L'indifférence, constant souci du pape François

Stéphane Stapinsky

C’est le moins qu’on puisse dire. Le pape François ne laisse personne... indifférent. En interpellant les catholiques, ceux de la hiérarchie comme les simples fidèles, il bouscule le confort intellectuel et moral des uns et des autres, tout en n’évitant pas la controverse. Pour lui, être chrétien, ce n’est assurément pas se reposer sur les lauriers de sa foi.

Depuis son accession au trône de saint Pierre, François a développé dans ses interventions des thématiques originales sur lesquelles, en fin pédagogue, il revient sans cesse : culture de la rencontre vs culture du déchet, critique de la mondanité, une Église au service des pauvres, etc. Une de ces notions fortes, porteuses, pertinentes, qui concerne aussi bien les chrétiens que les non-chrétiens, notion qu’il a d’ailleurs choisie comme point focal de son Message du Carême 2015, intitulé «Tenez ferme» (Jc 5, 8), est celle de « mondialisation de l’indifférence ». Dans ce court message, l’expression revient trois fois, mais le terme « indifférence » dix-neuf fois. Selon lui, l’indifférence, « ce mortel enfermement sur soi-même », est l’un des défis les plus urgents aujourd’hui.

Une question nous interpellera d’emblée : pourquoi parler de « mondialisation de l’indifférence » plutôt que d’« indifférence » tout court – notion dont la prise en compte est déjà en elle-même tout un programme ? C’est à mon sens une manière très habile pour le Saint-Père de poser le problème de l’indifférence à deux niveaux. D’abord, au plan personnel, au niveau du cœur de l’être humain. Ensuite, en faisant usage du terme « mondialisation », de renvoyer à l’examen des structures sociales, politiques et économiques plus globales. Sans que François ne le mentionne explicitement, on pourrait assurément y voir un lien avec la notion bien connue de « structure de péché »: « Si le thème de l’indifférence, développée par le Pape François, renvoie à une attitude personnelle, nous pouvons cependant rapprocher l’expression “mondialisation de l’indifférence” de la réflexion du Pape Jean-Paul II lorsqu’il parlait de “structure de péché”. Il montrait par-là la dimension politique de la responsabilité personnelle. » (1)

Une notion qui apparaît tôt durant son pontificat

C’est lors de son passage, en juillet 2013, sur l’île de Lampedusa, possession italienne située près des côtes tunisiennes où déferlent annuellement (souvent pour y mourir) des milliers de réfugiés en provenance d’Afrique, que le pape François a, pour la première fois, employé publiquement cette expression :

« "Où est-ton frère?" Qui est le responsable de ce sang? (…) Nous répondons tous ainsi: ce n'est pas moi, je n'ai rien à voir, ce sera quelqu'un d'autre, certainement pas moi. Mais Dieu demande à chacun de nous: "Où est le sang de ton frère qui crie jusqu'à moi?" Aujourd'hui, personne ne se sent responsable de cela; nous avons perdu le sens de la responsabilité fraternelle; nous sommes tombés dans l'attitude hypocrite du prêtre et du serviteur de l'autel dont Jésus parle dans la parabole du Bon Samaritain: nous regardons le frère à moitié mort au bord de la route; nous pensons peut-être "le pauvre petit", et nous continuons notre route, ce n'est pas notre affaire; et cela nous tranquillise, et nous nous sentons en règle. La culture du bien-être, qui nous conduit à penser à nous, nous rend insensibles au cri des autres, nous fait vivre dans des bulles de savon, qui sont belles, mais ne sont rien: elles sont l'illusion de la futilité, du provisoire, qui conduit à l'indifférence pour les autres, et même conduit à la mondialisation de l'indifférence. Dans ce monde de la mondialisation, nous sommes tombés dans la mondialisation de l'indifférence. Nous nous sommes habitués à la souffrance de l'autre, elle ne nous regarde pas, ne nous intéresse pas, ce n'est pas notre affaire! »

Tout est dit, et avec le tranchant d'un silex.

Au cours des mois qui suivirent, il revint sur le thème de l’indifférence dans plusieurs des tweets qu’il adressa aux catholiques branchés du monde entier.

Le 12 juillet 2013 :

"Seigneur, donne-nous la grâce de pleurer sur notre indifférence, sur la cruauté qu’il y a dans le monde et en nous."

Le 26 octobre 2013 :

"Nous participons trop souvent à la mondialisation de l’indifférence ; cherchons au contraire à vivre une solidarité mondiale"

Le 20 juin 2014 :

"Il y a beaucoup d’indifférence devant la souffrance. Cette indifférence est contrée par des actes concrets de charité."

Le 6 novembre 2014 :

"L’indifférence envers ceux qui sont dans le besoin n’est pas acceptable pour une personne qui se dit chrétienne."

Il y consacre quelques lignes dans Evangelii Gaudium (La joie de l’Évangile), sa première lettre d'exhortation apostolique publiée le 24 novembre 2013, qui vont à l’essentiel, en liant vie personnelle et contexte culturel et économique, recherche du confort personnel et réalité de la société de consommation :

« Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon. »

Le Carême 2015

Mais c’est dans son message de janvier 2015, en prévision du Carême, qu’il condense l’essentiel de sa pensée sur la question et propose des solutions pour dépasser cette « mondialisation de l’indifférence ». Nous le publions d’ailleurs dans l'Encyclopédie.

Le pape François rappelle d’abord – et c’est le socle sur lequel tout repose, le point de départ de tout dépassement – que Dieu n’est pas indifférent à nos vies : « Dieu ne nous demande rien qu’il ne nous ait donné auparavant : ''Nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier'' (1 Jn 4, 19). Il n’est pas indifférent à nous. Il porte chacun de nous dans son cœur, il nous connaît par notre nom, il prend soin de nous et il nous cherche quand nous l’abandonnons. Chacun de nous l’intéresse ; son amour l’empêche d’être indifférent à ce qui nous arrive. »

Dieu nous montre en quelque sorte la voie à suivre. Le confort matériel et moral nous entrave cependant sans cesse dans notre cheminement : « Mais il arrive que, quand nous allons bien et nous prenons nos aises, nous oublions sûrement de penser aux autres (ce que Dieu le Père ne fait jamais), nous ne nous intéressons plus à leurs problèmes, à leurs souffrances et aux injustices qu’ils subissent… alors notre cœur tombe dans l’indifférence : alors que je vais relativement bien et que tout me réussit, j’oublie ceux qui ne vont pas bien. »

La multiplication de cette situation, à l’échelle d’un pays, d’un continent, de l’ensemble des continents, conduit à cette « mondialisation de l’indifférence » que François fustige : « Cette attitude égoïste, d’indifférence, a pris aujourd’hui une dimension mondiale, au point que nous pouvons parler d’une mondialisation de l’indifférence. Il s’agit d’un malaise que, comme chrétiens, nous devons affronter. »

Il évoque la nécessaire vigilance que doivent manifester les chrétiens : « L’indifférence envers son prochain et envers Dieu est une tentation réelle même pour nous, chrétiens. C’est pour cela que nous avons besoin d’entendre, lors de chaque Carême, le cri des prophètes qui haussent la voix et qui nous réveillent. » « C’est pourquoi, le peuple de Dieu a besoin de renouveau, pour ne pas devenir indifférent et se renfermer sur lui-même. »

Nos attitudes personnelles nous égarent…

Ce qui ressort des extraits cités plus haut, c’est que l’origine de l’indifférence, toute mondialisée qu’elle soit devenue, est d’abord à rechercher dans la vie personnelle de chacun. Dès que nous avons atteint un certain niveau de confort, dès que notre situation s’améliore matériellement, nous avons tendance à oublier la fragilité de toute œuvre humaine et à perdre de vue, du même coup, notre prochain, notre frère, sa vie, ses problèmes, ses souffrances. C’est une tendance presque inévitable, pour ainsi dire fatale. « La culture du bien-être fait perdre le sens de la responsabilité et de la relation fraternelle. Les autres, au lieu d’être nos " semblables ", apparaissent comme des antagonistes ou des ennemis et ils sont souvent " chosifiés ". » (2)

La thématique de l’indifférence, et des conséquences qu’elle entraîne, est liée, chez le pape François, à la critique qu’il fait de la « mondanité » -- la primauté accordée au « monde » au détriment de la parole du Seigneur, dans une société « qui se confie en l’homme, qui fait de la chair son appui et dont le cœur s’écarte du Seigneur ! » (Jn 17,5)

Il dresse un portrait sans complaisance de l’homme mondain : « Mais il est sûr que son âme, les yeux de son âme étaient assombris pour ne pas voir. Il voyait seulement sa vie (…) Et la mondanité transforme les âmes, fait perdre la conscience de la réalité : ils vivent dans un monde artificiel, construit par eux. La mondanité anesthésie l’âme. C’est pour cela que cet homme mondain n’était pas capable de voir la réalité. » (3) Cette anesthésie de l’âme, c’est la définition même de l’indifférence, telle que la voit le pape François.

La thématique du regard, du regard porté sur l’autre, qui doit effacer l’invisibilité du pauvre, de l’exclu, est également abordée par le souverain pontife. Cette importance accordée au regard contraste avec l’insistance qu’il met, lorsqu’il parle de l’économie du monde actuel, à préciser qu’elle est « sans visage ».

Lors d’une messe célébrée au sanctuaire de Notre-Dame de Bonaria, en Sardaigne, le 22 septembre 2013, François a eu ces paroles fortes :

« Regardons-nous de façon plus fraternelle ! Que Marie nous enseigne à avoir ce regard qui cherche à accueillir, à accompagner, à protéger. Apprenons à nous regarder les uns les autres sous le regard maternel de Marie ! Il y a des personnes auxquelles instinctivement nous accordons moins d’importance et qui au contraire en ont le plus besoin : les plus abandonnés, les malades, ceux qui n’ont pas de quoi vivre, ceux qui ne connaissent pas Jésus, les jeunes qui sont en difficulté, les jeunes qui ne trouvent pas de travail. N’ayons pas peur de sortir et de regarder nos frères et sœurs avec le regard de la Vierge. » (4)

Me sont revenus en mémoire ces propos du philosophe Emmanuel Lévinas, qui, à partir d’une perspective bien différente, ne dit pas autre chose que le chef de l’Église catholique: « Le visage est la nudité de l’autre, la mendicité de l’autre ; bien entendu, chaque visage se donne son importance, sa position. Mais ce que je désigne en tant que visage de l’autre, c’est plus important qu’une cravate : ce « je suis là », « je suis celui-ci », cet être exposé, ce s’exposer. » (5)

… mais on ne saurait oublier le contexte plus global

Si l’indifférence à l’égard d’autrui a son origine dans l’âme de la personne, on ne saurait cependant exonérer de tout blâme certains aspects de la vie sociale, politique et économique de nos sociétés. Pour l’Institut Montalembert, « La “mondialisation de l’indifférence” apparaît ainsi comme un comportement consécutif aux structures politiques et économiques viciées. Derrière la simplicité de l’expression du Pape François, il y a donc une réflexion politique à engager : comment les institutions, les lois, consacrent-elles certains comportements personnels en “structures de péchés” ? Comment, à leur tour, ces institutions et ces lois engendrent-elles une “mondialisation de l’indifférence” ? (6)

Afin de répondre à cette question, deux aspects sont à mon sens à prendre en compte.

D’une part, la mondialisation, le développement illimité du capitalisme de notre époque, sur lequel, dans La joie de l’Évangile, le pape François a livré l’essentiel de sa pensée critique, au grand dam des catholiques libéraux des deux côtés de l'Atlantique. Comme le précise avec justesse l’économiste Gérard Thoris, « la mondialisation économique ne permet pas cette rencontre personnelle qui nourrit le cœur et élève l’âme. (…) Le libéralisme économique basé sur le lien marchand exclusif produit une forme d’indifférence à l’autre. Tocqueville l’avait noté : ‘’Le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres.’’ Or, dans le principe, il n’y a aucune forme de relation interpersonnelle derrière l’échange marchand. L’analyse du pape François ne fait qu’expliciter ce dessèchement : ‘’Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres […], leur prêter attention ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort.’’ » (7)

D’autre part, la déresponsabilisation qui est à la base de l’indifférence est également favorisée par la structure bureaucratique de l’État. Comme l’écrit toujours Thoris : « Ce peut être un paradoxe pour beaucoup, mais l’État-Providence est certainement la cause matérielle de cette indifférence. Comme le dit Pierre Rosanvallon, ‘’l’État-protecteur ne peut se construire qu’en dégageant de plus en plus les individus des groupes sociaux réels (famille élargie, relations de voisinage fondées sur le troc, etc.) dans lesquels sont encastrés les échanges économiques qu’il ne saisit pas’’. En voie de conséquence, ‘’une conception étatique de l’assistance est le corollaire de l’individualisme le plus radical en matière de relations sociales’’. » (8)

Cette double critique du pape François, est-il nécessaire de le rappeler, s’inscrit dans les voies définies par la doctrine sociale de l’Église.

Comment surmonter l’indifférence?

Le vrai remède que propose le pape François contre l’indifférence, c’est de se tourner vers l’autre, vers le prochain. « Il y a beaucoup d’indifférence devant la souffrance. Cette indifférence est contrée par des actes concrets de charité », écrit-il dans son tweet du 20 juin 2014. Il nous invite également à cultiver la fraternité : « Don et engagement venant de Dieu le Père, la fraternité encourage à être solidaires contre l'inégalité et la pauvreté qui affaiblissent la vie sociale, à prendre soin de chaque personne – en particulier du plus petit et sans défense – à l'aimer comme soi-même, avec le cœur-même de Jésus-Christ.

Dans un monde qui développe constamment son interdépendance, ne doit pas manquer le bien de la fraternité, qui peut vaincre l’expansion de cette mondialisation de l'indifférence (…). La mondialisation de l’indifférence doit laisser la place à une mondialisation de la fraternité. » (9)

Dans son message du Carême 2015, face à « un monde dominé par la globalisation de l’indifférence », le pape propose aux communautés chrétiennes de « devenir des îles de miséricorde » : « Il s’agit de transformer les lieux chrétiens – paroisses, communautés, groupes – en des lieux où se manifeste la miséricorde de Dieu. » Dans l’Église, « corps vivant de ceux qui croient en Jésus Christ », les membres « prennent soin les uns des autres, ou mieux, ils vivent les uns grâce aux autres. Vivre en Église est déjà en soi une rupture avec l’individualisme, avec l’indifférence, avec l’enfermement sur soi qui conduit à la mort ».

Mais, au bout du compte, c’est à une ouverture plus grande à Dieu qu’il nous convie. « Pour dépasser l’indifférence et nos prétentions de toute-puissance, je voudrais demander à tous de vivre ce temps de Carême comme un parcours de formation du cœur... Avoir un cœur miséricordieux ne veut pas dire avoir un cœur faible. Celui qui veut être miséricordieux a besoin d’un cœur fort, solide, fermé au tentateur, mais ouvert à Dieu. Un cœur qui se laisse pénétrer par l’Esprit et porter sur les voies de l’amour qui conduisent à nos frères et à nos sœurs. Au fond, un cœur pauvre, qui connaisse en fait ses propres pauvretés et qui se dépense pour l’autre. »

Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger dit la même chose lorsqu’il écrit que de « S'arracher à la mauvaise indifférence exige que nous nous sentions également enveloppés dans l'unique source d'amour qui ne vient jamais seulement de nous. L'indifférence peut dès lors signifier aussi pour nous, nous effacer devant Dieu pour mieux en recevoir l'infinie charité. » (10)

Notes

(1) http://www.institut-montalembert.fr/dse/mondialisation-de-lindifference-715/

(2) http://www.news.va/fr/news/le-pape-francois-annonce-le-theme-pour-la-xlvii-jo

(3) http://radionotredame.net/2015/vie-de-leglise/pape-francois-la-mondanite-nous-rend-aveugles-aux-pauvres-34288/

(4) http://www.zenit.org/fr/articles/regardons-nous-de-facon-plus-fraternelle

(5) http://www.editionskime.fr/la-difference-comme-non-indifferenceethique-et-alterite-chez-emmanuel-levinas/

(6) http://www.institut-montalembert.fr/dse/mondialisation-de-lindifference-715/

(7) http://www.libertepolitique.com/actualite/la-revue-de-presse/la-mondialisation-de-l-indifference

(8) Ibid.

(9) http://www.news.va/fr/news/le-pape-francois-annonce-le-theme-pour-la-xlvii-jo

(10)  Jean-Jacques Wunenburger, "L'indifférence, faiblesse et force", Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique, n°41, 1994. p. 26.




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