humains : par un récit de base, l’histoire de la manière dont tout est arrivé, dont les choses sont aujourd’hui ce quelles sont, histoire à partir de laquelle il devient possible d’orienter l’avenir de manière satisfaisante. Il nous faut un récit qui nous éduque, une histoire qui nous guérisse,nous guide et nous inculque une discipline. »

Que s’est-il donc passé pour que l’ancien récit cesse de nous orienter ? L’explication que donne Thomas Berry de la manière dont l’influence de la cosmologie qui avait prévalu en Occident depuis des millénaires prend une résonnance singulière quand on la lit au milieu d’une pandémie mondiale. La voici : « La confusion et l’insécurité que nous vivons actuellement prennent naissance, dans une large mesure, au quatorzième siècle, lorsque l’Europe a connu ce que l’on a appelé la “peste noire”. Sans pour autant faire de cet épisode l’explication simpliste de tout ce qui a suivi, il faut tout de même affirmer qu’il s’agit là d’une période de transition. Ce fut aussi un épisode traumatique central dans l’histoire de l’Occident. On estime généralement que cette peste qui a atteint l’Europe en 1347 avait, dès 1349, tué approximativement un tiers de la population. Durant toute la fin du quatorzième siècle, on observe un déclin de la population dans l’ensemble de l’Europe. […] De la réponse donnée à la peste et aux autres désordres sociaux des quatorzième et quinzième siècles se dégagent deux grandes orientations : l’une pointe vers une rédemption d’ordre religieux, l’autre vers un meilleur contrôle du monde naturel afin d’échapper à la souffrance et de mettre davantage celui-ci au service de l’humanité. Les deux communautés culturelles dominantes des derniers siècles se sont édifiées selon ces deux axes : la communauté religieuse des croyants, et la communauté séculière avec son nouveau savoir scientifique et sa puissance industrielle d’exploitation du monde naturel ».  

Tout ce chapitre est consacré à l’évolution parallèle de ces deux modes de réaction après le traumatisme de la peste noire, le courant religieux s’attachant de plus en plus à une « spiritualité de la rédemption » détachée du monde naturel et privilégiant un salut venant d’ailleurs, et un courant scientifique et technique qui, après les grandes explorations géographiques des 15e et 16e siècles s’est appliqué à l’étude de la matière et des mécanismes afférents.

Résultat  : «  Jusqu’à présent […] les individus ayant une orientation spirituelle pouvaient trouver dans les orientations mécanistes de la science de bonnes raisons de s’en tenir à une attitude spirituelle plutôt en retrait tout en faisant preuve d’un certain mépris pour le monde naturel. Les scientifiques, pour leur part, sont satisfaits dans la mesure où cette attitude les laisse libres de structurer leur univers basé sur des mesures quantitatives sans s’encombrer de la question des valeurs spirituelles associées à la conscience humaine. »

Une telle schizophrénie n’est évidemment pas soutenable : « Les limites de la rhétorique concernant la Rédemption comme celles de la rhétorique scientifique deviennent apparentes, et un nouveau langage plus intégral concernant l’être et les valeurs peut voir le jour ». Thomas Berry démontre dans ce chapitre comment le courant religieux et le courant scientifique peuvent trouver une assise commune, en osant sortir de leur ghetto idéologique respectif, le premier en cessant de « pathologiser » le monde naturel et en feuilletant le grand livre de la Terre et du cosmos comme une nouvelle révélation, le second en cessant de traiter le monde physique comme dénué de subjectivité et en développant une révérence pour la valeur de l’aspect numineux intrinsèque de l’ensemble de l’ordre cosmique ».

Thomas Berry conclut ainsi ce chapitre clé : « Permettons-nous de faire remarquer ici que l’état d’âme dominant de l’avenir qui nous attend pourrait bien être fondé sur la confiance devant la révélation continue dont la Terre est à la fois le siège et le canal. […] Une sensibilisation à l’orientation qui nous est fournie par la structure même de l’univers et par son mode de fonctionnement nous permet d’avoir confiance en l’avenir qui attend l’aventure humaine ».

Chapitre 11 : Le patriarcat, une nouvelle interprétation de l’histoire

Il existe de nombreux modèles décrivant l’histoire comme une succession de cycles se répétant à des intervalles plus ou moins grands. Le cycle sur lequel se penche Thomas Berry dans ce chapitre divise l’histoire humaine en trois phases : une phase « matricentrique » antique à laquelle aurait succédé, en Europe, la phase patriarcale actuelle qui devrait conduire à une phase postpatriarcale ou omnicentrique. « Le prépatriarcat fait spécifiquement référence à la période matricentrique de l’Europe ancienne, qui semble avoir été florissante depuis environ 6500 avant notre ère jusqu’aux invasions ariennes, vers 3500 avant notre ère. Le patriarcat est associé à l’évolution de la civilisation occidentale depuis cinq mille ans. Le postpatriarcat correspond, quant à lui, à la période en cours d’émergence, fondée sur une gouvernance écologique participative et universelle qui constitue le contexte d’évolution historique de la civilisation occidentale, et même celui des efforts d’implantation d’une civilisation planétaire ».

Conscient des limites de ce type de modèles, Thomas Berry précise : « Ces schémas d’interprétation historique ont évidemment une certaine dimension mythique. Le contexte d’interprétation dans tout domaine où intervient la pensée humaine trouve en effet sa meilleure expression en recourant à des termes ayant une connotation mythique importante. En réalité, l’histoire ne se divise pas en séquences aussi nettes ou en schémas aussi symétriques. Elle déroule de manière assez continue sa suite de transformations, mais c’est par souci de la rendre compréhensible que nous avons recours aux schémas d’interprétation que nous proposons ici ».

Il énumère alors plusieurs modèles d’interprétation historique en commençant par : « les six âges recensés par Augustin dans La Cité de Dieu, allant de la Création jusqu’au Millénium. Au douzième siècle, Joachim de Flore proposait une suite de trois âges : l’âge du Père, l’âge du Fils et l’âge à venir, qui était celui de l’Esprit Saint. Giambattista Vico proposera à son tour une séquence de trois âges : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge des hommes. Au dix-neuvième siècle, on nous propose, dans l’œuvre d’Auguste Comte, une séquence qui va de l’âge mythico-religieux à l’âge positiviste, en passant par l’âge métaphysique. Durant ce même siècle, Marx propose une vision de l’histoire allant d’une société initialement sans classes, passant ensuite par un stade féodal et par des sociétés bourgeoises, et aboutissant à la société sans classes du communisme. D’autres schémas d’interprétation historique ont aussi vu le jour, comme celui d’Oswald Spengler, pour qui la civilisation occidentale a traversé sa phase initiale et créative de développement et sa phase de stabilisation. Au vingtième siècle, nous sommes entrés dans la phase inévitable de déclin. »

La troisième phase du modèle d’interprétation de l’histoire de Thomas Berry est la phase postpatriarcale « omnicentrique » de l’ère écologique dans laquelle nous devons entrer en passant de l’anthropocentrisme au biocentrisme d’une humanité ayant réintégré la maison commune.

« La mission historique actuelle est d’introduire une période de développement planétaire plus intégral qui verrait l’instauration d’une relation mutuellement bénéfique entre les humains et la Terre, à condition, bien évidemment, que l’humanité s’avère une espèce viable sur une planète viable. La non-viabilité de l’humanité en son mode actuel de fonctionnement patriarcal semble tout à fait évidente. »

« Lorsque nous nous penchons sur le processus historique occidental, quatre types d’institutions patriarcales semblent avoir contrôlé l’évolution historique occidentale au cours des siècles. Même si nous considérons ces entités comme bénignes et aussi brillantes qu’aient été certaines de leurs réalisations, il nous faut reconnaître que leur pouvoir de destruction est devenu de plus en plus virulent, au point où elles menacent aujourd’hui de mettre fin à tous les systèmes biologiques de base de la planète. Ces quatre entités sont : les Empires classiques, les institutions ecclésiales, l’État-nation et la grande entreprise moderne. »

Thomas Berry développe alors une critique détaillée de ces quatre entités et esquisse la redoutable transition qui nous attend : « Aucun mouvement révolutionnaire antérieur dans le cadre de la civilisation occidentale ne nous a préparés à ce que nous devons aujourd’hui affronter. Naturellement, ce besoin de changement, comme tout combat radical de ce genre, s’accompagne d’une intensité psychique accrue. Tout est en jeu. Il ne s’agit pas seulement d’un ressentiment féminin provoqué par la négligence ou l’oppression subie sur le plan individuel. Il s’agit peut-être du renversement de valeurs le plus complet depuis le néolithique. L’expérience de révélation et l’humanisme classique sur lesquels est fondée notre civilisation sont aujourd’hui remis en cause et font l’objet d’une critique sévère en tant que manifestations d’une mentalité partisane servant de contexte, sinon de cause, à la dévastation universelle que subit actuellement la Terre. »

« Une des principales caractéristiques de l’ère écologique en voie d’émergence est le passage d’une norme anthropocentrique en matière de réalité et de valeurs à une norme centrée sur la nature. Nous ne pouvons nous attendre à ce que la vie, la Terre ou l’univers se conforment aux modèles rationnels décrivant la manière dont la vie, la Terre ou l’univers devraient fonctionner. Notre manière de penser et nos actes doivent s’intégrer au processus global et nous devons passer de la démocratie à la biocratie. »

Ce chapitre hérissera sans doute bien des poils chez la moitié de l’humanité caractérisée par une pilosité plus abondante.

 

Chapitre 12 : Les biorégions : une nouvelle manière d’habiter la Terre

« Cette planète se présente à nous non pas comme une réalité globale uniforme, mais comme un ensemble de régions aux différences très marquées, chacune contribuant à son unité globale. » Si la dissection des problèmes environnementaux actuels tient une place importante dans Le rêve de la Terre, des pistes concrètes de solution y sont aussi omniprésentes. Ce chapitre est probablement le plus direct à cet égard et l’injonction de René Dubos « pensez globalement et agissez localement » pourrait y figurer en exergue.

Pour Thomas Berry, « la solution consiste simplement, pour nous, les humains, à rejoindre la communauté planétaire en tant que membres actifs, de manière à favoriser le progrès et la prospérité des communautés biorégionales auxquelles nous appartenons. Une biorégion est une zone géographique identifiable par ses systèmes vivants interactifs et qui est relativement autosuffisante dans le contexte des processus sans cesse renouvelés de la nature. La pleine diversité des fonctions vitales est assurée non pas par des individus ou des espèces, pas même seulement par des êtres organiques, mais par une communauté qui regroupe les composantes minérales et les composantes organiques de la région. Une telle biorégion constitue une communauté qui s’autopropage, s’autoalimente, s’autoéduque, s’autogouverne, s’autoguérit et s’autoréalise. Chacun des systèmes vivants qui la composent doit intégrer son mode de fonctionnement spécifique à la communauté dont il fait partie pour pouvoir survivre de manière efficace ».

Chacune de ces six « auto-fonctionnalités » est passée en revue pour conclure que « l’avenir de l’humanité repose sur l’acceptation du rôle qui lui revient dans ces six fonctions communautaires et sur la réalisation de ce rôle. Le changement requis consiste à passer d’un anthropocentrisme profiteur à un

biocentrisme de participation. Ce changement va plus loin qu’un environnementalisme qui resterait foncièrement anthropocentrique, dans la mesure où son objectif ne serait que de réduire les effets délétères de la présence humaine sur l’environnement ».

Après s’être attardé sur le fonctionnement interne des biorégions, Thomas Berry examine leur interaction à l’échelle planétaire, car « le fonctionnement global des biorégions fait en sorte que la Terre se présente d’abord comme un système d’interactions des biorégions avant de constituer une communauté de nations ».

Le découpage « administratif » des empires coloniaux en « nations » en négligeant de prendre en compte la réalité de leurs biorégions n’a jamais cessé d’être source de conflits majeurs sur tous les continents. Pour Thomas Berry : « fragmenter ces nations à l’échelle de leurs communautés biorégionales pourrait être une manière d’assurer la paix ».  

La décentralisation des structures de gouvernance est une revendication permanente des mouvements régionalistes, même et surtout au sein des États-nations techniquement avancés. Ce qui est requis, selon Thomas Berry est une réorganisation progressive de toutes nos institutions, qu’elles soient politiques, juridiques, commerciales, industrielles, ou du domaine des communications, de l’éducation et de la religion. « Actuellement, toutes ces institutions participent à la dévastation du monde naturel par la société industrielle. L’arrogance humaine qu’elles démontrent envers les autres membres des communautés du vivant est pratiquement insensible aux prédictions inquiétantes des biologistes professionnels et de tous ceux qui ont reconnu que le danger imminent auquel fait face la planète n’est pas vraiment la bombe nucléaire, mais le saccage en cours qui provoque l’extinction des systèmes du vivant dont nous dépendons. »

Chapitre 13 : La vallée du fleuve Hudson : un récit biorégional

Pour avoir enseigné dans plusieurs universités new-yorkaises et dirigé de 1970 à 1995 le Riverdale Center of Religious Research situé sur la rive ouest du fleuve Hudson, en face des célèbres orgues basaltiques de Palisades (New-Jersey), Thomas Berry avait une connaissance intime de cette région et il partage cette intimité dans ce chapitre présenté comme une histoire racontée à un enfant curieux qui demanderait : « Raconte-moi une histoire, une histoire de notre situation dans l’univers, de la manière dont nous sommes arrivés jusqu’ici, du profil et des rôles qui nous reviennent. Raconte-moi une histoire qui sera à la fois mon histoire et celle des êtres et des choses qui m’entourent, une histoire qui nous rassemble en tant que communauté du vivant de la vallée, nous les membres de la communauté humaine et tout ce qui vit dans la vallée, une histoire qui nous rassemble sous la voûte du ciel, bleue le jour, étoilée la nuit, une histoire où la pluie nous trempera jusqu’aux os et où le vent nous séchera, une histoire racontée entre êtres humains, mais qui sera aussi l’histoire que chante la grive des bois dans les taillis, celle que le fleuve raconte en descendant vers la mer et celle qu’illustrent les lignes majestueuses de Storm King Mountain ».

Et quelle histoire que celle de la vallée façonnée au fil des ères géologiques par des forces colossales qui pétrissent la croûte terrestre et les continents comme un enfant une boule de pâte à modeler !

Mais la belle histoire prend un tour tragique en 1609 : « La vallée était au comble de sa splendeur le jour où le grand mât d’un étrange voilier pointa à l’horizon. Toutes voiles dehors, le Half Moon apparut alors, croisa devant la barre de Sandy Hook, traversa les Narrows [embouchure étroite du fleuve] et remonta la vallée jusqu’aux rives où est aujourd’hui située la ville d’Albany. »

Cette histoire de

l’arrivée du premier vaisseau colonial dans les eaux du fleuve Hudson est résumée de manière incisive par Frederick Turner dans « Beyond Geography: the Western Spirit Against the Wilderness » (The Viking Press, NY, 1980) : « L’équipage du Half Moon d’Henry Hudson, bien qu’enclin à la peur et à l’hostilité envers les Autochtones, se trouva momentanément désarmé par les effluves aromatiques qui lui parvenaient des rives du New Jersey, et les embarcations qui s’aventuraient plus loin le long de ces rives traversaient de temps à autre de vastes tapis de fleurs flottant sur les eaux. Chacune de leurs incursions à l’intérieur des terres leur montrait que, comme on le leur avait annoncé, le territoire, bien que sauvage, regorgeait de couleurs et de sons, de gibier et de végétation luxuriante. Même si certaines des descriptions les plus séduisantes du Nouveau Monde furent en fait ce que l’on appelle aujourd’hui de la promotion immobilière portée, comme trop souvent, sur la fausse représentation, les thèmes de beauté et d’abondance y sont si prévalents qu’ils transcendent toute tentative de manipulation et que leur vérité transparaît sous la plume hésitante ou même réfractaire des premiers observateurs blancs. S’ils avaient été autres que ce qu’ils étaient, ils auraient pu trouver en ces lieux matière à écrire une nouvelle mythologie. Au lieu de cela, ils firent un inventaire dont seule la marge laisse entrevoir la présence spectaculaire de l’Amérique. »

L’histoire de la vallée du fleuve Hudson racontée par Thomas Berry ressemble à celle d’un vieux couple qui se serait un jour séparé et qui, avec les yeux de la maturité, envisagerait de partager de nouveau une maison commune.

« Notre rôle est d’être les instruments par lesquels la vallée se célèbre elle-même en étant à la fois l’objet et le sujet de la célébration. Nous avons le grand privilège de pouvoir articuler cette célébration par les histoires que nous transmettons ainsi que par nos chansons. »

Chapitre 14 : Le rôle historique des Autochtones

« Autochtone » vient de racines grecques qui signifient « issu de la Terre », et aucune appellation n’est plus adéquate pour désigner des populations vivant en harmonie avec les territoires qu’elles habitent depuis des millénaires et auquel elles vouent un culte « filial ». On ne s’étonnera donc pas de l’omniprésence des Autochtones d’Amérique dans les pages d’un ouvrage lui-même dédié à la Terre en tant que maison commune et école maternelle. Sacrifiant à un usage critiquable, Thomas Berry utilise le vocable « Indian » tout au long de ce livre pour désigner les populations autochtones d’Amérique. Pour lui, les cinq siècles de contact entre les colons majoritairement venus d’Europe et les Autochtones d’Amérique se présentent « d’un côté, comme une pure tragédie et, de l’autre, comme un atout extraordinaire, mais les choses ne sont pas si simples. L’évaluation finale n’en a pas encore été faite et, aujourd’hui, sur le plan humain, cette rencontre revêt une dimension tragique pour toutes les parties concernées ».

« Notre première responsabilité est de veiller à ce que les Autochtones établis dans ce pays disposent des territoires, des ressources et de l’indépendance qui leur permettent d’être eux-mêmes. Cela exige un abandon radical des politiques d’assimilation. C’est là une tâche redoutable pour nous qui sommes si enclins à jouer les sauveurs. Nous prenons sur nous de sauver les autres alors qu’en réalité nous les détruisons. Les élites religieuses d’origine européenne ont fait preuve d’une incapacité singulière à reconnaître les aspects profondément spirituels et religieux des traditions autochtones. Les peuples d’origine européenne ont toujours eu du mal à communiquer avec d’autres peuples sur la base d’une humanité commune. »

Pour Thomas Berry, les Autochtones sont un modèle de résilience et c’est à l’école de leur relation à la Terre que notre civilisation conquérante doit humblement s’asseoir si elle veut survivre : « Il serait difficile de trouver un peuple qui, bien qu’ayant aussi longtemps subi une pression destructive, a survécu en préservant aussi solidement son identité que le peuple autochtone. […] Les historiens familiers avec l’éventail complet de l’évolution des cultures constatent que, très souvent, les populations liées à la Terre, démunies et au bas de l’échelle de la hiérarchie sociale, ont un plus haut degré de résilience que celles des classes supérieures, des classes dirigeantes ou même des milieux intellectuels ». 

Les Autochtones d’Amérique offrent en effet à l’humanité « une manière originale d’assumer la condition humaine qui fait partie des grandes traditions spirituelles de l’humanité ».

Au fil des pages de ce chapitre, Thomas Berry présente une radioscopie des cinq siècles de colonisation brutale du continent nord-américain, mais cette apparente domination par les peuples envahisseurs n’en cache pas moins une victoire morale des Autochtones et une osmose culturelle réciproque qui, si l’on en prend la juste mesure, pourrait bien renverser les rôles et faire du « sauvage primitif » d’hier le guide spirituel de demain. 

« Le destin des Autochtones est indissociable de celui du sol américain. La manière dont nous traitons l’un reflète celle dont nous traitons l’autre et, en fin de compte, elle reflète la manière dont nous nous traitons nous-mêmes. Le sort du continent, celui de l’Autochtone et le nôtre, sont en définitive intimement liés. Le salut de l’un est exclu sans la participation des deux autres. »

Chapitre 15 : Le rêve de la Terre : vers l’avenir

Ce chapitre éponyme du livre est celui où Thomas Berry développe le plus profondément sa pensée au sujet de la restauration d’un rapport harmonieux viable entre les humains et la Terre. Ce faisant, il applique à l’humanité tout entière le type de démarche généralement recommandé au néophyte qui aborde un cheminement spirituel. Se détacher de l’identification à l’ego pour reconnaître la transcendance et s’y soumettre est la clé de la démarche initiatique. Il nous faut nous détacher de l’anthropocentrisme pour reconnaître notre programmation génétique et « au-delà de cette programmation génétique, il nous faut aller vers la Terre en tant que source dont nous émanons et lui demander de nous guider, car la Terre est porteuse de la structure psychique ainsi que de la forme physique de tout être qui vit à sa surface. Nous ne sommes pas seulement en proie à une incertitude par rapport à notre propre existence, mais aussi par rapport à notre rôle au sein de la communauté planétaire. Au-delà de la Terre, il nous faut même consulter l’univers sur les questions fondamentales liées à la réalité et aux valeurs. En effet, plus encore que la Terre, l’univers porte en lui le mystère profond de notre existence ».

Dès le chapitre 6 (La technologie et la guérison de la Terre), Thomas Berry s’était prononcé sur l’importance de reconnaître la Terre comme « le principal modèle architectural, le principal scientifique, le principal éducateur, le principal guérisseur, le principal technologue et même comme la principale manifestation du mystère fondamental de toutes choses ».

« Nous ne pouvons nous découvrir nous-mêmes sans d’abord découvrir l’univers, la Terre et les impératifs associés à notre être. Chacun de ces trois éléments témoigne d’une créativité et d’une vision qui dépassent de loin toute pensée rationnelle ou toute création culturelle dont nous pouvons être capables. Nous ne devrions pas non plus voir dans ces éléments des entités distinctes de notre individualité ou de la communauté humaine. Nous n’avons d’existence propre que dans le cadre de la Terre et de l’univers. »

La marche est haute pour passer d’une humanité convaincue qu’elle a pour mission de conquérir la Terre et de dominer tous les règnes qui l’habitent à une humanité colocataire de la maison commune, respectueuse des spécificités et des droits de toutes les autres émanations de la Terre et du cosmos. Il est approprié de rappeler ici que le verbe « dominer », si souvent compris comme désignant un rapport d’oppression et d’asservissement, a même racine que « domus », la maison. Dominer, c’est s’intégrer à la maison commune et non la prendre d’assaut.

C’est au cœur de ce chapitre et de sa réflexion au sujet de l’importance de redevenir des élèves attentifs à l’école maternelle du cosmos que Thomas Berry nous livre la clé du titre de son livre : « Qu’est-ce qui a pu permettre aux énergies initialement sans forme de se déployer en une variété aussi extraordinaire

de manifestations dotées de formes, de couleurs, d’odeurs, de sensations, de pensées et d’imagination ?

Comme pour tout travail d’ordre esthétique, nous en attribuons la création au potentiel d’imagination de l’artiste, car c’est seulement à partir d’une puissance d’imagination que toute œuvre importante de création prend forme. Étant donné que l’imagination atteint son plus haut degré de liberté dans le

rêve, nous avons aussi tendance à associer la créativité au rêve. Le rêve devient précisément possible grâce aux élans spontanés désinhibés évoqués ci-dessus. Dans un tel contexte, nous pourrions donc dire : au commencement était le Rêve. C’est par le Rêve que tout a été fait et, sans le Rêve, rien de ce qui existe n’existerait ».

Qu’est-ce qui est apparu en premier : l’œuf ou la poule ? Réponse : le Rêve.

La plume de Thomas Berry prend parfois dans ce chapitre des accents de désespoir devant les ravages provoqués par l’ordre industriel  : « Dans cette phase de désintégration de notre société industrielle, nous réalisons que nous ne sommes pas la splendeur de la création, mais le mode de vie terrestre le plus pernicieux. Nous représentons l’interruption du processus terrestre et non son épanouissement. S’il existait un parlement des créatures, sa première décision pourrait être de voter l’exclusion des humains de leur communauté, dans la mesure où ils sont une présence trop létale pour être tolérée plus longtemps. Nous sommes la calamité du monde, sa présence démoniaque. Nous représentons le viol des aspects les plus sacrés de la Terre ».

Si tout a commencé par le rêve, la résolution de l’impasse actuelle passe aussi par le rêve : « La nouvelle programmation culturelle dont nous avons besoin doit émerger de la source de toutes les programmations qu’est la révélation qui envahit notre psyché dans les conditions ou les moments particuliers que nous assimilons à des “rêves”. Ce que nous désignons par ce terme n’est évidemment pas seulement un processus psychique associé au sommeil, mais plutôt un processus intuitif, non rationnel, qui prend place lorsque nous nous éveillons aux puissances numineuses manifestes dans tout le monde des phénomènes qui nous entoure. C’est par ces puissances que nous sommes envoûtés dans nos moments de grande créativité. Les poètes et les artistes invoquent sans cesse ces puissances spirituelles qui s’expriment mieux en recourant à diverses formes symboliques qu’à des mots ».

Une part importante de ce chapitre porte sur notre programmation génétique en tant que « lien qui nous unit aux dimensions les plus vastes de l’univers » et qui est la source d’élans intérieurs que nous modulons ensuite dans nos diverses orientations culturelles. « Elle nous permet également d’éprouver de la joie ou du chagrin selon les circonstances. Elle nous permet de parler, de penser et de créer. Elle détermine aussi le contexte de notre relation avec le divin. Tout cela découle d’élans spontanés intérieurs. »

« Malgré le caractère critique de la manière dont nous modulons ces élans afin d’en assurer une expression authentique, nous ne disposons, en fin de compte, d’aucune autre source d’orientation aussi fondamentalement authentique ou susceptible de constituer de manière aussi efficace la norme qui oriente nos comportements en tant qu’humains. »

Thomas Berry ne recommande évidemment pas de renoncer à la faculté de programmation culturelle qui se superpose à notre programmation génétique, mais de reconnaître la hiérarchie de ces facultés afin que l’édifice humain ne s’écroule pas faute d’en avoir reconnu et entretenu les fondations.

À ce propos une rétrospective historique s’impose : Thomas Berry a écrit Le rêve de la Terre durant les années 1980, une quinzaine d’années avant la publication des premiers éléments du génome humain dans le journal Nature en 2001. Sous bien des aspects, la ruée vers l’or de la génétique rappelle malheureusement l’assaut géographique des siècles derniers vers El Dorado. Tout laisse penser que s’il écrivait ce chapitre aujourd’hui, Thomas Berry ajouterait à sa reconnaissance de l’importance d’une programmation génétique ayant pris forme durant des milliards d’années d’expérimentation et de sélection naturelle, une invitation à ne pas la vandaliser comme nous avons vandalisé le Nouveau Monde.

« La Terre nous demande de cesser l’assaut industriel en cours, d’abandonner la rage qui nous habite envers les conditions de notre existence terrestre et de renouveler notre participation à la grande liturgie de l’univers.

Chapitre 16 : La cosmologie de la paix

Thomas Berry conclut la collection d’essais intitulée Le rêve de la Terre, par un poignant plaidoyer pour que cesse le conflit quasi permanent entre les humains et la Terre. « La question des conflits entre groupes humains est secondaire par rapport à celle des conflits entre les humains et la Terre. Si les humains ne parviennent pas à se comporter en membres fonctionnels de la communauté planétaire, comment sauraient-ils établir des relations fonctionnelles entre eux ? La question n’est pas vraiment de savoir si telle ou telle nation peut survivre à telle autre, ou même si des êtres intelligents peuvent s’imposer et survivre aux forces naturelles de la planète, la question est plutôt de savoir si la planète peut survivre à l’intelligence qu’elle a elle-même engendrée. »

Compte tenu du fait qu’une certaine violence qu’on peut dire créative est inhérente aux processus cosmiques, ce n’est pas tant de paix qu’il s’agit dans ce chapitre que de changement d’attitude : « J’avance que la cosmologie de la paix est actuellement le problème central. L’être humain doit être perçu dans son rôle cosmologique tout comme le cosmos doit être perçu dans son expression humaine. Ce contexte cosmologique n’a jamais été plus clair qu’aujourd’hui, dans la mesure où tout dépend d’une résolution créative de nos antagonismes actuels. Je parle bien de résolution créative de l’antagonisme et non de paix, compte tenu des aspects violents du processus cosmologique. L’existence dans le monde phénoménal semble liée à des modalités violentes, et le concept de paix est facilement associé à une sorte de sentiment de plénitude qui frise le déclin. En ce sens, ni la violence ni la paix ne rendent compte des transformations créatives qui ont permis aux aspects les plus sublimes de l’univers de prendre forme. Pour reprendre les mots de l’éminent anthropologue Alfred Louis Kroeber : la posture idéale pour un être humain ou pour une culture n’est pas exactement une “placidité bovine ‘, c’est plutôt ‘le degré de tension le plus élevé qu’un organisme puisse supporter de manière créative.’ »

Compte tenu également du fait que l’humanité est une émanation de la Terre, ‘notre discussion au sujet de la paix peut être considérée comme portant sur la paix de la Terre. Il ne s’agit pas seulement de la Pax Romana ou de la Pax Humana, mais de la Pax Gaïa, la paix de la Terre désignée sous son nom mythologique’.

C’est presque une lapalissade que d’affirmer que l’avenir d’une espèce ayant émané de la Terre passe nécessairement par la Terre. ‘Les nations disposent donc, dans un tel contexte, d’un référent externe pour résoudre leurs problèmes. La Terre joue ce rôle de médiateur de diverses manières. En premier lieu, elle est une réalité organique unique dont l’intégrité doit être maintenue pour pouvoir soutenir les nations établies à sa surface. La survie de la planète est une nécessité, quelle que soit la nation. Aucun aspect du fonctionnement de base de la planète ne peut relever exclusivement d’une nation particulière. On ne saurait nationaliser ou privatiser l’air, il doit circuler partout sur la planète pour pouvoir remplir son rôle de source de vie. Il doit être accessible aux formes de vie non humaines comme aux humains si l’on veut que la vie se poursuive sous sa forme humaine. Même chose pour l’eau qui doit pouvoir circuler partout sur la planète pour que toutes les formes de vie puissent en bénéficier. Ensuite, il nous faut comprendre que la paix de la Terre n’est pas un état statique, mais un processus créatif activé par des polarisations qui exigent une grande endurance. Ce processus créatif ne répond pas à un schéma d’action clair et prédéterminé. Il s’agit plutôt de tâtonnements vers une expression de plus en plus complète du mystère numineux que ce processus révèle.’

Ce dernier chapitre du livre laisse entrevoir le second volet majeur de l’œuvre de Thomas Berry. Ce second volet, paru en 1999 est intitulé ‘The Great Work: our way into the future’, à la lettre ‘le grand travail, notre chemin vers l’avenir’. En effet, la vision d’une ère écologique ne se réalisera qu’au prix d’un effort gigantesque et généralisé.

Allié à la poésie, le rêve est présent jusqu’aux toutes dernières lignes de ce dernier chapitre : ‘Même dans les moments où le monde nous paraît glauque, le soleil répand sa lumière sur la Terre, les feuilles des trembles frissonnent dans la brise du soir, le roucoulement de la tourterelle triste et le chœur grandissant des insectes se répandent sur la Terre pendant que dans les vallons la brume amplifie le parfum du chèvrefeuille. L’été tirant à sa fin, la lune des moissons viendra ensuite déposer sa patine lumineuse sur la campagne. C’est comme dans un rêve. Il se peut que nous participions parfois au rêve originel de la Terre. Il se peut aussi que ce plan primordial devienne visible, comme sur un palimpseste lorsque l’on enlève la seconde écriture. Le rêve de la Terre. Où d’autre pourrions-nous chercher conseil pour la tâche qui nous attend ?

Conclusion

J’ai tenté ici une synthèse des grandes lignes de cet ouvrage majeur désormais disponible en français, mais je reste convaincu que seule sa lecture attentive saurait révéler le trésor d’inspiration qu’il recèle pour une humanité désemparée par l’obsolescence du récit cosmogonique qui l’a portée pendant des millénaires, mais qui n’est plus compatible avec le nouveau regard offert par la science sur le cosmos et sur la planète Terre. Puisse cette lecture alimenter le changement profond d’attitude des humains envers la Terre, condition sine qua non de l’avènement de l’ère écologique que Thomas Berry appelle de ses vœux. L’évidence des dommages parfois irréversibles infligés par l’humanité à la Terre dont dépend pourtant sa survie permet en effet d’affirmer que l’humanité sera écologique ou elle ne sera pas.

 

Daniel Laguitton

Septembre 2021

 


[1]  Pour une biographie détaillée (en anglais seulement), voir Thomas Berry : A Biography, par Mary Evelyn Tucker, John Grim et Andrew Angyal (New York, NY : Columbia University Press, 2019).

Extrait

« Cette planète se présente à nous non pas comme une réalité globale uniforme, mais comme un ensemble de régions aux différences très marquées, chacune contribuant à son unité globale. » Si la dissection des problèmes environnementaux actuels tient une place importante dans Le rêve de la Terre, des pistes concrètes de solution y sont aussi omniprésentes. Ce chapitre est probablement le plus direct à cet égard et l’injonction de René Dubos « pensez globalement et agissez localement » pourrait y figurer en exergue

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