L'humanité du monde d'après
Malgré l'urgence absolue requise par l'état de la planète, la transition écologique ne s'enclenche pas, se désole avec bien d'autres M. Hulot. La raison en est simple : les décisions publiques sont prises en fonction des valeurs dominantes dans la société. Seul un retournement des valeurs permettra de répondre à la crise écologique planétaire actuelle.
Nous vivons collectivement, en cette fin de seconde décennie du XXIème siècle, une situation dangereuse. On a en tête bien sûr le dérèglement climatique aux effets de plus en plus perturbants, le rétrécissement accéléré de la biodiversité, l’accumulation de déchets nocifs[1], etc. Alors que par ailleurs l’activisme mercatocratique est plus entreprenant et efficace que jamais dans ses menées de saccage et de destruction pour engranger des profits.
Ne sommes-nous pas quelque peu, aujourd’hui, comme des mouches piégées contre une paroi de verre contre laquelle elles se cognent encore et encore ? Peut-être faut-il arrêter cette agitation de réaction au sentiment d’être piégé, peut-être faut-il se penser dans un espace plus large, espace en lequel nous pourrions situer la vitre-obstacle de ce monde corseté par l’intérêt pécuniaire, de façon qu’apparaissent les voies de son contournement ?
Il s’agit donc de modifier le cadre de notre vision du monde, ce qui n’est autre que modifier les principales valeurs qui la circonscrivent.
* * *
La première idée est qu’il ne faut pas penser le monde à venir de manière réactive :
– Il ne s’agit pas de le penser contre la technique.
– Il ne s’agit pas de le penser contre le progrès. Du point de vue de l’histoire humaine, le progrès est l’idée d’une avancée de l’humanité vers un état qui serait d’une valeur incontestable – un état idéal de vie sociale. Le progrès n’a donc pas à être préempté par la technicisation forcenée de la vie sociale pour un idéal tel que le développent les transhumanistes. Il y a bien d’autres directions vers lesquelles concevoir un progrès. D’autant plus que l’idée de progrès sera probablement insistante dans la mesure où elle peut difficilement être dissociée des espoirs collectifs qui se sont toujours exprimés d’une manière ou d’une autre dans l’histoire.
– Il n’est même pas suffisant de penser le monde d’après contre la croissance – c’est-à-dire à partir de l’idée aujourd’hui à la mode de décroissance. Voir notre critique du caractère réactif de l’idée de décroissance.
Il faut penser le monde à venir à partir de valeurs qui peuvent donner sens à notre vie. Pour cela, il faut partir de principes qui nous semblent valables de toutes façons pour que notre brève participation à l’aventure de l’humanité ait un sens.
Le premier principe que l’on peut avancer est de se garder de l’excès. Nous avons examiné, dans un récent article, les différents moments des manifestations de l’excès – l’hubris des Grecs – dans l’histoire humaine, et comment celui-ci avait finalement pris le dessus sur les sagesses populaires sous la forme de l’activisme marchand.
Il nous faut renouer avec la sagesse des Anciens. Les penseurs de la Grèce antique, afin de prévenir l’excès, formulaient cette simple maxime : « Vivre en conformité avec la nature ». Nous serions sauvés à la faire nôtre. Avec toutes les connaissances scientifiques aujourd’hui établies, cette formule amènerait à des prescriptions claires et précises. Elle signifierait, par exemple : respecter la biodiversité, respecter les cycles de renouvellement des productions naturelles, intégrer la capacité de recyclage de nos productions techniques, etc. Mais qui la fera sienne ? L’histoire ne nous a-t-elle pas enseigné, abondamment, que les comportements d’excès sont justement ceux n’entendent pas cette notion de respect ? Toute l’expérience des excès humains depuis l’Antiquité amène à prendre en considération ce mouvement irrépressible et aveugle de l’âme qui motive le comportement excessif, et qu’on appelle « passion ». Qu’il soit clair que nous employons ce mot dans son sens social – passion de richesse, passion de domination, passion de gloire, passion de pouvoir finalement – et que nous laissons à l’enchantement de sa vie privée la passion de l’amoureux pour sa belle.
Or, une passion a un sens social dans l’exacte mesure où elle se nourrit du désir d’autrui : j’ai besoin que le désir d’autrui soit tel pour assouvir ma passion. C’est ainsi que j’ai besoin de l’investissement d’autrui sur les biens pour satisfaire ma passion de richesse, j’ai besoin de la peur d’autrui et de son désir de se sentir en sécurité pour le dominer, j’ai besoin de l’investissement d’autrui sur la hiérarchie sociale pour courir après la célébrité. C’est pourquoi ces passions mettent les individus dans des rapports de rivalité sans fin, desquels découlent les comportements d’excès.
Ces passions peuvent orienter toute une vie humaine. D’une part elles envahissent l’âme en subordonnant ses autres facultés – on peut faire preuve d’un raisonnement extrêmement élaboré … pour être encore plus riche (comme l’illustre le scandale récent des dividendes). D’autre part, elles n’apportent jamais le contentement car elles se trouvent reconduites par leur satisfaction même – le plus riche du classement Forbes des milliardaires ne peut pas se contenter de son succès puisque s’il relâche un tant soit peu sa course à l’enrichissement, il sera vite dépassé par des concurrents.
De ce point de vue, on peut considérer que les passions sont, comme dit Kant, « une maladie de l’âme ». La maladie, c’est en effet toujours une forte restriction subie du champ de vitalité d’un être vivant. Or, dans la passion, l’âme (autrement dit le psychisme) est orienté quasiment vers un seul type d’objet (la richesse, la domination, etc.), et cette orientation est vécue sur le mode de la nécessité. La nécessité dans l’ordre psychologique prend la forme du besoin. Or on peut caractériser la passion comme une pétrification du désir qui prend la forme du besoin[2]. Le besoin est le sentiment qui s’impose comme une urgence incontournable et prioritaire de satisfaction. C’est bien pourquoi le passionné est prêt à bousculer, voire écraser, ceux qui le gênent pour suivre sa passion. Ce comportement l’apparente à l’animal. Car l’animal est essentiellement un être de besoins. Tout simplement parce que, dans le système de vivants qu’est la biosphère, toute espèce (excepté l’homme) a ses comportements largement déterminés par le biotope qui lui est assigné – le bovin a besoin d’herbe, comme l’hirondelle d’insectes volant.
D’ailleurs l’objet des passions sociales semble bien consister en l’exacerbation de modalités de comportements animaux. La passion de cupidité n’est-elle pas héritière de l’accumulation de biens que font de nombreuses espèces avant l’hiver ? La passion de dominer ne reproduit-elle pas les phénomènes de soumission de congénères par la menace physique que l’on trouve chez de nombreux mammifères ? La course à la gloire et aux honneurs ne retrouve-t-elle pas l’investissement des signes de reconnaissance hiérarchique dans les sociétés animales ?
De cette analyse de la logique passionnelle qui sous-tend des comportements humains d’excès, on peut conclure que ceux-ci détournent l’individu de son humanité. Ainsi le problème fondamental, dont la crise écologique et civilisationnelle actuelle est la manifestation la plus aigüe, est celui du rapport à soi-même. Il faut garder à l’esprit qu’il entrave l’aventure humaine depuis fort longtemps, bien qu’il n’ait pu impacter mondialement la planète qu’à partir du moment où il a pris la forme du mercantilisme[3].
Tous ces individus qui s’activent frénétiquement pour être gagnants dans la course au pouvoir, à la célébrité, à l’argent, précipitant l’humanité dans la plus grave crise qu’elle ait connu, sont d’abord des individus qui vivent bêtement.
C’est ce qui nous amène à préciser, à partir du « Vivre en conformité avec la nature » légué par les Anciens, le principe dont nous avons besoin pour penser le monde d’après : « Vivre en conformité avec sa nature humaine »
Oui ! Se penser comme vivant plus humainement, se respecter, c’est-à-dire respecter son humanité, ce n’est rien de plus – rien de moins – qui nous délivrera du jeu d’impuissance de la mouche contre la vitre.
On objectera qu’il est bien naïf d’espérer venir à bout d’une maladie (de l’âme) par une maxime éthique. Pourtant il y a bien des maladies qui relèvent d’une thérapie par l’éthique : ce sont les addictions. On tombe dans une addiction par ignorance ou par laisser-aller, ce qui est une catégorie éthique. On se délivre d’une addiction par un choix volontaire et des efforts tenaces, ce qui est un choix éthique.
Or, les comportements d’excès habituels – et donc d’activation passionnelle – fonctionnent comme une addiction – pas une addiction physiologique mais une addiction de l’esprit. On tombe dans ces comportements d’excès par complaisance envers des modèles qui sont mis sous le regard, couplé à un défaut d’écoute de soi-même (qui est le plus souvent le symptôme d’insuffisances dans la construction du moi), tout comme on pouvait tomber dans le tabagisme à force de voir fumer les acteurs dans les films, dans les années cinquante. La maxime éthique invoquée prévient la complaisance à ces modèles hétéronomes toxiques ; elle invite à se concentrer sur ce que nous sommes, et sur ce que nous voulons être.
Le principe « Vivre en conformité avec sa nature humaine » induit donc un profond renversement des valeurs par rapport au monde présent. Au lieu d’un psychisme corseté par la nécessité parce que toujours en mal de besoins, il nous permet de retrouver un psychisme qui fait droit à la richesse de son imaginaire et à la multiplicité des désirs qu’il suscite – chaque désir étant une possibilité des comportements vers laquelle on peut orienter sa vie.
C’est dans cette capacité de prendre position par rapport à ses désirs que s’enracine la liberté proprement humaine, par opposition aux nécessités des besoins animaux (ou passionnels). Le rouleau compresseur idéologique qui caractérise notre société mercatocratique étouffe toute alternative à la compétition impulsée par les passions sociales, il ne peut donc pas y avoir de débat qui confronte des conceptions différentes de l’organisation de la vie sociale, c’est pourquoi il n’y a pas de véritable démocratie. Or, c’est dans la variété des choix de désir de chacun concernant la manière de vivre ensemble que s’alimentera le débat argumenté qui permettra de déterminer les règles en fonction desquelles on fera société.
De même, ce principe d’une vie en conformité avec notre nature humaine permet de concevoir une révolution sans contraintes et interdits, toute positive, amenant à une réconciliation dans notre rapport avec notre planète matricielle.
Les principes actuels de notre rapport avec notre environnement naturel datent de la fondation de l’économie politique à partir du XVIIIème siècle (Adam Smith, Recherches sur la richesse des nations – 1776). Ils énoncent que les biens accessibles dans l’environnement naturel sont rares, alors que les besoins humains croissent indéfiniment ; il faut donc transformer techniquement la nature pour la contraindre à fournir des biens à la hauteur de cette demande. Les produits qui sont tirés par transformation de notre environnement sont des « biens » parce qu’ils ont deux valeurs :
– leur valeur d’usage, liée à leur utilité propre pour satisfaire un besoin ;
– leur valeur d’échange, quantifiable en unités monétaires, et fonction du travail nécessaire pour les produire.
Ces présupposés déclinent une vision du monde tout-à-fait congruente à la passion d’enrichissement. L’homme économique est sous le joug de la nécessité de satisfaire ses besoins, ce qui justifie toutes les exactions sur l’environnement naturel. Cet homme est tout-à-fait légitimé de purement et simplement instrumentaliser la nature au nom du caractère impérieux de ses besoins.
Mais où est l’humanité de cet homme économique ? Le sens de son activité sur le milieu naturel ne se distingue pas de celui des animaux – eux aussi transforment la nature pour avoir une valeur d’usage des biens (c’est ainsi que les abeilles transforme le pollen des fleurs en miel). Le seule différence est dans les moyens. L’homme met en œuvre des moyens techniques très élaborés, évolutifs, dotés d’une efficacité toujours plus grande qui est tout autant une capacité de dévastation.
Nous avons montré dans Du grand silence de l’économie bavarde que l’économie politique ne décrit pas du tout l’expérience commune, populaire, de la relation des hommes aux biens. Elle escamote une valeur essentielle qui est la valeur humaine des biens. Tout bien, comme résultat d’une activité de transformation d’éléments du milieu naturel pour obtenir ce qui aura une valeur d’usage inédite dans la nature, est toujours aussi le symbole de la liberté et des compétences humaines. Et dans l’accès populaire aux biens, il y a toujours, autant que faire se peut[4], cette satisfaction proprement humaine qui joue. Or, cet attachement au bien en tant qu’expression d’une valeur humaine tend à s'évanouir dans le processus de production industrielle mis en place par le pouvoir bourgeois au XIXème siècle, où il s’agit d’inonder un marché de biens identiques, produits en nombre indéfini au moyen de machines. Pourtant elle est si importante que les gens la retrouvent de deux manières, que souvent d’ailleurs ils associent, à travers la reconnaissance du design du produit, et à travers l’attachement à la marque. L’importance de cette symbolique de la valeur humaine à travers la fabrication des biens peut être mieux comprise à partir de la pensée d’Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne, 1958) : c’est ce qu’elle appelle la dimension d’« œuvre » de l’activité humaine, laquelle, selon elle, contribue à constituer ce monde humain par lequel l’environnement naturel devient habitable par l’homme : « La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde ».
Le principe d’une vie en conformité à notre nature humaine amène à la reconnaissance, au respect, de cet attachement aux biens réalisés par l’homme, justement parce qu’ils sont une manifestation de la valeur de l’humanité. Ce principe va donc va bien au-delà de toutes les politiques qui se disent « écologistes » en prétendant rétablir la prééminence de la valeur d’usage sur la valeur d’échange.
Au fond, on peut considérer que valeur d’usage et valeur d’échange sont du même côté : du côté de l’oubli de la valeur humaine. Les économistes du monde industriel ne parlent pas de « biens », mais de « marchandises », mettant ainsi au premier plan la valeur d’échange du bien. Mais ce que le consommateur achète, c’est d’abord un « couteau » ou un « téléphone », c’est-à-dire qu’il vise d’abord une valeur d’usage. Car, de toutes façons, hors produits financiers, la valeur d’échange n’existe que par la valeur d’usage, même si parfois elle tend à la recouvrir (lorsque j’achète une belle automobile pour faire valoir ma richesse). Or, la valeur d’usage, dans le contexte culturel contemporain, signifie d’abord « J’ai besoin de ce bien ! » – il exprime un rapport de nécessité avec notre environnement naturel. Et c’est là qu’est le fond du problème.
Une politique changerait vraiment le rapport de l’homme à son environnement naturel, non pas en valorisant la valeur d’usage par rapport à la valeur d’échange, mais en changeant le sens de l’usage. Au vrai, cela n’est pas un problème strictement politique, mais un problème culturel. Car cela supposerait un renversement des valeurs économiques telles que le désir du bien particulier dont l’individu veut avoir l’usage puisse toujours s’exprimer indépendamment de son assignation comme besoin par la propagande marchande – ainsi que cela se fait lorsque l’on commande tel gâteau singulier au pâtissier pour telle fête. Mais cela veut dire qu’on a une relation humaine au fabricant dont on est assuré de reconnaître la compétence propre dans le bien vendu – ce qui est justement l’attachement à la valeur humaine du bien acheté. La promotion de la valeur d’usage en dehors de celle-ci ne peut être qu’un leurre, puisque la mercatocratie sait très bien faire la promotion de nouveaux usages pour en faire de nouveaux besoins. C’est ainsi qu’on a désormais « besoin » d’un nouveau smartphone, d’une nouvelle voiture, et, d’une manière générale, toujours besoin d’un nouveau bien à acheter.
Ce principe a donc des conséquences écologiques profondes qui métamorphosent notre rapport à l’environnement naturel :
– Du fait que ce bien prend place dans notre monde humain pour le consolider, il mérite un certain respect qui passe par son entretien, sa réparation, l’attention à sa longévité, et même sa conservation pour la mémoire – ce qu’on voit dans l’exposition des vieux outils, le culte des veilles automobiles, etc. Si c’est un bien destiné à être détruit par consommation – le pain de monsieur Untel, ou le bouquet de fleur commandé pour tel événement – il sera conservé au moins en mémoire, si ce n’est en photographie, et en cela sera quand même un apport à la culture.
– Il y a un moment de contemplation du bien fabriqué qui exclut l’activisme commun de la production en régime de mercatocratie (l’activisme est le fait que l’activité de production est constamment reconduite, comme si l’achèvement d’un produit était sans signification humaine). Cette contemplation s’impose aussi bien du côté du fabricant que du consommateur : « C’est le pain de monsieur Untel », et l’on prend le temps de le regarder avant de le couper.
– Du côté du fabricant se développe une connaissance fine de la nature du point de vue des éléments qui entrent dans la composition du bien de telle sorte qu’il y a un respect et un ménagement concernant la part de l’environnement naturel transformé de façon à préserver toutes ses qualités dont il tire parti pour son produit. On ne peut plus être dans l’instrumentalisation aveugle de la nature pour faire du chiffre (que ce soit en quintaux de blé, en millions de smartphones, en hectares exploités, et revenus escomptés).
Cette manière de produire et d’acheter en investissant la valeur humaine du produit n’exclut pas l’usage de techniques pour produire, et même la stimulation d’un progrès technique. Mais si l’on prend garde que la contribution technique est partie prenante de la valeur humaine du produit, on comprend que les techniques employées ne sauraient être en elles-mêmes nocives pour l’humanité – il n’y aura pas d’industrie nucléaire dans le monde d’après, et d’ailleurs il n’y aura pas un besoin insatiable d’énergie artificielle. Le progrès technique s’est massivement fourvoyé dans des directions qui se révèlent humainement des impasses – et il faut penser autant à la propension au gigantisme qu’au contrôle de l’intime du vivant (le génome). Il y a mille autres voies du progrès technique à explorer qui valoriseraient notre humanité.
Nous ne condamnerons même pas la production industrielle en tant que telle qui peut être humainement intéressante lorsqu’il s’agit de libérer du temps dans la production de petits objets à usage quotidien en nombre et dont la standardisation est la condition de l’utilité (allumettes, épingles, clous, etc.)
Nous n’ignorons pas que notre démarche pourrait être contestée en vertu d’un diagnostic malthusien. La priorité d’un rapport de besoin aux biens est objectivement inscrite dans notre situation actuelle du fait du problème démographique : durant les 70 dernières années la population mondiale a été multipliée par 3 ! Comment ne pas éviter de produire massivement pour répondre aux besoins ?
Il faut cependant avoir conscience que dans l’histoire humaine – au-delà des ponctions ordinaires liées aux guerres, épidémies, disettes, maladies, mortalité infantile– la population humaine a toujours été délibérément régulée[5] de façon à mieux s’ajuster aux ressources. C’est ainsi que les sociétés ont pu pratiquer l’allaitement prolongé, la séparation des conjoints (pêcheurs, bergers), les tabous sexuels, l’interdiction de remariage des veuves, la pratique du coït interrompu, la limitation des mariages, etc. L’amorçage d’une évolution exponentielle de la démographie à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle a correspondu à l’abandon de ces pratiques, effectivement fort contraignantes. Certes, la limitation volontaire des naissances aura toujours une dimension de contrainte, mais nous pouvons aujourd’hui disposer de moyens techniques qui peuvent grandement la minimiser.
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Le monde à venir considérera que les principes de l’économie marchande (toujours présente et nécessaire, bien sûr) viennent après le principe d’une vie en conformité avec notre nature humaine.
En termes de valeurs, cela signifie simplement que le meilleur sens que l'on puisse donner à son passage sur Terre, et la meilleure option pour avancer vers l’avenir avec confiance, est de vivre le plus humainement possible.
Cela signifie avoir le soin de respecter la valeur humaine dont les biens que nous utilisons sont dépositaires, cela signifie avoir le soin de respecter autrui qui nous permet de bénéficier du bien même si nous l’avons payé, cela signifie avoir le soin de respecter autrui dans ce que nous fabriquons pour lui, même si nous lui vendons.
Vivre en conformité avec notre nature humaine signifie finalement respecter notre environnement naturel par gratitude pour ses qualités qui nous permettent de réaliser ces biens, ce qui est la manière toute positive de ménager leur pérennité.
Ce retournement dans la hiérarchisation des valeurs – les valeurs d'humanité prioritaires par rapport aux valeurs marchandes – ne nous est-il pas, quelque part, familier ? « Quelque part », c'est-à-dire dans cette mémoire populaire qui reste sédimentée en chacun de nous, qui a inspiré les innombrables petites règles pratiques pour ménager l'humanité des rapports avec autrui et avec la nature, et qui a opposé une obstinée résistance à domination cynique de la valeur d'échange.
Cet humanisme populaire spontané – ce qu'Orwell appelait la « bienséance commune » (common decency) – pourrait assez aisément réapparaître au grand jour. C'est là que subsiste notre espoir.
Le monde d'après sera humain, enfin !... Ou ne sera pas.
[1] Il ne faudrait pas oublier ce qui risque d'exploser sur le territoire français du fait de la dilution de la culture de la sécurité dans l’industrie nucléaire, due au recours de plus en plus ample à la sous-traitance.
[2] Cette idée est établie dans notre Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ?, ALÉAS, 2010, chap. 10 : La passion comme mode besogneux du désir.
[3] Voir à ce propos notre Comme une consécration de l’excès
[4] Elle s’escamote dans la récurrence des tâches de la vie quotidienne, comme dans les biens très habituels qui se traitent en grande quantités – allumettes, épingles, clous, etc.
[5] J-C Chesnais, La démographie, « Que sais-je ? », 2002.