Pierre Teilhard de Chardin : l’enfant, l’homme et le visionnaire

Daniel Laguitton

La vie et la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin, ainsi que ses écrits, publiés pour la plupart à titre posthume, ont alimenté, depuis sa mort en 1955, un vaste corpus de commentaires et d’analyses généralement fondés sur des convictions religieuses à la lumière desquelles l’illustre jésuite fait figure de précurseur vénéré ou d’hérétique vilipendé. On cherchera en vain à classer les pages qui suivent dans l’un ou l’autre camp. 

C’est en effet la vive intelligence doublée d’une grande souffrance qui transparait dans l’œuvre de celui que, pour faire court, j’appellerai parfois « Teilhard » qui m’a d’abord fasciné et amené à étudier ses écrits. Ce portrait « non partisan » de la personnalité de l’auteur du Phénomène humain sera suivi, dans un second essai, d’une analyse du modèle cosmologique qu’il a élaboré. « Non partisan » signifie ici que je ne me range ni au rang des disciples inconditionnels de Pierre Teilhard de Chardin, capables d’occulter ou de nier l’évidence de certaines des dérives idéologiques de leur mentor, ni au rang des pourfendeurs anticléricaux de l’alliage de science et de religion qui caractérise ses écrits.

L’enfant rêveur
En dépit de l’évidence soulignée par la psychologie moderne que les traumatismes de la petite enfance laissent une empreinte durable et donnent à la personnalité de l’adulte ses traits dominants et ses vulnérabilités[1], les descriptions de l’enfance de Teilhard de Chardin se résument généralement à quelques lieux communs : « Pierre Teilhard de Chardin (1er mai 1881-10 avril 1955) était le quatrième d’une famille catholique de onze enfants, il est entré au collège des jésuites de Villefranche-Sur-Saône en 1892, etc. ». De ces résumés de onze ans d’enfance en deux ou trois lignes, on peut dire avec Cyrano : « Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme… ».

En enjambant aussi allègrement les premières années de la vie de l’éminent jésuite, on perd toute chance de comprendre la genèse de sa personnalité, de ses lignes de force autant que de ses points de fragilité. Avant de devenir théoricien du point Omega, le petit Pierre est en effet passé par un point alpha biographique passablement traumatisant.

Le 23 janvier 1881, en effet, Berthe-Adèle de Dompierre d’Hornoy (1853-1936), enceinte de 6 mois du futur petit Pierre auquel elle donnera naissance 98 jours plus tard, voit mourir sa fille aînée, Josèphe-Marie-Gabrielle, dite Marielle, alors âgée de 3 ans et 9 mois. Méconnaître un tel choc émotionnel pour la mère ET pour l’enfant qu’elle porte relève de l’amputation biographique.

Non seulement Pierre Teilhard de Chardin est né porteur d’un traumatisme peu tractable, puisque préverbal et intra-utérin, mais il va également grandir comme troisième et non comme quatrième enfant de la famille, ce qui n’est pas sans conséquences, en particulier dans un contexte familial rigide au sujet duquel Claude Cuénot a écrit : « Le père, de son donjon, règne et gouverne une famille nombreuse respectueuse et légèrement craintive ainsi qu’un nombreux personnel — Fräulein et domestiques variés. Atmosphère ultra catholique, avec chez la mère une dévotion marquée au Sacré-Cœur. Prière en commun où le paterfamilias est seul à ne pas se tourner contre le mur. Monde vivant sur lui-même, ne tolérant guère que l’infiltration des autres membres de la tribu, cousins et cousines, et divers collatéraux. Très petites filles et petits garçons modèles. Un monde sous cloche, comme ces couronnes d’oranger qu’un dôme de verre préserve de la poussière. On n’y étouffe pas, d’ailleurs, car l’air y est conditionné, la joie y règne avec la satisfaction du devoir accompli, la simplicité, les plaisirs sains (les jeux, la chasse, le cheval, l’observation de la nature). Quand les aînés se consacrent à la vie religieuse, aucun obstacle matériel ni moral ne vient entraver ce douloureux sacrifice. Aucune sentimentalité, aucune mollesse : à partir de l’âge de la sixième, les enfants sont expédiés dans des collèges religieux, masculins ou féminins. Séparations et deuil sont profondément ressentis, mais sans aucun épanchement, avec une soumission totale aux décrets de la Providence qui en 1914-1918 a la main particulièrement lourde »[2].

L’expression des émotions est, au mieux, embryonnaire dans une telle atmosphère, et l’on sait aujourd’hui, par extension des observations faites initialement dans les familles affectées par l’alcoolisme ou la toxicomanie d’un parent, que dans un contexte familial émotionnellement réprimé les enfants adoptent des rôles particulièrement marqués qui contribuent à forger leur personnalité adulte. Ces rôles varient selon les circonstances, l’ordre et l’espacement des naissances. L’aîné s’y comporte souvent en héros, c’est le cas d’Albéric Cirice Teilhard de Chardin (1876-1902) qui deviendra officier de marine ; le deuxième enfant s’affirme généralement en manifestant une certaine rébellion par rapport au milieu familial, c’est le cas de Françoise (1879-1911) qui deviendra Sr Marie Albéric du Sacré-Cœur, supérieure de la maison de Shanghai des petites sœurs des pauvres, et qu’un site généalogique présente comme « Françoise (Sœur Marie-Albéric du Sacré-Cœur) “Mademoiselle J’ordonne” Teilhard de Chardin »[3]. « Mademoiselle J’ordonne » évoque une personnalité plutôt incisive. Les deux rôles les plus spontanés, celui du « héros » et celui du « rebelle », étant occupés, le troisième enfant développe souvent une personnalité introvertie et rêveuse qui le fait passer pour un enfant parfait et autosuffisant. On l’appelle l’enfant « oublié » ou « perdu » tant il est en retrait derrière une façade d’enfant sage, donnant l’impression de n’avoir aucun besoin alors qu’il souffre d’un profond besoin d’appartenance et de sécurité[4].

La récente biographie de Teilhard de Chardin signée Mercè Prats[5], si elle ne déroge pas à l’omission systématique de la prime-enfance du futur jésuite, en porte néanmoins une trace dans le titre du premier chapitre : « De l’enfant rêveur au jésuite épanoui ». Le qualificatif de « rêveur » sied en effet parfaitement au rôle de l’enfant perdu. Par contre, l’adjectif « épanoui » appliqué au jésuite semble moins pertinent comme nous le verrons plus loin.

Deux témoignages au sujet du jeune Pierre fraîchement arraché à son enfance auvergnate et exilé à l’âge de 11 ans au Collège Notre-Dame de Mongré, à Villefranche-sur-Saône, près de Lyon, donnent une idée de la souffrance émotionnelle clandestine du nouveau pensionnaire. Le premier de ces témoignages est celui du supérieur du collège, Paul Dromard qui, après avoir lu la première lettre écrite par Teilhard à ses parents, y avait ajouté : « Ce bon petit Pierre est pleinement à sa nouvelle vie. Il a su dominer tout chagrin trop apparent et s’est vite jeté dans son devoir. Donc, conduite, travail, santé tout à souhait »[6]. On aura compris : les grands garçons ne pleurent pas, cachez, jeune homme, ces larmes que je ne saurais voir et apprenez les vertus anesthésiantes du travail. Le second témoignage, signé par un de ses professeurs, le futur académicien Henri Bremond, met en lumière l’introversion déjà bien établie de l’élève Teilhard. Se souvenant de ses années à Mongré, Bremond écrira en effet une dizaine d’années plus tard : « J’ai eu pour élève en Humanités, un petit Auvergnat très intelligent, le premier en tout, mais d’une désespérante sagesse. Les plus rétifs de la classe et les plus lourdauds s’animaient parfois […] lui jamais. Je ne sus que longtemps après le secret de cette indifférence apparente. Il avait une autre passion, jalouse, absorbante, qui le faisait vivre loin de nous l’éternel sous les pierres »[7]. Si l’expression courante « sage comme une image » évoque déjà un caractère introverti, lorsque la sagesse en question est qualifiée de « désespérante », il est permis d’avancer que le jeune Teilhard était déjà émotionnellement « verrouillé », pour ne pas dire « blindé ». Bremond qualifiera aussi cet enfant désespérément sage de « petit génie pétillant d’intelligence », une intelligence cognitive qui pétille en effet dans les milliers de pages de l’œuvre écrite de Pierre Teilhard de Chardin.

Riches de ces premières caractérisations de la personnalité de Teilhard de Chardin, penchons-nous maintenant sur le citoyen du monde chroniquement anxieux qu’est devenu le petit Auvergnat rêveur et introverti dont le portrait est esquissé ci-dessus.

L’adulte anxieux
Dans l’essai intitulé Mon univers, écrit en avril 1918, alors qu’il sert comme brancardier au front, Teilhard, âgé de 37 ans, se livre à un premier examen rétrospectif des principaux traits de caractère de l’enfant qu’il avait été[8]. Il reprendra et étoffera ce compte rendu à la fin de sa vie dans Le cœur de la matière, écrit en 1950, et publié en 1976[9]. Dans toutes les citations qui suivent, l’emploi parfois intempestif de la majuscule par Teilhard est maintenu.

Découvrons donc, dans les mots de l’homme mûr, la maturation de la « passion jalouse et absorbante » dans laquelle il s’évadait dès son plus jeune âge. « Je n’avais certainement pas plus de six ou sept ans lorsque je commençai à me sentir attiré par la Matière, — ou plus exactement par quelque chose qui “luisait” au cœur de la Matière. À cet âge où, j’imagine, d’autres enfants éprouvent leur premier “sentiment” pour une personne, ou pour l’art, ou pour la religion, j’étais affectueux, sage, et même pieux. C’est-à-dire qu’au rayonnement de ma mère […] j’aimais beaucoup “le petit Jésus”. Mais en réalité mon véritable “moi” était ailleurs. Et, pour l’apercevoir à découvert, il eût fallu m’observer lorsque, — toujours secrètement et sans mot dire, — sans même penser qu’il pût y avoir rien à dire là-dessus à personne —, je me retirais dans la contemplation, dans la possession, dans l’existence savourée de mon “Dieu de Fer”. — Le Fer, je dis bien. Et je vois même encore, avec une acuité singulière, la série de mes “idoles”. À la campagne, une clef de charrue que je dissimulais soigneusement dans un coin de la cour. En ville, la tête, hexagonale, d’une colonnette de renfort, métallique, émergeant au niveau du plancher de la nursery, et dont j’avais fait ma propriété. Plus tard, divers éclats d’obus récoltés avec amour sur un champ de tir voisin… Je ne puis m’empêcher de sourire, aujourd’hui, en repensant à ces enfantillages. Et cependant, en même temps, je me sens bien forcé de reconnaître que, dans ce geste instinctif qui me faisait proprement adorer un fragment de métal, une intensité de son et un cortège d’exigences se trouvaient contenus et ramassés dont toute ma vie spirituelle n’a été que le développement »[10].

La reconnaissance par un Teilhard âgé de 69 ans que « toute [sa] vie spirituelle n’a été que le développement » de ses premiers élans vers la matière invite à s’attarder sur cette phase critique de l’évolution de sa personnalité : « Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs (dès avant l’âge de dix ans), je remarque en moi l’existence d’une passion nettement dominante : la passion de l’Absolu. Évidemment, je ne donnais pas encore ce nom à l’inquiétude qui me pressait ; mais aujourd’hui, je puis la reconnaître sans hésitation possible. […] La Chair de N.-S. me paraissait, alors, quelque chose de trop fragile et de trop corruptible ! »[11]. « Étranges et naïves réactions d’un cerveau d’enfant ! C’est sur la personne même du Christ (je m’en souviens parfaitement) que rejaillit instantanément ma déception de l’Organique, quand je vis, pour la première fois, se consumer désagréablement sous mes yeux, une boucle de cheveux… Pour pouvoir pleinement adorer le Christ, il était nécessaire que, dans un premier temps, j’arrive à le consolider” »[12].

La consolidation d’un Christ « trop fragile et trop corruptible » en un Christ-Oméga servant de cible à la flèche de l’évolution est une autre manière de caractériser toute la vie spirituelle d’un Pierre Teilhard de Chardin profondément affecté par les séquelles de l’enfance émotionnellement aride qui fut la sienne. Les commentaires de Teilhard à ce sujet sont légion dans sa correspondance et témoignent de deux aspects importants du trouble anxieux dont il souffrira toute sa vie durant : 1) son aspect chronique, puisqu’il en est question dans sa correspondance de 1916 à 1953 avec plusieurs mentions de son antériorité, notamment dans la lettre citée ci-dessous où Teilhard évoque « ces anxiétés nerveuses qui sont un peu mon lot de naissance » ; 2) l’effet anesthésiant qu’a sur ces anxiétés l’activité mentale ou physique. S’évader dans l’activité mentale (passion secrète), s’absorber dans l’action et voyager pour changer de décor sont trois anesthésiants couramment utilisés par les personnalités anxieuses. La relation entre dépression et inactivité chez Teilhard est explicite dans ses écrits, par exemple lorsque, du front, il confie à sa cousine Marguerite en 1916 « j’ai passé par une certaine dépression et une certaine inertie, dues en partie au rôle peu actif que jouait mon élément. Cette moindre-activité, ce moindre-entrain, se sont heureusement corrigés petit à petit, grâce à l’entraînement de l’occupation »[13]. Le titre « La nostalgie du front », un des essais les plus célèbres de ses Écrits du temps de la guerre[14], n’est pas non plus étranger au faux « remède » qu’est l’activité fébrile, même si certaines expériences visionnaires décisives pouvaient aussi inciter le brancardier Teilhard à retourner sur la ligne de feu. L’essai intitulé La grande monade est un exemple des expériences visionnaires vécues par Teilhard au front[15].

Compte tenu de ce qui précède, il est évident qu’il règne, dans certains milieux teilhardistes, un profond déni de l’anxiété chronique et du verrouillage émotionnel que Teilhard avait hérités de sa prime enfance et que ses quatre années comme brancardier au front n’avaient pu que renforcer. Ce déni est d’autant plus déplorable que bien des excès et des dérives idéologiques du brillant jésuite s’expliquent précisément par ce verrouillage émotionnel, un prime exemple étant l’insensibilité choquante de l’essai intitulé Quelques réflexions sur le retentissement spirituel de la bombe atomique écrit par Teilhard en 1946 sans aucune mention du drame d’Hiroshima et de Nagasaki[16]. Pour que l’anxiété chronique qui dominait sa personnalité ne puisse plus être passée sous silence, au risque d’ennuyer le lecteur pour qui ce trouble anxieux serait une évidence, voici, classées par ordre chronologique, quelques citations extraites de la correspondance de Teilhard de Chardin avec sa cousine Marguerite Teillard-Chambon[17], avec ses amies Lucile Swan[18], Ida Treat[19] et Rhoda de Terra[20], et avec son ami Pierre Leroy[21]. La date de chaque lettre citée et le nom de son destinataire feront office de référence bibliographique ; certains passages y sont particulièrement révélateurs.

Vauciennes, Oise, 12 juillet 1918, à Marguerite Teillard-Chambon : « Je pense que tu as raison touchant l’inaptitude masculine à se servir du sentiment. Il y aurait là une idée à suivre ».

Wolfisheim-Strasbourg, 27 novembre 1918, à Marguerite Teillard-Chambon, à propos des célébrations en Alsace à la fin de la guerre : « À côté de ma participation positive et consciente à cet éveil (qui a été suffisante), il me semble que j’ai surtout éprouvé la déficience de ma capacité de sentir ».

Sur un navire vers Hong Kong, 23 mai 1926, à Ida Treat : « C’est par réflexion et par volonté que je me jette passionnément sur la vie qui vient, sans consentir à regretter rien du passé ».

Pékin, 9 février 1940, à Ida Treat : « Tout au fond, je ne puis me dissimuler que l’élan physique n’est plus tout à fait le même. Depuis mon retour ici, je suis trop souvent nerveusement déprimé ».

Pékin, 18 août 1940, à Rhoda de Terra : « Pour moi, je vous l’ai dit, cette année a été un tant soit peu difficile, du point de vue physique. Mais ne vous tourmentez pas. À vrai dire, je ne sais pas et aucun docteur n’a compris au juste ce que j’avais. Une sorte d’étourdissement mental et d’anxiété, (“psychasthénie” m’a déclaré, avec sourire, le meilleur clinicien de Pékin) ; en fait, rien de bien nouveau, puisque j’y suis sujet depuis l’enfance. Très désagréable ». Mais le meilleur remède, m’a-t-on dit, et je m’en étais aperçu, c’est de continuer comme si de rien n’était. D’avoir mon livre à écrire a été le meilleur remède. Je me sens bien mieux maintenant. Mais je crois que c’est quelque chose avec quoi il faut simplement accepter de vivre, comme de devenir vieux et presbyte. L’essentiel est de conserver de l’intérêt pour la réflexion et l’action ». Le diagnostic du « meilleur clinicien de Pékin » en 1940 répond à la classification aujourd’hui désuète proposée par le psychiatre Pierre Janet dans Les obsessions et la psychasthénie, paru en deux tomes en 1903. Sous le nom de « psychasthénie », Janet incluait un vaste éventail de troubles psychologiques aujourd’hui différenciés, dont les symptômes incluaient notamment une sensation de lassitude dès le matin, une humeur dépressive, et une tendance à l’introspection et à la rumination mentale. Janet écrit : « Cette diminution de la tension psychologique détermine un malaise mental, un état d’inquiétude, des sentiments d’incomplétude d’autant plus forts que le sujet a mieux conservé son intelligence »[22]. Dans une lettre datée du 12 août 1951, Rhoda de Terra qui accompagne Teilhard lors d’un voyage en Afrique du Sud écrit de Johannesburg à Ida Treat : « Pierre va bien et, pour la première fois depuis des années, il est débarrassé de toute nervosité… Plus de crises d’anxiété au réveil »[23].

Pékin, 5 août 1941, à Rhoda de Terra : « Jamais Pékin n’a été aussi vide, et en un sens jamais la vie n’a paru un tel désert à l’horizon, que maintenant. Ce n’est qu’une période à traverser avant que quelque chose d’autre ne surgisse, je suppose… N’allez pas croire que je suis déprimé cependant. Ce n’est qu’une situation matérielle qu’il faut affronter et transformer, si possible ».

New York, 23 mai 1948, à Pierre Leroy : « Tout serait parfait si je ne passais pas en ce moment par une de ces périodes de dépression nerveuse, comme vous m’en avez connu à Pékin, deux ou trois fois. Tout devient montagne ».

Paris, 8 mai 1948, à Lucile Swan : « J’ai été accueilli chaleureusement, et l’atmosphère m’est bien plus favorable qu’avant. Mais je me sens un peu anxieux. Les gens espèrent trop de moi, Lucile. Je suis un pauvre homme, tâtonnant, qui lutte trop pour sa propre lumière et sa vie ».

Paris, 26 mai 1948, à Ida Treat : « Je n’arrive pas encore à bien me débarrasser de cette espèce d’état anxieux (d’origine purement physique, c’est devenu très clair) qui avait commencé à New York. Je vous ai dit que c’est une chose que j’ai déjà eue ».

Paris, 18 juin 1948, à Lucile Swan : « Je comprends encore assez mal ce qui m’est arrivé. Une affaire purement organique, me dit mon ami, déclenchée par un peu trop d’émotion trop forte ».

Paris, 8 juillet 1948, à Ida Treat : « Je reste encore quelque peu déprimé nerveusement, mais je m’efforce d’y penser le moins possible ».

Les Moulins, 3 septembre 1948, à Lucile Swan : « Ici, je jouis d’une parfaite tranquillité (je fais même ma “retraite”, d’une manière assez modérée). Mais je ressens encore trop cette désagréable anxiété physique qui est, depuis des années, mon point faible ».

Les Moulins, 28 août 1948, à Pierre Leroy : « Et cependant je demeure passablement (physiquement, et je dirais presque “viscéralement”) “anxieux” : répétition (en plus fort ?), vous disais-je, de mon état de 39. En un sens même, je me demande si l’absence relative d’action et de distraction ne me fait pas davantage sentir la chose. Finalement, je crois que moins je m’en préoccuperai mieux cela vaudra ».

Paris, 13 avril 1949, à Rhoda de Terra [d’une clinique] : « Si seulement je pouvais me sentir plus tranquille (moins inquiet, physiquement) intérieurement ! Il semble que le meilleur remède soit de ne pas m’en faire, d’essayer de transformer l’anxiété en un sentiment d’espoir qui submerge tout, et un repos actif en Dieu ».

Paris, 22 janvier 1950, à Lucile Swan : « Ici, la vie pour moi continue, plus ou moins la même. Physiquement, j’ai été un peu trop “nerveux” le mois dernier, pour des raisons mystérieuses, liées à la santé, au temps, ou à Dieu sait quoi ».

Paris, 25 janvier 1950, à Ida Treat : « De façon dispersée, j’ai été plutôt busy ces derniers temps ; sans compter qu’une poussée de ces anxiétés nerveuses qui sont un peu mon lot de naissance et qui reprennent un peu avec l’âge a quelque peu ralenti mon activité ».

New York, 24 mars 1953, à Lucile Swan : « En fait, je reste une proie facile pour la plus étonnante variété “d’anxiété”, une maladie ancienne chez moi et qui devrait me forcer (si seulement j’étais plus spirituel !) à un abandon toujours plus grand entre les mains de Dieu ». CQFD

Teilhard au prisme des perceptions
Concluons ce portrait par trois citations choisies pour représenter des points de vue très contrastés au sujet de la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin.

La première citation nous vient du chanoine vendéen Henri Lusseau (1893-1976), co-fondateur de La Pensée catholique, une publication au service d’un catholicisme rigide et conservateur. Ce farouche opposant aux thèses évolutionnistes avait envoyé à Rome ses impressions après une conférence donnée à Paris par Teilhard en 1947. Ayant eu accès aux archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Mercè Prats cite, dans sa biographie de Teilhard, un passage de ce compte rendu. « Silhouette élancée, le père impressionne favorablement avec ses cheveux blancs et la distinction de son masque. Étant sans soutane, on se croit sans peine devant un clergyman. Mais bientôt on éprouve un certain malaise à cause du dessèchement qui émane du père. En effet, quand le père parle, on sent qu’il domine son auditoire devant qui il dissèque sans émotion les éléments de son exposé. Quand une difficulté se présente, le père essaie de plaire à son auditoire, de se faire aimable. Il n’y réussit pas, car il n’y a rien de plus déplaisant que son sourire où se mêle [sic] le sarcasme et le mépris. Quant à ses yeux, ils sont durs et ne laissent échapper aucune lueur de la sensibilité du père »[24].

Un deuxième témoignage nous vient d’André Sauvage, le cinéaste officiel de la Croisière jaune (1931-1932), dont faisait également partie Teilhard de Chardin à titre de géologue. Lors d’une conférence donnée en 1956 pour commémorer le premier anniversaire de la mort de Pierre Teilhard de Chardin, André Sauvage déclara : « C’était un homme très beau […] ; un homme d’un style inégalable, d’une distinction effacée et irrésistible. Sa voix, sa diction de clavecin, son sourire qui jamais ne s’abaissait jusqu’au rire se gravaient en celui qui lui avait été quelque peu attentif. Absence totale de jeu ecclésiastique. Aussi simple dans ses gestes que dans ses comportements, mais simple comme une stèle. Volontiers accueillant, mais comme un banc de marbre. On sentait que, pour être au niveau de son corps, on n’en était pas moins à une distance infinie de ses “engrangements” […] De cet être courtois, plaisant, charmant, charmeur même, il émanait une solitude désarmante. Il ne semblait ne s’intéresser à ses camarades qu’à la mesure de la camaraderie »[25].

Aux antipodes du vitriol d’Henri Lusseau et assez loin de la stèle et du banc de marbre d’André Sauvage, la citation qui suit est de Jean Houston, auteure américaine prolifique internationalement reconnue pour son action en faveur du potentiel humain. Dans un ouvrage initialement publié en 1988, elle raconte ses rencontres lorsqu’elle était adolescente, à New York, avec « un monsieur assez âgé, d’allure plutôt frêle, qui avait sans doute plus de 70 ans ». « Un des plus grands privilèges de ma vie a été de connaître un homme qui était sujet à de véritables convulsions de divin. Il aimait tellement tout le monde et toute chose sur son chemin que la perception de l’univers en était changée pour tous ceux d’entre nous qui avaient la chance de se trouver en sa présence. Son cheminement était vraiment christique et son chemin était parsemé des miracles de l’amour manifeste. Laissez-moi vous raconter comment c’était d’être en sa présence. Laissez-moi vous raconter comment je promenais mon chien en compagnie de monsieur Tayère. […] Il avait un nom français assez long, mais il me demanda de l’appeler seulement par la première partie de ce nom qui était monsieur Tayère pour ce que j’en avais compris. Nos promenades étaient magiques et m’apportaient beaucoup de joie, non seulement monsieur Tayère ne semblait habité par aucune espèce d’orgueil, mais il avait aussi l’air d’être constamment en état d’émerveillement, montrant de l’étonnement devant les choses les plus simples. Il était vraiment toujours en train de tomber en amour. […] Son long visage gothique et tragi-comique traduisait son émerveillement. “Jean, regarde les nuages”, c’est de la calligraphie divine dans le ciel, toute cette transformation, ce mouvement, ce changement, cette dissolution, ce devenir ! Jean, transforme-toi en nuage et deviens toutes les formes qui n’ont jamais existé ! […] La chose la plus extraordinaire, concernant monsieur Tayère, était sa manière de vous dévisager tout à coup. Il vous regardait avec une expression où se mêlaient émerveillement, étonnement, amour inconditionnel et espièglerie comme si vous étiez une maison en désordre recélant le saint des saints. Un tel regard me touchait jusqu’au plus profond de mon être. Je sentais des forces évolutives s’éveiller en moi sous ce regard, chaque cellule, chaque pensée, chaque potentiel était changé en moi de manière palpable. […] La dernière fois que je l’ai vu, c’était le Jeudi saint de 1955. Je lui avais apporté une coquille d’escargot. “Ah, un escargot”, s’exclama-t-il en français. Il entra alors dans une sorte d’extase qui alla croissant pendant presque une heure. Les coquilles d’escargots et les galaxies, les circonvolutions du cerveau, la géométrie des fleurs et les méandres des fleuves, tout y fut évoqué dans un hymne majestueux à la spirale d’évolution de l’esprit et de la matière. Quand il eut fini, sa voix s’étouffa presque et il murmura comme une prière “Omega, omega, omega”. Puis il leva les yeux et me dit calmement en français “Au revoir, Jean” »[26] [traduction libre]. Jean Houston ne reverra plus monsieur Tayère, décédé le dimanche de Pâques 1955, et continuera à guetter sa venue au coin de l’avenue Park pendant plusieurs semaines en se rendant à l’école ou en promenant son chien. Quelques années plus tard, en découvrant Le phénomène humain, elle découvrira qui était celui qu’elle avait vu en extase devant la spirale d’une coquille d’escargot. Ce portrait d’un Teilhard libéré de ses angoisses chroniques concorde avec la confidence faite par le jésuite à son ami Pierre Leroy en décembre 1954 : « Je puis vous dire que maintenant je vis constamment dans la présence de Dieu !... »[27].

Teilhard le visionnaire : du rétroviseur au télescope
Quelques-unes des citations présentées plus haut nous ont déjà permis d’entrevoir la genèse de la passion pour la matière qui, sur fond d’anxiété, habitait Teilhard de Chardin dès son enfance. Approfondissons maintenant le lien entre ces premiers élans et la vie spirituelle qui y prend racine sous la forme d’un appel vers un « unique suffisant et unique nécessaire ». En réfléchissant, à l’âge de 69 ans, à la genèse de sa vie intérieure. Teilhard nous a laissé tous les éléments nécessaires à cet approfondissement.

« Aussi loin que je remonte dans mon enfance, rien ne m’apparaît de plus caractéristique, ni de plus familier, dans mon comportement intérieur, que le goût ou besoin irrésistible de quelque “Unique Suffisant et Unique Nécessaire”. Pour être tout à fait à l’aise, pour être complètement heureux, savoir que “Quelque Chose d’Essentiel” existe, dont tout le reste n’est qu’un accessoire, ou bien un ornement. Le savoir, et jouir interminablement de la conscience de cette existence : en vérité, si, au cours du passé, j’arrive à me reconnaître et à me suivre moi-même, ce n’est qu’à la trace de cette note, ou teinte, ou saveur particulière, impossible à confondre, (pour peu qu’on l’ait une fois éprouvée) avec aucune autre des passions de l’âme ; — ni la joie de connaître, ni la joie de découvrir, ni la joie de créer, ni la joie d’aimer ; — non pas tant qu’elle en diffère, que parce qu’elle est d’un ordre supérieur à toutes ces émotions, et qu’elle les contient toutes »[28].

La rouille ayant déclassé le « dieu de fer » de ses premières adorations, le jeune Pierre assoiffé d’absolu et d’éternité jette son dévolu sur les minéraux dont la répartition ubiquiste ouvre au futur géologue l’immense horizon planétaire : « Glissement imperceptible, — mais qui devait avoir pour la suite de mon évolution spirituelle une immense importance : puisque c’est justement à la faveur de l’issue ouverte à mes tâtonnements, par la substitution du Quartz au Fer, sur les vastes édifices de la Planète et de la Nature que je commençai, sans m’en douter, à déboucher vraiment sur le Monde, jusqu’à ne pouvoir plus rien goûter qu’aux dimensions de l’Universel »[29].

« Le Métal (tel que je pouvais le connaître à dix ans) tendait à me maintenir attaché à des objets manufacturés et fragmentaires. Par le Minéral, au contraire, je me trouvais engagé en direction du “planétaire”. Je m’éveillais à la notion d’“Étoffe des Choses”. Et, subtilement, cette fameuse Consistance, que j’avais jusque-là poursuivie dans le Dur et le Dense, elle commençait à m’apparaître en direction d’un Élémentaire partout répandu, — dont l’ubiquité même ferait l’incorruptibilité »[30].

Chez le jeune Teilhard, la poursuite de la consistance alla jusqu’à occulter les pulsions hormonales habituellement associées à l’adolescence : « je me trouvai peu à peu envahi, imprégné et refondu tout entier, sous l’effet d’une sorte de métamorphisme psychique où passait apparemment le plus clair des énergies dégagées par mon accès à la puberté »[31].

Dans le cheminement spirituel de Teilhard de Chardin, l’adoration de l’objet solide et local, après avoir cédé le pas à une passion pour le minéral planétaire allait déboucher sur la découverte de l’évolution : « Pour être Tout, me fondre avec tout. Voilà le geste mystique où m’eût logiquement entraîné, à la suite de tant de poètes et de mystiques hindous, un besoin natif, incoercible, de me plénifier par accession, je ne dis pas aux autres, mais à l’Autre, — si, par chance n’avait pas éclos en moi, juste à temps, comme un germe sorti je ne sais d’où, l’idée d’Évolution »[32]. Par cette affirmation, Teilhard décrit un trait spécifique de son rapport au divin. Tout au long de sa vie et de son œuvre, il se montrera particulièrement critique des grandes traditions spirituelles orientales, qu’elles soient hindoues ou bouddhistes, leur reprochant de rechercher la fusion avec le divin par dissolution du « moi », là où il privilégie l’union consciente avec un Dieu personnalisé, et le renforcement du « moi » que cette union implique. Si l’Orient s’appuie sur la certitude d’une impermanence cosmique généralisée et cherche à s’y fondre par abnégation du moi, Teilhard s’appuie, quant à lui, sur la certitude d’une évolution cosmique généralisée opérant la consolidation d’une co-réflexion au sein d’une ultra-humanité. C’est cette couche de pensée qu’il appellera la noosphère et dont il envisagera l’aboutissement dans un Christ-Oméga auquel l’humanité ultra-personnalisée est, il en est convaincu, appelée à s’unir dans l’amour.

La découverte de l’évolution par Teilhard coïncide avec sa découverte de l’équivalence matière-esprit. Un peu de chronologie au sujet de cette double découverte en facilitera la compréhension.

Le 18 août 1905, Teilhard vient de compléter trois années de philosophie à Jersey et monte à bord du paquebot Congo qui relie Marseille à Alexandrie où il débarquera le 22 août[33]. Il va faire son « régendat », stage pratique de trois ans faisant partie de la formation du futur jésuite. Il enseignera la physique et la chimie au Collège de la Sainte-Famille du Caire et quittera l’Égypte en août 1908. Il est impensable qu’il n’ait pas été informé, durant cette période, du bouleversement provoqué dans les milieux scientifiques et philosophiques par la publication, le 21 novembre 1905, de la fameuse équation d’Einstein, E=mc2, qui affirme que la masse est une modalité de l’énergie.

Après l’Égypte, en septembre 1908, Teilhard arrive à Ore Place, près d’Hastings, dans le Sussex, au sud-est de l’Angleterre. Ore Place est un vieux manoir rénové par les Jésuites exilés de France après la loi de 1904 qui interdisait tout enseignement congréganiste. C’est dans cette région de l’Angleterre que Teilhard passera les quatre années de théologie qui conduiront à son ordination le 24 août 1911. Pendant cette période, il lit L’évolution créatrice de Bergson, ouvrage majeur paru en France en 1907[34].

L’évolution et le lien matière-esprit entrent donc dans la vie de Teilhard par la porte intellectuelle, mais également et très concrètement lorsque l’aspirant jésuite participe à des fouilles paléontologiques dans les argiles dites « wealdiennes » du Sussex, riches en fossiles. Teilhard résume ainsi sa découverte de l’évolution : « C’est au cours de mes années de théologie, à Hastings, (c’est-à-dire juste après les émerveillements de l’Égypte), que petit à petit, — beaucoup moins comme une notion abstraite que comme une présence —, a grandi en moi, jusqu’à envahir mon ciel intérieur tout entier, la conscience d’une Dérive profonde, ontologique, totale, de l’Univers autour de moi. Sous quelles influences ou quel choc, suivant quel processus et par quelles étapes, ce sentiment est-il apparu et a-t-il poussé de si profondes racines en moi ? … Je serais embarrassé pour le dire. Je me souviens bien d’avoir lu avidement, en ce temps-là, l’Évolution créatrice. Mais outre que je compris assez mal, à cette époque, en quoi consistait exactement la Durée bergsonienne (laquelle du reste, par défaut de “convergence” n’était pas ce qui pouvait me satisfaire), je discerne clairement que l’effet sur moi de ces pages ardentes ne fut que d’attiser au moment voulu, et un court instant, un feu qui dévorait déjà mon cœur et mon esprit. Feu allumé, j’imagine, par la simple juxtaposition en moi, sous haute tension “moniste”, des trois éléments incendiaires qui s’étaient, en trente ans, lentement accumulés au plus intime de mon âme : culte de la Matière, culte de la Vie, culte de l’Énergie. Tous les trois trouvant une issue et une synthèse possibles dans un Monde qui, de la condition morcelée de Cosmos statique, se trouvait soudain (par acquisition d’une dimension de plus) accéder à l’état et à la dignité organiques d’une Cosmogénèse.

À ces débuts, comme de juste, j’étais bien loin de comprendre et de mesurer clairement l’importance du changement qui s’opérait en moi. Tout ce que je me rappelle d’alors (en plus de ce mot magique d’“évolution” qui revenait sans cesse à ma pensée, comme un refrain, comme un goût, comme une promesse, et comme un appel…), — tout ce que je me rappelle, dis-je, c’est l’extraordinaire densité et intensité prises pour moi, vers cette époque, par les paysages d’Angleterre, au coucher du soleil surtout —, quand les forêts du Sussex se chargeaient, eût-on dit, de toute la Vie “fossile” que je poursuivais alors, de falaises en carrières, dans les argiles wealdiennes. Vraiment, il me semblait par moments qu’une sorte d’être universel allait soudain, à mes yeux, prendre figure dans la Nature. — Mais déjà ce n’était plus, comme jadis, vers quelque “ultra-matériel” ; c’est au contraire en direction de quelque “ultra-vivant”, que je cherchais à saisir et à fixer l’Ineffable Ambiance… Le sens de la Plénitude s’était comme renversé en moi. Et c’est suivant cette orientation nouvelle que je n’ai plus cessé, depuis lors, de regarder et d’avancer »[35].

Exposé à des collections d’ossements fossiles témoins silencieux mais éloquents de la caducité de la vie organique qui, comme nous l’avons vu, le terrifiait depuis l’enfance, Teilhard, approchant la trentaine, sait désormais que le consistant, le solide, le durable, l’unique nécessaire et unique suffisant auquel il aspire n’est pas à chercher dans le passé, fût-il minéral. C’est donc en avant, dans la durée et l’évolution qu’il le poursuivra. Le géologue-paléontologue explorateur du passé, va donc, figurativement parlant, troquer le rétroviseur pour le télescope : il sondera désormais l’avenir dans sa quête passionnée de l’inaccessible étoile.

« Sautant directement du vieux dualisme statique, qui me paralysait, pour émerger dans un Univers en état, non seulement d’évolution, mais d’évolution dirigée (c’est-à-dire de Genèse), j’étais amené à opérer un véritable “tête-à-queue” dans ma poursuite fondamentale de la Consistance. Jusqu’alors, je l’ai dit, c’est du côté de l’“extrêmement simple” (c’est-à-dire du physiquement indécomposable) que tendait à s’orienter et à se fixer mon sens directeur de la Plénitude. Désormais, puisque l’essence unique et précieuse de l’Univers avait pris pour moi la forme d’un Évolutif où Matière se muait en Pensée par effet prolongé de Noogénèse, c’est avec une extrême Complexité organique que je me trouvais inévitablement et paradoxalement amené à identifier l’extrême Solidité des choses »[36].

La pensée de Teilhard de Chardin a déjà pris son pli définitif lorsqu’il rejoint, en 1912, le paléontologue et géologue Marcellin Boule (1861-1942) au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Il entreprend alors la tâche formidable de fusionner sa passion pour la matière et sa passion religieuse pour un Dieu personnel. Le Christ corruptible dans son incarnation, mais dématérialisé par sa résurrection est le prototype idéal par et vers lequel, dans la pensée de Teilhard de Chardin, s’accomplira cette fusion.

« Depuis bien longtemps (à partir du moment, en fait, où l’équilibre du Monde s’était renversé, à mes yeux, de l’Arrière à l’Avant) je n’avais pas cessé de pressentir, en tête de la Cosmogénèse, l’existence d’un Pôle, non seulement d’attraction, mais de consolidation, c’est-à-dire d’irréversibilisation.

Voici enfin que, rendu possible, ou même exigé dans son existence par une maturation humaine qui ne saurait bio-dynamiquement atteindre son point critique et final d’Ultra-réflexion qu’entretenue et entraînée par un espoir croissant d’immortalité, ce foyer mystérieux de la Noogénèse se matérialisait enfin pour mon expérience. D’un seul et irrésistible mouvement, par effet de convergence, l’Inaltérable dont j’avais toujours rêvé, à la fois s’universalisait et se personnalisait.

Le “morceau de fer” des premiers jours est depuis longtemps oublié. Mais, en sa place, sous forme de Point Oméga, c’est la Consistance de l’Univers que je tiens maintenant ramassée (je ne saurais dire si c’est plutôt au-dessus, ou plutôt au fond de moi-même) en un seul centre indestructible, QUE JE PUIS AIMER »[37].

Conclusion
Ayant, dans ce premier essai, examiné la genèse de la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin et de sa vision du monde, nous analyserons, dans un second essai[38], la structure du modèle d’évolution qu’il nous propose. Selon sa vision du monde, une humanité, qu’il croit engagée dans un processus de co-réflexion, s’ultra-humanisera dans le cadre d’une noosphère consolidée par une fraternité universelle, et atteindra, si certaines conditions critiques sont respectées, l’extase du point Oméga.

 


[1] Dr Fitzhugh Dodson, Tout se joue avant six ans, trad. Yvon Geffray. Paris : Ed. Robert Laffont, 1972 ; Vanves : Marabout, 1996

[2] Claude Cuénot, Ce que Teilhard a vraiment dit. Paris : Stock, 1972, p. 14-15

[3] voir https://www.wikitree.com/wiki/Teilhard_de_Chardin-7 consulté le 16-12-2023

[4] Don Wegscheider, If only my family understood me . . ., Minneapolis : CompCare, 1979, p. 45

[5] Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin : Biographie, Paris : Salvator, 2023, 303 pp.

[6] Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin : Biographie, op. cit., p. 24

[7] Henri Bremond, Le charme d’Athènes. Petite collection « Scripta Brevia », Éditions E. Sansot, 1905

[8] Pierre Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Paris : Grasset, p. 263

[9] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, Paris : Éditions du Seuil, 1976

[10] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, p. 25-26

[11] Pierre Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), op. cit., p. 270

[12] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 53

[13] Pierre Teilhard de Chardin, Genèse d’une pensée, Paris : Grasset, 1961, p. 178

[14] Pierre Teilhard de Chardin, La nostalgie du front, dans Écrits du temps de la guerre, op. cit., p. 169

[15] Pierre Teilhard de Chardin, La grande monade, dans Écrits du temps de la guerre, op. cit., p. 233-248

[16] Pierre Teilhard de Chardin, Quelques réflexions sur le retentissement spirituel de la bombe atomique, dans L’Avenir de l’Homme, Paris : Les Éditions du Seuil, 1959, p. 177-187 (aussi paru dans Études, sept. 1946)

[17] Pierre Teilhard de Chardin, Genèse d’une pensée, op. cit.

[18] Pierre Teilhard de Chardin — Lucile Swan : correspondance, trad. Édith de la Héronnière, Bruxelles : Éditions Lessius, 2009

[19] Pierre Teilhard de Chardin, Accomplir l’homme, Lettres inédites, Paris : Grasset, 1968 (première partie)

[20] Pierre Teilhard de Chardin, Accomplir l’homme, Lettres inédites, op. cit., (deuxième partie)

[21] Pierre Leroy, Lettres familières de Pierre Teilhard de Chardin mon ami, 1948-1955. Paris : Centurion, 1976

[22] Pierre Janet, Les obsessions et la psychasthénie, Paris : Félix Alcan, 1903, tome 1, p. 738

[23] Mercè Prats, op. cit., p. 226

[24] Mercè Prats, op. cit., p. 199

[25] Réflexions sur le bonheur, Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, no 2, Paris : Les Éditions du Seuil, 1960, p. 163

[26] Jean Houston, Godseed: The Journey of Christ, Amity Press, N.Y. 1988 (Quest Books 1992, p. 90-95)

[27] Pierre Leroy, op. cit., p.225

[28] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 23

[29] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 27

[30] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 28

[31] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 29

[32] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 32

[33] Pierre Teilhard de Chardin, Lettres d’Égypte 1905-1908, Paris : Aubier, Éditions Montaigne, 1963, p. 12

[34] Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris : Libraire Felix Alcan, 1907

[35] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 33-34

[36] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 36

[37] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 48-49

[38] Daniel Laguitton, L’évolution selon Pierre Teilhard de Chardin, Encyclopédie de l’Agora, 2024, http://agora.qc.ca/documents/levolution-selon-pierre-teilhard-de-chardin 

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