Les pièges de l'indignation
Le piège consiste en ceci qu’on tire facilement des conclusions générales de certains faits particuliers et que, pour supprimer tel ou tel abus, on touche aux bases mêmes de l’ordre social ou moral.C'était vrai au temps de l'ostracisme à Athènes, ce l'est encore plus aujourd'hui en raison des médias sociaux, lesquels offrent une tribune aux dénonciateurs, souvent dans l'anonymat.Article tiré de Au secours des évidences, Mame, 2022.
L’indignation - cette colère sacrée qui nous saisit devant le spectacle du mal – est aujourd’hui largement cultivée par l’information et les propagandes. Pas de jour où l’on ne dénonce à grand bruit un abus, une injustice ou un scandale. J’écris ces lignes en réaction contre mon propre tempérament, car comme tout bon méridional, j’ai l’indignation facile. Je veux seulement signaler que l’indignation, non contrôlée par le bon sens et l’expérience, est une passion dangereuse qui peut conduire à des excès infiniment plus graves que ceux qui la provoquent. Et d’autant plus qu’elle est presque toujours manœuvrée et orchestrée par des agitateurs qui l’exploitent en fonction de leur ambition personnelle ou des intérêts de leur groupe ou de leur parti.
Le piège consiste en ceci qu’on tire facilement des conclusions générales de certains faits particuliers et que, pour supprimer tel ou tel abus, on touche aux bases mêmes de l’ordre social ou moral.
Glanons quelques exemples.
Je lisais récemment dans le train un hebdomadaire de choc relatant les spéculations scandaleuses opérées, sur la Côte d’azur, par certains promoteurs et agents immobiliers. Réaction du voyageur qui m’avait passé la dite gazette : qu’attend-on pour nationaliser toutes ces entreprises ? Je réponds : si révoltants que soient les abus auxquels donne lieu la propriété privée, ceux de la propriété publique (lourdeur et parasitisme bureaucratiques, absence de responsabilités directes, déficits chroniques épongés par l’impôt ou l’inflation aux dépens de l’ensemble des citoyens, etc.), bien que moins spectaculaires, sont encore pires. L’Etat parasite et gaspilleur réalise par excellence le type du mauvais riche.
Autre sujet d’indignation : dans une grande ville de France, on vient de révoquer et d’incarcérer quelques fonctionnaires de la police, convaincus de complicité grassement rémunérée avec les « caïds » du proxénétisme local. Loin de moi la pensée de leur trouver des excuses ! Mais il se trouve que ces policiers corrompus étaient aussi, par le fait même de leurs relations avec le « milieu », des policiers efficaces. On reconnaît qu’ils avaient démantelé, dans les mois précédents, quelques redoutables gangs de spécialistes du hold-up et de la drogue. On les a remplacés par des garçons bardés de diplômes et farcis de théories, mais beaucoup moins expérimentés, et on a assisté à une recrudescence des crimes impunis. Entre le policier enfant de chœur et le policier pourri, le choix est impossible.
Dans le même ordre d’idées, les imperfections de la justice pénale, le mauvais fonctionnement des prisons, l’atrocité de la peine de mort, alimentent une campagne incessante en faveur des délinquants et des criminels qu’on arrivera bientôt à présenter comme de pures victimes de la société et des lois. Faut-il donc verser dans cette indulgence excessive qui, comme on ne le voit déjà que trop, encourage le récidivisme, pour transformer les prisons en maisons de repos ou de convalescence et, finalement, pour oublier que les victimes du crime méritent tout de même au moins autant de compassion et de protection que les criminels ?
On s’irrite aussi – et parfois avec raison – contre les lacunes du vieil enseignement universitaire, trop autoritaire et trop livresque (la science pédante et séparée des réalités de la vie), mais voici qu’on tombe en chute libre dans l’erreur inverse : l’abolition de toute discipline scolaire et même, comme on le voit affiché sur nos murs, le « pouvoir étudiant ». Qu’est-ce que cela veut dire ? J’aime beaucoup les étudiants, mais le fait qu’ils étudient implique, comme leur nom l’indique, qu’ils ne savent pas encore ce qu’ils veulent apprendre… Il ne saurait donc y avoir d’égalité entre ceux qui savent et ceux qui apprennent, et encore moins de subordination des premiers aux seconds !
De même pour la collusion des hommes d’Eglise avec les pouvoirs établis et les classes dirigeantes. Le clergé progressiste dénonce à l’envi la trahison des anciens clercs qui mettaient Dieu au service de César et de Mammon et proclament l’avènement de « l’Eglise des pauvres ». Mais la réaction contre cet asservissement du spirituel au temporel tourne déjà à la collusion avec de nouvelles formations politiques où le spirituel trouve encore moins son compte (car elles se réclament toutes de l’athéisme) et qui, loin d’intéresser au sort des pauvres, se servent d’eux comme d’un marchepied anonyme pour accéder à un type de pouvoir qui, partout où il s’est installé, s’est révélé le plus oppressif de la planète. Pour ne citer qu’un seul exemple, Staline, César rouge, n’avait rien à envier, en fait de tyrannie et de cruauté, au César blanc que fut Yvan le terrible…
Si repoussant que soit un membre couvert d’ulcères, faut-il le couper ou essayer de le soigner, même si la guérison totale est impossible ? L’indignation penche trop facilement du côté de la chirurgie alors que le bon sens incline vers une prudente médecine. Car le grand problème dans les choses d’ici-bas n’est pas de réaliser la perfection absolue, mais d’éviter le pire.
Ayons le courage d’avouer que tout ordre social, par le seul fait qu’il impose des règles générales, entraîne automatiquement des injustices dans tel ou tel cas particulier. Prenons l’exemple de la circulation automobile. Un agent borné ou malveillant peut infliger une contravention à un chauffeur qui n’a pas commis d’infraction. Faut-il pour autant abolir le Code de la route, au risque de généraliser les embouteillages et de multiplier les collisions ? – Ou celui des examens universitaires. Tel candidat qui mérite de réussir peut échouer à cause de sa timidité, ou d’un malaise. C’est injuste. Doit-on, pour éviter cette injustice, supprimer toute sanction aux études ? L’indignation livrée à elle-même est une fièvre où la soif de justice absolue se traduit dans les faits par une aggravation massive de l’injustice. Ce que les romains avaient déjà observé : « Summum jus, summa injuria » …
Dira-t-on que j’appartiens à cette catégorie, si décriée aujourd’hui, de conservateurs qui, suivant le mot de Goethe, préfèrent l’injustice au désordre ? Je répondrai que j’aime la justice autant que quiconque et que c’est précisément cet amour de la justice qui me fait préférer, étant donné que rien ne peut être parfait en ce monde, la moindre injustice, rançon de l’ordre, à la pire injustice, conséquence du désordre. Et certes, je ne nie pas que des réformes épuratives soient nécessaires, mais il reste qu’il faut veiller à ce que la lessive ne brûle pas le linge sous prétexte de lui donner cette blancheur idéale que le tissu social ne connaîtra jamais.