L'homme horizontal

Jacques Dufresne

Article tiré de la revue Critère, normalité et maturité, No 9, Montréal 1973, p. 13-24

L'humanité n'est plus une pyramide... On regardait naguère de bas en haut. On regarde maintenant de gauche à droite. Par suite, on ne voit plus de la même manière et on ne voit plus la même chose. Une difficile accommo­dation s'impose. L'oeil habitué à la verticalité doit s'adap­ter à l'horizontalité. Plus qu'une crise, il y a une éclipse des valeurs. Entendons par là que le choix n'est pas entre deux systèmes de valeurs opposées, comme l'était par exemple, en art, le gothique et le roman, mais entre des valeurs, quelles qu'elles soient, et autre chose.

Cette évolution générale des esprits a entraîné un chan­gement de perspective qui a rendu désuètes les querelles entre les écoles philosophiques, religieuses ou littéraires. Face aux «autres», c'est-à-dire face à ceux qui refusent la valeur en tant que symbole de verticalité, l'aristotélicien et le kantien, le catholique et le protestant, le romantique et le classique se sentent solidaires, car ce ne sont plus les doctrines particulières qui sont menacées, mais ce qui constitue leur commun dénominateur: la croyance dans la possibilité d'établir une hiérarchie de valeurs qui soient objectives tout en appartenant à une autre dimension que les faits.

Il faut se situer dans ce contexte pour parler de la matu­rité et de la normalité avec les termes et les accents qui conviennent. Comment s'opère le passage de la verticalité à l’horizontalité ? Après Chateaubriand, après Nietzsche, après Dostoïevsky et le meurtre du père, il n'y a plus rien d'essentiel à dire sur cette question. Les confirmations significatives n'ont cessé toutefois de s'accumuler. Dans tous les domaines. Et il est fort instructif de les passer en revue.

Ségrégation des âges

Les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle commen­cent par ces mots de reconnaissance:

De mon grand-père Vérus: sa bonté et son humeur toujours égale.

De mon bisaieül: n'avoir pas fréquenté les écoles publiques mais avoir bénéficié de bons maîtres à domicile.

C'est ainsi que les hommes étaient formés. La vérité passait par les vieillards et suivait la lignée. Pour l'aperce­voir, il fallait regarder vers le haut, à la verticale. Est-il besoin de dire qu'il n'en va plus de même? De plus en plus, ce sont les jeunes qui éduquent les vieux. Le père et le vieillard sont objets de pitié. Chez les anglo-saxons, on les console en les appelant «senior citizens», que nous pourrions traduire librement par citoyens honoraires.

Et le songe était tel que Booz vit un chêne

Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu.

Une race y montait comme une longue chaîne Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Victor Hugo devrait trouver d'autres métaphores pour parler des familles d'aujourd'hui, que ce soit des familles de sang ou des familles d'esprit. La ligne est brisée. A chaque extrémité de l'échelle des âges, les hommes sont regroupés en troupeaux que l'on parque dans des réserves appropriées: hospices pour les vieillards, écoles pour les enfants. Entre ces deux groupes, aucun lien organique. Par la force des choses, les vieillards perdent peu à peu l'habitude de regarder vers le bas, les jeunes celle de regarder vers le haut. Il leur faut regarder à droite et à gauche. L'idéal devient: dialoguer, s'assimiler à ses sem­blables. Le super ego disparaîtra bientôt devant l'alter ego.

A droite et à gauche toutefois, on ne trouve pas ce qu'on avait l'habitude de trouver en haut. En conséquence, les problèmes se multiplient. Pour la jeune femme de l'ancien­ne société, par exemple, mettre un enfant au monde et l'élever était une chose simple, la mère et la grand-mère étant des exemples omniprésents. Aujourd'hui, c'est un problème. Les voisines ne sont d'aucun secours parce qu'elles sont elles aussi coupées des archétypes de leur race et de leur lignée. Tout est problème. Le problème est une nécessité dans un monde sans pères. Ce qui était donné par le père sous forme de réponses est présenté par les frères sous forme de questions.

L'écran d'information

Dans le domaine de l'éducation, la ligne verticale s'éten­dait de la préhistoire au temps actuel. Depuis quelques décennies, les changements se multiplient et vont toujours dans le sens de l'horizontalité. Le grec a disparu, puis le latin, puis l'histoire de l'antiquité, puis l'histoire de l'Eu­rope, puis le classicisme, puis le romantisme ... On salue encore Molière au passage, mais ce sont surtout les auteurs de la dernière nouvelle vague qui retiennent l'attention. Ce n'est plus le puits qui est le symbole adéquat de la connaissance, mais le téléviseur en tant que transmetteur des images de l'actualité. Des personnes cultivées, selon les critères actuels, on ne devrait plus dire qu'elles sont des puits de science, mais des écrans d'information.

L'édifice de la tradition, en s'affaissant, a écrasé le maî­tre. Il ne sait plus très bien ni ce qu'il est ni ce qu'il fait. S'il continue à faire le maître, il a l'impression de se fossiliser. S'il se fait camarade parmi les camarades, il se sent inutile. Il est donc oblique, ne pouvant être ni vertical, ni horizontal.

Le prêtre oblique

Oblique aussi est le prêtre. Lui-même n'est plus en bas. Son dieu n'est plus en haut. Les métaphores de la verticali­té ont disparu de la religion. On ne parle plus du ciel ni de l'enfer. Et lorsqu'il faut parler de Dieu, on fait en sorte qu'il ne se distingue pas trop nettement de l'homme. Si Dieu redevenait transcendant, on dresserait bientôt une échelle pour aller jusqu'à lui et, de nouveau, il faudrait renoncer au vieux rêve d'horizontalité.

Il semble que la religion a elle aussi sa loi des trois états. Elle était une métaphysique, les flèches des cathé­drales en témoignent. Elle est devenue une morale; la Réforme et le XIXe siècle en attestent. Elle est maintenant une psychologie teintée de sentimentalisme. L'homme re­ligieux «à jour» est celui qui comprend tout, qui pardonne tout, qui bénit tout. Excusons notre prochain comme nous-mêmes pour la plus grande paix de l'humanité. Telle est sa façon de prier. Ne jugeons pas de peur d'être jugés!

L'isarchie

Le jugement de valeur est le crime par excellence, le péché contre la lumière horizontale. Dans le mot hiérar­chie, il y a le mot hiéros, qui veut dire sacré. La chose est donc à rejeter. On est à l'époque de l'isarchie (de isos, semblable, égal). Dans ce paradis de l'égal, nul individu n'est habilité à juger. Qui distingue se distingue. Or, il n'est pas bon de se distinguer. D'ailleurs, qui peut, sans illu­sions, sans mensonges et sans prétentions, se prononcer avec quelque vérité sur des questions comme la beauté, l'intégrité, l'authenticité? Soyons indifférents!

Les médias favorisent cet état de choses. La télévision plus particulièrement. Tout semble y être conçu de telle sorte qu'il soit à peu près impossible pour le spectateur d'établir une hiérarchie. La chanteuse la plus sublime peut passer sur l'écran entre «Papa a raison» et «Maman aussi». Comme si on servait une coupe de Champagne entre un «coke» et un «pepsi». A peu près rien dans la programmation ne met les choses de valeur en relief; rien non plus dans l'attitude du spectateur. Devant la grande cantatrice ou devant les énergumènes chantants, devant l'authentique poète ou devant le chanteur hystéri­que, le téléspectateur demeure assis dans le même fauteuil, à exercer de la même manière les mêmes fonctions de ruminant. Puisque personne ne le voit, il peut tout se permettre. Et il se permet tout. Il y a là quelque chose d'essentiellement vulgaire: le téléspectateur, c'est l'homme tel qu'il est lorsqu'il peut se laisser aller impunément.

En présence d'un grand musicien, pendant un récital, nul n'oserait étaler son laisser-aller intime. La présence en impose, surtout quand il y a des observateurs. Réduite à l'état d'image, aucune grandeur ne semble mériter de considération particulière  Devant l'image, on ne fait pas de cérémonies.

Les cérémonies — voir Les Lois de Platon — étaient destinées à mettre des valeurs en relief, à faire pénétrer des hiérarchies jusque dans le corps; il faut considérer leur disparition, devant les images d'abord et, par voie de conséquence, devant les êtres et les choses, comme un phénomène indissolublement lié à l'horizontalité.

L'homme étalé

Il serait bien étonnant que l'omniprésente horizontalité laisse intacte la structure verticale de l'homme. De fait, on peut noter, à plusieurs indices, que l'homme étagé est progressivement remplacé par l'homme étalé. L'un de ces indices est la propension d'un nombre croissant d'indivi­dus à raconter leur vie au premier venu. De toutes les valeurs verticales, la pudeur est sans doute celle qui a eu le plus mauvais sort. Comme si la conscience était sur le point de devenir une bande magnétoscopique.

Le modèle freudien lui-même devrait, avec le temps, s'avérer de plus en plus inadéquat et inefficace. Parce qu'elles tolèrent encore un haut et un bas, voire même une certaine profondeur, les métaphores freudiennes sont en effet incompatibles avec l'univers horizontal. On ne devrait pas tarder à les rejeter en raison de leur caractère rétro­grade. Deleuze a d'ailleurs déjà commencé à le faire.

Maturité et Normalité

C'est sans doute ce passage à l'horizontalité qui explique pourquoi la notion de maturité suscite actuellement si peu d'intérêt. L'idée de maturité, comme l'idée équivalente d'équilibre, est l'idée verticale par excellence, aussi bien à cause de son caractère normatif qu'à cause de la place qu'elle occupe dans la tradition. Désirer la maturité, c'est s'inspirer d'un modèle qu'on ne peut trouver qu'en regar­dant vers le haut. L'homme mûr, c'est celui qui justifie l'existence, que l'on peut contempler, qui peut servir de modèle. Il n'y a aucune ambiguïté.

L'idée de normalité, au contraire, est, à première vue du moins, horizontale. «C'est normal» signifie dans le lan­gage courant: c'est conforme à ce qu'on est en droit d'at­tendre de l'homme moyen. Il faut toutefois faire une réserve: on ne dit pas d'un comportement héroïque qu'il est anormal. Il s'agit bien là d'un écart par rapport à la moyenne, mais d'un écart vers le haut; or seul l'écart vers le bas est considéré comme anormal.

La verticalité se trouve réintroduite par là. De fait, la notion de normalité, telle qu'elle apparaît dans le langage courant, est oblique, ambiguë et, à la limite, inintelligible. Pour la rendre claire, il faudrait redessiner une pyramide, montrer comment la qualité exceptionnelle, le comporte­ment héroïque, qui occupent le sommet, doivent prendre racine dans des qualités et des comportements inférieurs, mais de même signe, positif, qui, par dégradés successifs, s'élargissent jusqu'à la base. La base ainsi définie pourrait indifféremment coïncider ou ne pas coïncider avec la moyenne. Selon qu'il y aurait ou non coïncidence, une société donnée pourrait être dite saine ou malsaine.

Symétrique par rapport à la pyramide de signe positif, il faudrait imaginer une pyramide de signe négatif et faire à son propos le même commentaire, la folie ou la perver­sion extrême constituant cette fois le sommet. Ainsi il n'y aurait plus confusion du vertical et de l'horizontal, mais intégration du second par le premier.

Rien toutefois n'est plus étranger aux préoccupations des hommes actuels qu'une telle intégration. La confusion de l'horizontal et du vertical, du fait et de la valeur, du nécessaire et du bien, est peut-être la caractéristique pre­mière de notre civilisation. «Tout le monde le fait, fais-le donc.» «75% des Américains disent oui à l'avortement.» «Elvis Prestley a vendu son billionième disque.» «161,000 Montréalais fument des Peter Jackson.» Les médias dif­fusent constamment des messages de ce genre. L'homme de la rue conclut invariablement: «Effectivement, puisque tout le monde le fait, ce ne doit pas être si mal qu'on le dit». Voilà comment, du fait à la valeur, le glissement s'opère: par l'intermédiaire du grand nombre. Le grand nombre s'idolâtre lui-même. Le gros animal est devenu narcissique. L'appel à l'autorité du troupeau est devenu le sophisme le plus répandu et le plus efficace.

A la réflexion, la chose est assez étonnante. En raison du prestige de la science et de la nécessaire spécialisation, l'opinion d'un quelconque individu ne compte pour rien en droit sinon en fait. Or, il suffit, semble-t-il, que cette opinion soit portée à la nième puissance pour qu'elle prenne valeur de norme ou de critère. Il doit y avoir der­rière tout cela un puissant thaumaturge: il opère une multiplication des pains qui est en même temps une mu­tation.

La supercherie est si manifeste qu'on voudrait croire que seul l'homme de la rue en est dupe. Il n'en est rien. L'exemple de la duperie vient de haut ou de loin. De Durkeim en personne, le fondateur de la sociologie scientifi­que.1 Durkeim identifie d'abord la norme à la moyenne, mais, constatant qu'une telle réduction peut avoir des conséquences aberrantes, comme par exemple l'obligation de considérer un comportement comme positif simple­ment parce qu'il est majoritaire, il corrige ensuite son tir en distinguant la normalité apparente de la normalité réelle

Apparence, réalité. Il s'agit là d'une métaphysique em­bryonnaire. Si une telle métaphysique avait été dévelop­pée, on aurait vu apparaître une pyramide semblable à celle que nous avons dessinée à grands traits il y a un instant. De la réalité pure située au sommet on aurait atteint par dégradés successifs la réalité mêlée d'apparence qui constitue la base. Il y aurait eu là de quoi réjouir Platon lui-même. Mais Durkeim avait pris un autre parti.

On peut repérer quatre formes de solutions possibles au problème de la normalité. Celle de Durkeim est l'une d'elles.

a) Je peux croire que l'objectivité, c'est la subjectivité des meilleurs et miser ensuite, pour que la vérité paraisse, sur l'idée que chaque être humain possède, bien qu'à des degrés divers et largement dépendants des conditions exté­rieures, la faculté de reconnaître les meilleurs représen­tants de son espèce, de s'identifier à eux et de les croire sur parole. La solution religieuse appartient à ce premier genre. Inconvénient majeur: la foi aveugle sert le plus souvent les intérêts des imposteurs.

b)      Je peux croire, à la façon de Platon, Aristote, Des­cartes ou Kant, qu'un usage rigoureux de la raison, «qui est la chose du monde la mieux partagée», permet, soit de retrouver ou de reconnaître le modèle idéal, soit de le déduire ou de le construire. Question: si la raison est si bien partagée qu'on le dit, comment se fait-il que les hommes aient tant de difficulté à se mettre d'accord sur les valeurs? Problème: la liberté, le mal.

C) Je peux croire, à la façon de Durkeim, et des prin­cipaux représentants des sciences humaines, que l'autorité réelle et effective en matière de valeur appartient aux faits, non aux hommes, et qu'elle se manifeste à travers les moyennes. Difficulté: ou bien je prétends pouvoir laisser parler les faits sans les interpréter et alors je dois me résigner à accepter l'uniformité pour idéal, ou bien je crois l'interprétation nécessaire et alors, de nouveau, de deux choses l'une: j'accepte que mon interprétation soit gratuite et arbitraire, ce qui équivaut à recourir à la solu­tion du premier genre, car qui me croira sinon ceux qui ont une foi aveugle en moi, ou j'accepte de justifier jus­qu'au bout mon interprétation et alors je dois recourir à la solution du deuxième genre
.

d) Je peux, comme Sartre, et après lui beaucoup d'existentialistes, me croire doué d'une liberté absolue grâce à laquelle il me serait possible, en créant mes pro­pres valeurs, d'échapper à la fois aux dangers de la verti­calité et à ceux de l'horizontalité, à l'enfer de l'autre et à l'enfer des autres. L'originalité de cette solution, c'est qu'elle promet de nous éviter d'aller de Charybde en Scylla, c'est-à-dire du super ego à l'alter ego, de la con­trainte exercée par la figure paternelle à la contrainte exercée par le grand nombre. Ne regardez ni en haut, ni en bas, ni à gauche, ni à droite, regardez en vous-même, dit l'existentialiste. Soyez authentique. Normalité devient: accord avec soi-même permettant de «fonctionner».

L'inconvénient de cette liberté entourée de néant, c'est qu'elle est trop séduisante pour être vraie, c'est qu'elle tombe sous les coups d'un vieux proverbe que l'on pour­rait paraphraser ainsi: chassez les déterminations et elles reviennent déguisées.

C'est quand même cette dernière solution qui a le plus d'adeptes. Le progrès a voulu que les créateurs de valeurs courent désormais les rues. Ce mot créateur, qui il n'y a pas si longtemps était réservé à Dieu ou aux démiurges est maintenant le sobriquet des Dupont et des Smith. La planète est peuplée d'une multitude de petits demi-dieux qui entendent refaire le monde à leur manière et qui, du bout de leur spontanéité indéterminée et anonyme, ne cessent de décréter: chacun sa vérité, chacun sa beauté, chacun sa normalité.

Affligeante illustration de cette mentalité: les «hot Lines», ces émissions destinées à vous dégoûter à jamais et de la «pensée personnelle» et de l'opinion publique. On retrouve d'ailleurs là un autre élément du syndrome de l'horizontalité qui mérite d'être observé de très près.

Les pianoteurs sans clavier

Le culte de l'originalité et de la créativité, l'invention de la liberté absolue, toutes ces affirmations de soi témoi­gnent d'un effort ultime pour échapper à l'anonymat, à la normalisation de l'existence. L'inquiétude qui suscite cet effort est ressentie, sinon réfléchie, aussi bien par l'homme de la rue que par le philosophe. Il en résulte un engouement général pour la «personnalisation».

Mais dans tout cela on méconnaît une chose essentielle, on oublie que la création se mesure plus aux règles maîtri­sées et aux obstacles surmontés qu'aux rêves colorés du prétendu créateur. Je peux pianoter indéfiniment dans l'air libre et trouver une profonde satisfaction dans cette improvisation absolue. Mais je déchante, c'est le cas de le dire, sitôt qu'on m'offre de mettre un clavier sous mes doigts intrépides. Qui peut nier que parmi les adeptes de la créativité, il y ait surtout des pianoteurs sans clavier. Il en a toujours été ainsi dans une certaine mesure, mais notre civilisation a dépassé la mesure en cela comme dans le reste. Finalement, sous le couvert de la création person­nelle, c'est surtout l'anonymat qui se répand. «Voyez ces êtres qui essaient de se rendre originaux avec ce qu'ils ont de plus indéterminé.»

Il s'agit d'échapper à la platitude, mais surtout par le rêve, de compléter par soi-même l'oeuvre bienfaisante de la télévision. Il s'agit de faire comme si, comme s'il y avait un clavier. Racontez à un apprenti écrivain comment Valéry et Proust ont fait leurs gammes; en retour vous aurez sûrement droit à une violente diatribe contre les concep­tions aliénantes de la création artistique, le but de cette diatribe étant, il va de soi, de mettre en valeur ce que Hugo aurait sans doute appelé la spontanéité agressive de la paresse.

Le culte de la créativité, le recours plus ou moins réflé­chi à la liberté absolue est donc une réaction à l'horizon­talité qui est elle-même un signe et un facteur d'horizon­talité. Il nous fournirait la preuve, s'il en fallait une, que la liberté n'est pas entourée de néant, que l'homme n'est pas une île, que, naturellement, tout tombe en lui, tout s'apla­tit, que sa vie, selon le mot de Valéry, est la «chute d'un corps» et que, par suite, c'est seulement en s'inscrivant dans la dimension verticale qu'il peut échapper aux mé­faits de l'horizontalité.

En disant cela, nous n'inventons rien. Nous revenons simplement à Platon, qui distinguait un modèle positif, transcendant, et un modèle négatif, conforme aux désirs de la multitude. Nous rappelons qu'il faut choisir entre ces deux modèles. Nous pourrions ajouter que notre seule réalité c'est la contradiction inscrite en nous à demeure par la nécessité de refaire ce choix à chaque instant.

Le problème se réduit à ce qui suit. D'une part, parce que son prestige a coïncidé avec les intérêts de certains groupes, mais aussi parce que, étant signe de contradic­tion, il est aussi signe de souffrance et de déchirement, choses incompatibles avec le confort, le modèle transcen­dant est généralement considéré comme oppressif et alié­nant. D'autre part, bien qu'il subsiste des inégalités, sur­tout sur le plan des revenus, dont certains pensent qu'elles tardent désespérément à disparaître, la tendance est à l'horizontalité, la multitude impose de plus en plus sa loi et ses goûts.

Ainsi, nous n'aurions guère le choix qu'entre l'aliénation et le conformisme, l'oppression et l'uniformité, l'abnéga­tion et l'anonymat. Perspective d'autant plus sombre qu'elle semble coïncider avec la thèse de Schopenhauer selon laquelle nous serions condamnés à osciller entre la misère et l'ennui.

Seule issue: rétablir la dimension verticale dans sa pureté, c'est-à-dire en faisant en sorte qu'elle respecte et fonde les exigences d'authenticité et qu'elle ne soit pas liée aux intérêts de groupes particuliers. Condition sine qua non: réapprendre à admirer, car toute verticalité, toute valeur, suppose, en dernière analyse, l'admiration, c'est-à-dire l'enthousiasme lucide. Pour reprendre un thè­me cher à Dostoïevsky, à Nietzsche et à Péguy, on pourrait dire que la différence entre un peuple et une masse, c'est que le peuple a des valeurs, étant traversé par un courant d'admiration authentique pour des êtres supérieurs, des héros, des génies ou des saints, tandis que la masse n'a que des réflexes, étant minée jusqu'à l'impuissance par le ressentiment.

Au regard pressé ou indifférent, à l'esprit exclusivement, «aigrement», maladivement critique, la réalité ne révèle jamais les hiérarchies secrètes qui font son intérêt et son charme. Tout est terne pour l'oeil terne. Seul l'oeil attentif et fervent peut forcer la porte des choses.

Pour le voyageur distrait, tous les éléments d'un paysage donné s'équivalent, mais pour le promeneur contemplatif, la colline la plus insignifiante a son caractère, sa dimen­sion propre par rapport aux autres éléments; elle fait partie d'un ensemble qui a une hauteur et une profondeur, un sommet et une base, et dont les éléments se distribuent non comme les pavés de la rue, mais comme les pierres de la pyramide.

L'admiration est du côté de la vie. C'est la mort qui confond toute chose et tout le monde. La vie est verticale, la mort est horizontale.

 

Note

.

1 - Durkeim, Emile, Les règles de la méthode sociologique. Paris. P.U.F. 1963.

Si l'on convient de nommer type moyen l'être schématique que l'on constituerait en rassemblant en un même tout, en une sorte d'individualité abstraite, les caractères les plus fréquents dans l'espèce avec leurs formes les plus fréquen­tes, on pourra dire que le type normal se confond avec le type moyen, et que tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide (p. 56).

 Pour bien comprendre ce passage, il faut savoir que Durkeim ne cherche pas à découvrir les critères du normal uniquement pour savoir ce qui se passe dans les faits, mais aussi pour donner un sens à l'action et améliorer la société. Il écrit à ce propos:

 Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifi­quement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux, la science sera en état d'éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode (p. 49).

 Mais comment améliorer la société dans de telles conditions. La réduction de la norme à la moyenne nae confine-t-elle pas au con­formisme absolu, ne fait-elle pas de l'uniformité le seul critère logiquement admissible? Durkeim a vu, bien sûr, cette difficulté. Il l'a contournée d'une façon assez élégante, en faisant intervenir le passé, en se resituant dans une perspective verticale. Il serait impossible de ramener à des propos plus simples et plus clairs ce qu'il a lui-même écrit sur la question.

Un fait peut aussi persister dans toute l'étendue d'une espèce, tout en ne répondant plus aux exigences de la situa­tion. Il n'a donc plus, alors, que les apparences de la nor­malité; car la généralité qu'il présente n'est plus qu'une étiquette menteuse, puisque, ne se maintenant que par la force aveugle de l'habitude, elle n'est plus l'indice que le phénomène observé est étroitement lié aux conditions gé­nérales de l'existence collective, (p. 60)

 Le normal, synonyme de moyenne, demeure donc identique au normatif; la seule condition, c'est qu'il soit autre chose qu'une apparence. Quel est maintenant le critère qui permet de dire qu'une chose est réelle ou apparente? Selon Durkeim, et pour les besoin de la thèse qu'il soutient, ce critère est l'adéquation entre un phénomène donné et les conditions générales de l'existence collective. Il donne l'exemple suivant:

Par exemple, pour savoir si l'état économique actuel des peuples européens, avec l'absence d'organisation qui en est la caractéristique, est normal ou non, on cherchera ce qui, dans le passé, y a donné naissance. Si ces conditions sont encore celles où sont actuellement placées ces sociétés, c'est que cette situation est normale en dépit des protes­tations qu'elle soulève. Mais s'il se trouve, au contraire, qu'elle est liée à cette vieille structure sociale que nous avons qualifiée ailleurs de segmentaire et qui, après avoir été l'ossature essentielle des sociétés, va de plus en plus en s'effaçant, on devra conclure qu'elle constitue présentement un état morbide, quelque universelle qu'elle soit. (p. 61).


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