Le conformisme à l'âge des masses

Gustave Thibon

Ne prends pas exemple sur les autres, conseille Sénèque; consulte plutôt ton guide intérieur." Rien ne nous engage dans de plus grands maux que de nous conformer à la voix publique".

Le conformisme des masses est un mal de tous les temps. Le mimétisme social, la docilité à l'opinion sont la rançon des bienfaits que nous apporte la vie en commun. Mais il est aussi très spécial à notre époque, d'abord à cause de l'accroissement démesuré et inédit dans l'histoire des concentrations humaines et aussi parce que nous disposons de moyens nouveaux et presque infaillibles pour fabriquer et diriger l'opinion. Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte extérieure s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié des ficelles de la marionnette humaine. La propagande est d'un rendement plus sûr et plus universel que le glaive. "Plus un mensonge est gros, disait Hitler, plus il a de chances de s'imposer, à condition d'être crié assez fort et répété assez souvent." De fait, le contraste flagrant entre l'intensité matérielle des mouvements de masse et la pauvreté de leur contenu spirituel, témoigne assez haut de leur caractère impersonnel et mécanique: le "on" tout puissant (le règne du man, selon Heidegger) se substitue à la méditation et au dialogue. Le regard de l'homme des foules n'est plus qu'un reflet et sa voix qu'un écho: cet homme n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes.

Sénèque vient nous rappeler que la vérité et le bien ne dépendent ni du nombre ni du temps: ils résident dans la profondeur inaltérable de l'âme où n'atteignent pas les remous de l'opinion. "Le bien de l'âme, il faut que l'âme le découvre. Et quant aux préférences de la foule, elles doivent nous être suspectes à (&&)priori en raison même de leur masse et de leur succès: "Ici, la voie la mieux frayée est aussi la plus trompeuse. Rien ne nous engage dans de plus grands maux que de nous conformer à la voix publique. Nous périssons en suivant l'exemple des autres, nous guérirons à condition de nous séparer de la foule. Car les choses humaines ne sont pas tellement bien orientées que le meilleur plaise au plus grand nombre: l'opinion de la foule est l'indice du pire.

Cherchons donc ce qui est le meilleur et non ce qui est le plus commun" (De vita beata). L'analyse des pressions sociales qui, "là où les hommes sont très entassés les fait s'écrouler les uns sur les autres" et de leur pseudo- justification est admirablement conduite: "Si peu de gens faisaient cela, nous ne voudrions pas les imiter, mais quand plusieurs se mettent à le faire (comme si la fréquence et le bien ne faisait qu'un) nous prenons la suite et l'égarement nous tient lieu de droit chemin quand tout le monde s'égare (Luc, CXXIII).

L'obéissance inconditionnelle aux moeurs et aux préjugés d'une époque n'est donc pas un bien, et, - nous irons plus loin - ce n'est même pas une excuse. On a coutume de répéter, pour atténuer l'horreur qu'inspirent les crimes ou les vices de certains personnages du passé: ne jugeons pas avec l'optique de notre époque, c'étaient les moeurs de son temps et de son pays, etc. À quoi Sénèque pourrait répondre que ce n'est pas l'histoire qui fait l'homme, mais l'homme qui fait l'histoire.

À lire également du même auteur

Œdipe ou l’homme libre qui s’accuse quand il aurait des excuses.
Dans une humanité surdéterminée par les hormomes, les gènes, l’inconscient, la misère, une telle liberté ressemble à un acte de foi.    

Le confort et la liberté
Et que resterait-il du confort modèle suédois si leurs puissants voisins de l’Est s’avisaient d’envahir leur péninsule ? D’où l’évidence de la conclusion : celui qui préfère le bien-être à la liberté s’expose au double naufrag

La liberté et les sciences humaines
Libres même et surtout quand, instruits par les sciences humaines, nous prenons acte de ce qui nous détermine à notre insu. La limite et l'obstacle reconnus sont déjà à demi franchis...Article tiré de Au secours des évidences, Mame, Paris, 20

Les pièges de l'indignation
Le piège consiste en ceci qu’on tire facilement des conclusions générales de certains faits particuliers et que, pour supprimer tel ou tel abus, on touche aux bases mêmes de l’ordre social ou moral.C'était vrai au temps de l'ostracisme à At

L'université et le réel
Où il est question du mépris de l’élite pour le peuple, ce qui aide à comprendre le mépris actuel du peuple pour l’élite, mépris souvent caricaturé sous le nom de populisme. Article paru dans Au secours des évidences, Mame, 2022.

Vie urbaine et surmenage affectif
Voici une belle analyse des menaces qui pèsent sur l'authenticité des êtres humains et une évocation réaliste des conditions de sa survie. Juste tout simplement en 1940, moment où il a été formulé, ce diagnostic paraît aujourd'hui prophéti




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?