Mettre en échec le politiquement correct - L'expérience de la revue australienne Quillette

Stéphane Stapinsky

La création de la revue australienne Quillette (quillette.com), qui trouve sa source dans la passion du savoir et le goût de la pensée d’une personne, me rappelle beaucoup celle de l’Agora des jeunes années. Hors des circuits officiels, et de sa propre initiative, Claire Lehmann, une jeune femme éblouissante alors âgée de 30 ans, a en effet commencé à élaborer son projet de publication dans son salon en 2015. Elle venait d’abandonner ses études supérieures en psychologie, contrariée qu’elle était par le monolithisme idéologique prévalant au sein du corps professoral de son département. Elle se laissa d’abord tenter par le journalisme, mais, quelques-uns de ses textes ayant été rejetés en raison de leur vues critiques sur le féminisme actuel, elle se mit à réfléchir à la création d'un lieu où les universitaires et les journalistes pourraient aborder librement diverses questions, y compris celles qui ne sont pas au goût du jour, “telles que l’origine des différences entre les sexes, la prévalence du harcèlement sexuel, l’histoire du colonialisme, le bien-fondé ou l'absence de pertinence de « l’appropriation culturelle », les causes des disparités raciales” (1). Sur le site de la revue, on peut lire cette précision : "Les idées dangereuses sont, bien sûr, des idées intéressantes, en particulier pour les jeunes. Lorsque nous ne parvenons pas à aborder les idées dangereuses dans nos cours, nous ajoutons à leur mystique." (2)

Ce beau mot de “quillette”est d’origine française et signifie “brins d’osier qu’on enfonce en terre pour qu’ils prennent racine”… (3) On pense tout de suite à Simone Weil… Dans le cas de la revue, il s’agit de rappeler l’importance d’un savoir enraciné dans la réalité et dans la science. Et cela s’applique tout particulièrement aux enjeux sociétaux (féminisme, racisme, etc.), sur lesquels une certaine gauche tient le discours dominant dans nos sociétés, un discours qui a des prétentions scientifiques mais se confond bien souvent purement et simplement avec le militantisme.

On présente Claire Lehmann comme une des vedettes de ce que Eric Weinstein, de Thiel Capital, a appelé le Intellectual Dark Web. L’expression désigne un groupe d’intellectuels qui «affirment ne pas partager un ensemble commun d’idées politiques, certains se rattachant à la gauche et d’autres à la droite. Plusieurs d'entre eux ont fait l'expérience d'avoir été "mis au ban d’institutions devenues de plus en plus hostiles à la pensée non orthodoxe"."(4) Sont généralement inclus dans ce groupes les personnalités suivantes : Ayaan Hirsi Ali, Owen Benjamin, Sam Harris, Heather Heying, Claire Lehmann, Douglas Murray, Maajid Nawaz, Jordan Peterson, Steven Pinker, Joe Rogan, Dave Rubin, Ben Shapiro, Lindsay Shepherd, Michael Shermer, Debra Soh et Christina Hoff Sommers (5)

Claire Lehmann

Lehmann se définit elle-même comme une “classical liberal”. Mais sa revue est ouverte à divers courants de pensée, la seule condition étant de soumettre pour publication des textes de qualité. « Quillette est souvent considéré par ses détracteurs comme étant « tout à fait à droite », mais le contributeur typique est un spécialiste des sciences sociales d'un âge moyen qui s'est toujours considéré comme progressiste, mais qui est maintenant considéré comme un réactionnaire absolu par ses jeunes collègues parce qu’il refuse d’accepter les dogmes néo-marxistes et post-modernes des défenseurs de gauche de la justice sociale » (6).

Parmi les collaborateurs de la revue, on trouve des gens de droite. Des libertariens, entre autres. Mais il y a aussi des contrariens, et des gens de gauche. « Quillette est devenue une sorte d'espace sécurisé pour les chercheurs et les intellectuels qui veulent discuter des problèmes qui affligent les démocraties libérales - telles que les inégalités croissantes, la crise de l'immigration en cours et la montée toxique de la “politique des identités” - sans imputer tout le blâme aux hommes blancs et au 'racisme systémique'. Il n’est pas exagéré de dire qu’il n’y a pas deux contributeurs qui s’entendent sur les meilleures solutions à ces problèmes, mais qu’ils sont tous d’accord sur la meilleure méthode de diagnostic de leurs causes, qui consiste à s’engager dans une analyse empirique impartiale.” (7)

Les débuts de la revue ont été lents. Claire Lehmann a même songé un moment à fermer boutique. Comme L’Agora, Quillette est une œuvre fragile, qui vit grâce au soutien de ses lecteurs. Mme Lehmann a d’abord publié des textes originaux de ses confrères psychologues. Puis la revue a élargi ses horizons. Elle s’intéresse maintenant à la science, à la technologie, à l’actualité, à la culture et à la politique. Même si Quillette publie bon nombre de textes d’universitaires, ce n’est pas une revue savante à proprement parler, mais bien une revue d’idées, une revue culturelle, généraliste.

Après ces commencements précaires, ce qui a rendu la revue incontournable chez les esprits libres, c’est la publication, en août 2017, d’une série d’articles, par quatre psychologues, qui se portaient, avec des arguments solides, à la défense de James Damore, l’ingénieur de Google licencié pour avoir osé suggérer que les différences de genres n’étaient pas qu’une pure construction sociale. Depuis, la revue est en pleine croissance et elle reçoit 1 million de visiteurs uniques chaque mois. Son compte Twitter compte 120 000 abonnés. Quillette a également un éditeur adjoint basé à Londres (Jamie Palmer) et, depuis peu, un éditeur adjoint canadien, Jonathan Kay.

La revue a tissé des liens à travers le monde, y compris dans l’univers francophone. En septembre 2018, un partenariat a été conclu avec le magazine français Le Point, qui publie hebdomadairement sur son site depuis le 22 septembre 2018 une traduction d'un article de Quillette. Mais l’échange est bilatéral : Quillette a ainsi fait paraître une version anglaise de l’appel de 80 intellectuels, contre l’idéologie décoloniale, publié d’abord dans le magazine hexagonal. Le Québec n’est pas en reste. Richard Martineau, Sophie Durocher et Lise Ravary, du Journal de Montréal, réfèrent souvent à des articles de Quillette. François Cardinal, éditorialiste à La Presse, y a même fait paraître un texte sur la récente controverse du dernier Bye Bye à Radio-Canada.

La revue a pour étendard la défense de la raison, de la science et de l’humanisme. Les auteurs y véhiculent fréquemment une vision très positive des Lumières, avec sa conception d’un progressisme tourné vers l’avant. Le fait que Steven Pinker soit un fervent partisan de la revue et qu’il y collabore est hautement significatif. Sur ce point, je me range à la mise en garde prudente de Jacques Dufresne, lorsqu’il rappelle, se référant à Christopher Lasch, de ne pas oublier que les Lumières “sont à l’origine d’une part du réductionnisme des théoriciens de l’identité et d’autre part d’une conception du progrès entraînant aujourd’hui bien des dogmatismes haineux” (8).

La défense de la science et de la technologie de plusieurs auteurs confine parfois à la technophilie. Des libertariens y exposent une vision bien trop favorable à mon goût du capitalisme et de la panacée que constituerait le marché. Certains sont même proches des climato-sceptiques. Ce sont des points de désaccord que, bien sûr, j’ai avec eux. Mais c'est justement la qualité d'une revue ouverte et pluraliste que de présenter des points de vue émanant d'horizons très divers. Sur l’environnement, on pouvait par exemple y lire récemment ce texte au titre éloquent : The Right Needs To Grow Up On Environmentalism (Ben Sixsmith). L’auteur y critique à juste titre l’aveuglement d’une certaine droite affairiste et libertarienne sur la question climatique.

Quillette se fait une spécialité d’aborder les sujets qui fâchent (y compris, on vient de le voir, ceux qui peuvent déplaire à une partie de son lectorat potentiel). En voici quelques exemples récents :

Should fiction writers from historically marginalized backgrounds receive more consideration for publication than their white peers? (Les auteurs de fiction issus de milieux historiquement marginalisés devraient-ils recevoir plus de considération pour la publication que leurs pairs blancs?)

https://quillette.com/2019/02/09/the-plight-of-pitch-wars/

"I used my claim to feminism as a lure to seduce women." Read "The Confessions of a Male, Feminist Sex Addict" ("J'ai utilisé mon appui au féminisme comme un leurre pour séduire les femmes." Lire "Les confessions d'un toxicomane de sexe masculin et féministe")

https://quillette.com/2019/02/11/the-confessions-of-a-male-feminist-sex-addict/

Twelve Scholars Respond to the APA’s Guidance for Treating Men and Boys (Douze chercheurs répondent aux recommandations de l'APA pour le traitement des hommes et des garçons)

https://quillette.com/2019/02/04/psychologists-respond-to-the-apas-guidance-for-treating-men-and-boys/

Consent Isn’t Everything and Sex Is Not Like Tea (Le consentement n’est pas tout et le sexe n’est pas comme le thé)

https://quillette.com/2018/10/19/consent-isnt-everything-and-sex-is-not-like-tea/

Is Sociogenomics Racist? (La sociogénomique est-elle raciste?)

https://quillette.com/2018/10/15/is-sociogenomics-racist/

The Unspoken Homophobia Propelling the Transgender Movement in Children (L'homophobie cachée propulsant le mouvement transgenre chez les enfants)

https://quillette.com/2018/10/23/the-unspoken-homophobia-propelling-the-transgender-movement-in-children/

Strange Bedfellows: The Peculiar Alliance Between Centrist Liberals and Radical Feminists (Étranges compagnons de lit : l'alliance suprenante entre les libéraux centristes et les féministes radicales)

https://quillette.com/2019/01/02/strange-bedfellows-the-peculiar-alliance-between-centrist-liberals-and-radical-feminists/

Anxiety About Immigration is a Global Issue (L'inquiétude à propos de l'immigration est un problème mondial)

https://quillette.com/2019/01/01/anxiety-about-immigration-is-a-global-issue/

Les cas de censure dans l’univers académique et la défense de la liberté d’expression sont, on le devine, une des préoccupations importantes de Quillette :

The Free Speech Crisis on Campus Is Worse than People Think (La crise de la liberté d'expression sur les campus universitaires est bien pire que ce qu’on croit)

https://quillette.com/2018/11/14/the-free-speech-crisis-on-campus-is-worse-than-people-think/

Linda Gottfredson’s Scientific Keynote Cancelled: Why? (Le discours scientifique que devait prononcer Linda Gottfredson est annulé: pour quelle raison?)

https://quillette.com/2018/10/12/linda-gottfredsons-scientific-keynote-cancelled-why/

The New McCarthyism: Blacklisting in Academia (Le nouveau maccarthysme: l’établissement de listes noires en milieu universitaire)

https://quillette.com/2018/08/17/the-new-mccarthyism-blacklisting-in-academia/

It Isn’t Your Imagination: Twitter Treats Conservatives More Harshly Than Liberals (Il ne s’agit pas de votre imagination: Twitter traite les conservateurs plus sévèrement que les progressistes)

https://quillette.com/2019/02/12/it-isnt-your-imagination-twitter-treats-conservatives-more-harshly-than-liberals/

Thoughtcrime and Punishment: A Year Of Shunning and Law Suits at a Canadian University (“Crime de la pensée” et punition : une année d'esquive et de poursuites judiciaires dans une université canadienne), par Lindsay Shepherd

https://quillette.com/2019/01/08/thoughtcrime-and-punishment-a-year-of-shunning-and-law-suits-at-a-canadian-university/

J’y ai lu au fil des ans plusieurs textes stimulants. J’ai particulièrement goûté, ces jours derniers, un texte intitulé “Sad Radicals”, écrit par un ex-anarchiste, qui fait la psychologie du militant d’extrême-gauche de notre époque, tout en parsemant son analyse de considérations d’ordre sociologiques et anthropologiques.

Les ennemis de Claire Lehmann et de Quillette sont nombreux. En s’attaquant aux universitaires de gauche, qui sont toujours bien plus nombreux que ceux d’autres tendances idéologiques dans les sphères de pouvoir des institutions du monde anglo-saxon, on ne peut qu’attirer des réactions hostiles. Voici un exemple, parmi d’autres, de critiques radicales (et mesquines) de la revue et de sa fondatrice (9).

Ses ennemis présentent volontiers Quillette comme une officine foncièrement réactionnaire, qui se prétend en rupture avec les consensus dominants, mais qui en réalité ne fait que recycler du contenu qu’on trouve déjà dans les médias mainstream. On accuse Claire Lehmann de donner une audience à des auteurs racistes, homophobes, transphobes et misogynes (le Canadien Jordan Peterson est particulièrement visé). Des accusations prévisibles et qui, à mon sens, sont sans fondement.

Une certaine gauche a beaucoup de difficulté à accepter que ses idées soient remises en question. Avec Quillette et d’autres publications du même genre, cette gauche ne se trouve plus face à des extrémistes de droite ou à des représentants vociférants de la alt-right, si bêtes et méchants qu’elle n’a aucun mal à les balayer du revers de la main. Non, les collaborateurs de la revue ne sont pas des extrémistes. Les textes sérieux qu’ils publient exigent, afin d’être réfutés, une démarche rigoureuse. Et du temps pour le faire. Mais il est bien plus rapide et facile d’insulter…

D’autres critiques dénoncent le fait que Quillette ferait la part trop belle aux undergraduated. Elle serait pour eux, en quelque sorte, une publication d’universitaires de 1er cycle… La revue, faut-il le rappeler, ne sélectionne pas ses auteurs selon leur âge ou leur expérience. S’il est vrai que de jeunes intellectuels et chercheurs y publient (ce qui apporte, à mon sens, un vent de fraîcheur), on doit, me semble-t-il, juger un arbre à ses fruits, et les auteurs au contenu des textes qu’ils publient.

En dépit de la dureté des temps que nous vivons, et du chaos de la scène politique mondiale, l’apparition d’espaces de liberté comme la revue Quillette me donne un peu d’espoir.

Notes

(1) https://capx.co/claire-lehmann-warrior-princess-of-the-intellectual-dark-web/
Traduction libre de : “such as the source of gender differences, the prevalence of sexual harassment, the history of colonialism, the rightness or wrongness of ‘cultural appropriation’, the causes of racial outcome disparities.”
(2) Traduction libre de : "Dangerous ideas are, of course, interesting ideas, especially to young people. When we fail to address dangerous ideas in our courses, we add to their mystique."
(3) http://fr.wiktionary.org/wiki/quillette.
(4) https://en.wikipedia.org/wiki/eric_weinstein#intellectual_dark_web
Traduction libre de : “claim to not share a common set of political ideas with some identifying with the left and others with the right. Many share the experience of having been "purged from institutions that have become increasingly hostile to unorthodox thought""
(5) Ibid.
(6) https://capx.co/claire-lehmann-warrior-princess-of-the-intellectual-dark-web/
Traduction libre de : “Quillette is often dismissed by its detractors as ‘alt-Right’, but the typical contributor is a middle-aged social scientist who has always thought of him or herself as progressive, but who is now regarded as an out-and-out reactionary by their younger colleagues because they refuse to accept the post-modern, neo-Marxist dogma of the Social Justice Left.”
(7) https://capx.co/claire-lehmann-warrior-princess-of-the-intellectual-dark-web/
Traduction libre de : “Quillette has become a kind of safe space for scholars and intellectuals who want to discuss the problems afflicting liberal democracies – such as growing inequality, the ongoing immigration crisis and the toxic rise of identity politics – without blaming everything on the sins of straight white men and ‘systemic racism’. It’s not an exaggeration to say that no two contributors agree on what the best solutions to these problems are, but they all agree on the best method of diagnosing their causes, which is to engage in dispassionate, empirical analysis.”
(8) http://agora.qc.ca/documents/le_neo_conformisme_dernier_numero_du_magazine_linconvenient
(9) https://theoutline.com/post/2307/quillette-claire-lehmann-conservative-snowflakes?zd=7&zi=3y5vcgpw




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